« La corruption détourne l'argent vers les plus riches, accroît le coût de toutes les activités, provoque de graves distorsions dans l'utilisation des ressources collectives et fait fuir les investissements étrangers », explique la Banque mondiale. La corruption a cessé d'être considérée comme une « huile dans les rouages » permettant aux pays pauvres d'accéder à un meilleur niveau de vie.
La corruption consiste à « faire de l'argent avec du pouvoir », selon l'expression d'un magistrat français. Elle apparaît dès lors qu'on sollicite ou qu'on propose une commission illicite ou un autre avantage indu affectant l'exercice normal d'une fonction. Elle concerne aussi bien le fait de donner une commission (corruption active) que celui d'en recevoir une (corruption passive). Enveloppes, dessous-de-table et bakchichs ne sont qu'une petite partie d'un vaste ensemble qui englobe aussi le trafic d'influence à haut niveau, la « vente » de décisions, la manipulation de règlements publics, le détournement des marchés...
On reconnaît désormais que le phénomène peut avoir une dimension meurtrière. Certaines catastrophes dites « naturelles » – comme les inondations en Chine pendant l'été 1998 ou le tremblement de terre en Turquie en août 1999 – auraient pu être mieux maîtrisées dans un contexte de transparence et d'intégrité : dans les deux cas, des fonctionnaires véreux n'ont pas fait respecter les règles élémentaires de la sécurité publique.
Universellement répandue dans les pays émergents et les pays en développement, la corruption permet l'enrichissement de quelques-uns au détriment du plus grand nombre. En Russie, il en coûte de 3 000 à 5 000 dollars pour être dispensé du service militaire. Les pots-de-vin peuvent absorber l'équivalent de 10 % des bénéfices annuels d'une entreprise dans les pays de l'Est, d'après la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), qui voit dans la généralisation de ces pratiques l'un des principaux obstacles au développement des pays de l'ex-bloc communiste.
Une prise de conscience de plus en plus forte du phénomène
Même si l'existence de contre-pouvoirs et de médias indépendants ylimite l'ampleur des dégâts, la corruption touche aussi les pays développés, où les partis politiques se finançaient encore à la fin du xxe siècle par des commissions sur les contrats de construction ou les commandes d'armements venues de l'étranger. En Italie, en France, au Japon et en Allemagne, des opérations « mains propres » spectaculaires ont eu lieu tout au long des années 1980, se soldant par la démission de dizaines de politiciens corrompus, la remise en question de pratiques jusqu'ici communément acquises, voire – comme en Italie – par la ruine de tout un système politique hérité de l'après-guerre.
En mars 1999, la démission collective (pour fraude, népotisme et mauvaise gestion) de la Commission européenne, dirigée par Jacques Santer, a illustré une profonde évolution des mœurs politiques dans les pays développés. Ceux-ci acceptent de moins en moins la confusion des intérêts, l'absence de contrôle politique et administratif… À l'inverse, l'impartialité de l'État, la transparence et la responsabilité dans la gestion des affaires publiques, en un mot la « bonne gouvernance », sont devenues des préoccupations prioritaires de la vie démocratique.
Une estimation difficile
Dans un monde bouleversé par les changements intervenus à la suite de la guerre froide, la corruption profite de l'effacement des frontières et brasse des capitaux énormes. Même si le caractère secret de la corruption rend impossible l'estimation de sa véritable ampleur et de son incidence sur les économies et les sociétés, les sommes en jeu sont importantes : une centaine de milliards de dollars sur la base théorique d'une « commission » de 5 % appliquée à l'ensemble des contrats conclus de par le monde. Des gains certes inférieurs à ceux qui sont tirés des autres sources d'« argent sale », mais qui justifient que les experts de l'ONU (division « préven-tion du crime et justice criminelle ») parlent d'un problème « à caractère systémique ».
Une approche étatiste et une approche libérale
Cette prise de conscience est liée à la montée en puissance du crime organisé à l'échelle internationale. Certains pensent que la corruption est encouragée par la montée en puissance du marché qui s'accompagne d'un recul du sens du bien public. « La dérégulation juridique et économique, depuis vingt ans, a changé les règles du jeu. La corruption est toujours forte dans ces périodes de changement, comme dans les années 1880-1890 ou les années 1930 en France », souligne Yves Mény, professeur à l'Institut universitaire européen de Florence et auteur de la Corruption de la République (Fayard, 1992). Comme l'a montré l'exemple de l'Indonésie sous Suharto, la corruption est reine dès lors qu'est méprisé l'État de droit et que se généralisent les « copinages » de tous ordres.
Une analyse rigoureusement inverse, d'inspiration libérale, consiste à présenter la corruption comme le résultat d'un État trop puissant qui finit par déresponsabiliser les acteurs et par favoriser la connivence entre responsables publics et dirigeants du privé. « La corruption peut survenir s'il existe une rente, due en général à la réglementation publique, et que des fonctionnaires ont tout loisir pour en répartir les bénéfices », analyse Paolo Mauro, économiste au FMI. « Tu me paies et je ferme un œil » : cette formule de base du « pacte de corruption » le plus classique se présente souvent dans les attributions de permis de construire, l'octroi d'autorisations pour l'extraction de ressources naturelles, le choix de tel ou tel bénéficiaire dans un contexte de contingentement d'importations ou de subventions industrielles…