Dictionnaire de l'économie 2000Éd. 2000
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Mondialisation (suite)

La mondialisation est-elle un mythe ?

Le processus de mondialisation a-t-il commencé avec la civilisation ? Pendant l'Antiquité et à l'époque des foires médiévales, les échanges commerciaux se réalisaient quasi librement et les métaux précieux équivalaient à une monnaie commune. Au Moyen Âge, le latin était une langue savante et administrative qui permettait à la pensée et au droit de circuler partout. La main-d'œuvre s'affranchissait aisément des frontières. L'économie-monde (Fernand Braudel) s'affirme au xve siècle avec les grandes découvertes. Même au début du xxe siècle, le processus de mondialisation apparaissait, à certains égards, plus avancé qu'aujourd'hui. Les historiens économiques, comme Angus Maddison, ont mis en évidence le fait que les pays de l'Europe occidentale n'ont retrouvé que dans les années 1980 leur taux d'ouverture (échanges commerciaux/PNB) d'avant 1914. Sur ce critère, le Japon est aujourd'hui moins ouvert qu'il ne l'était au début du siècle ! Dans certains domaines, la mondialisation a plutôt régressé. Le stock d'investissements directs détenus à l'étranger par les pays européens est plus faible, relativement au PNB, qu'au début du siècle. Les États contrôlent davantage les flux migratoires que dans les époques antérieures. L'expansion des flux commerciaux et, dans certains cas, des investissements directs peut d'ailleurs être interprétée comme un substitut à la libre circulation du travail. L'ALENA, accord commercial entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, n'avait-il pas pour fonction de fixer les travailleurs mexicains au-delà du Rio Grande ? Certains secteurs restent à l'abri de la mondialisation. L'agriculture est aujourd'hui moins ouverte qu'au xixe siècle et, dans ce secteur, la part de la production qui fait l'objet d'échanges est très faible. Les industries d'armement restent exemptées des mesures de libéralisation.

L'accélération du processus de mon- dialisation est donc, en partie, une illusion d'optique. Dans une perspective historique longue, c'est moins la mondialisation qui apparaît exceptionnelle que certains « accidents » historiques du xxe siècle. Le plus important est la régression spectaculaire de la mondialisation entre 1914 et 1945. Le processus a certes été réamorcé à la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais sous la tutelle très stricte des États et des organisations internationales. Il laissait de côté les monnaies arrimées à une parité fixe par rapport au dollar et les mouvements financiers restaient sévèrement contrôlés. Il n'associait ni les pays socialistes ni la plupart des pays en développement. La concurrence du communisme avait d'ailleurs poussé les pays capitalistes à renforcer les prérogatives économiques des États (développement du secteur public, interventions sur les prix, mise en place d'un État providence), ce qui imposait des limites à la mondialisation. Le processus ne sera donc véritablement relancé que dans les années 1970 avec la libéralisation financière, la généralisation du flottement des monnaies et la déréglementation. Mais, si la mondialisation a rattrapé et, sans doute, aujourd'hui dépassé le niveau déjà atteint au début du siècle, va-t-elle continuer à s'accélérer et jusqu'où ?

Quoi de neuf dans la mondialisation ?

Si la mondialisation n'est pas un phénomène nouveau, surtout pour les pays européens, voire pour certains pays asiatiques, elle apparaît inédite pour un certain nombre de pays : les pays en développement, notamment de l'Amérique latine, mais aussi et surtout la puissance devenue dominante au xxe siècle : les États-Unis. Dans ce pays, l'ouverture au commerce extérieur et les investissements directs à l'étranger ne progressent réellement qu'à partir des années 1960 et 1970.

Par ailleurs, l'accélération de la mondialisation depuis vingt ans est d'abord due à la dilatation de la sphère financière, conséquence d'une libéralisation qui a provoqué une forte expansion des mouvements de capitaux : investissements directs, investissements de portefeuille, transactions sur les marchés des changes. Si, dans les années 1980-1990, le commerce international a augmenté environ deux fois plus vite que le PNB mondial, l'investissement direct des firmes multinationales et les prêts bancaires ont augmenté encore plus vite. Mais les évolutions les plus spectaculaires ont été constatées sur les marchés des changes et les marchés financiers, où les volumes traités ont augmenté 8 à 10 fois plus vite. La libéralisation financière a rendu possible le recyclage des pétrodollars dans les années 1970, le financement des déséquilibres des balances des paiements et des déficits budgétaires. Si la mondialisation financière a permis aux inves-tisseurs privés de diversifier leurs portefeuilles et d'accéder à de nouvelles opportunités de gains liés à la spéculation, les gouvernements ont pu financer leurs déficits en puisant dans l'épargne mondiale plutôt que dans la seule épargne nationale. De ce point de vue, la mondialisation a donné immédiatement aux firmes et aux États des marges de manœuvre nouvelles même si, aujourd'hui, ils sont tenus de conformer leurs objectifs aux normes des marchés financiers. Les firmes et les États sont en concurrence pour attirer l'épargne mondiale.

Une autre caractéristique de la phase actuelle de mondialisation est qu'elle accompagne une nouvelle révolution industrielle, fondée sur le développement de techniques et de produits nouveaux qui, comme Internet, favorisent eux-mêmes la mondialisation en réduisant l'obstacle de la distance. Davantage, peut-être, que les précédentes révolutions industrielles, fondées sur l'énergie, la sidérurgie, l'automobile, les industries de la communication au sens large, de l'audiovisuel aux logiciels, exigent l'accélération de la mondialisation pour se développer. La mondialisation tend donc à s'autoentretenir.

La mondialisation conduit-elle à l'uniformisation ?

La mondialisation est un processus qui n'a pas éliminé la hiérarchie des nations. Les grands pays conservent un pouvoir d'intervention relativement autonome même si celui-ci transite par le marché. Les États-Unis continuent à bénéficier du statut privilégié du dollar, et les marchés financiers réagissent différemment à un déficit de la balance des paiements courants américains et à un déficit thaïlandais. Ils bénéficient de pouvoirs de négociation plus importants. Les « grands » pays disposent d'un pouvoir de menaces et de représailles inaccessible aux petits pays. La mondialisation n'est-elle pas alors une autre façon de rendre compte d'un processus d'uniformisation qui verrait le ralliement de l'en- semble du monde au système de valeurs de la puissance dominante, les États-Unis ? La défense de la langue, l'exception culturelle et peut-être, demain, l'exception alimentaire ne seraient-elles pas une forme de résistance à ce nouvel impérialisme ?Ces inquiétudes rendent certainement compte d'une part de la vérité : Titanic est le plus grand succès cinématographique de tous les temps, McDonald's ouvre dans le monde plusieurs restaurants par jour, l'anglais s'impose progressivement comme une langue véhiculaire exclusive, les normes techniques sont fixées par Intel et Microsoft, et les marchés –notamment, les marchés financiers – tendent à sanctionner les pays qui s'écarteraient des normes imposées par les fonds d'investissement anglo-saxons.Pourtant, cette homogénéisation atteint rapidement ses limites. Elle se heurte à la préférence des individus pour la différence. Le Big Mac n'expulse pas la quiche lorraine, la pizza napolitaine ni le riz cantonais, que la mondialisation tend à rendre accessibles partout. Celle-ci permet alors aux spécificités locales de mieux défendre leur particularité. C'est parce qu'elle peut accéder au monde entier, et pas seulement à l'Espagne castillane, que la Catalogne s'offre aujourd'hui le luxe de revenir à une langue qui fut longtemps considérée comme condamnée. Et qui croit vraiment que McDonald's et Coca-Cola évinceront un jour le foie gras et le sauternes dans les réveillons de la Saint-Sylvestre ?

J. -M. S.

➙ Délocalisation, division internationale du travail, libre-échange