Population (suite)
La discussion implique historiens, démographes et économistes. Alfred Sauvy, comme Keynes, dénonce la logique de stagnation du malthusianisme ; il tente de montrer qu'il n'y a pas de corrélation entre augmentation de la population et baisse du niveau de vie. Sur le plan historique, le « piège malthusien » pourrait mieux rendre compte de la situation de l'Ancien Régime que de celle de la révolution industrielle. La croissance de la population entamée après la Peste noire et la fin de la guerre de Cent Ans a fini par dépasser les possibilités de production agricole, entraînant un retour des famines et des épidémies et une rechute démographique à la fin du xviie siècle. Mais, déjà du temps de Malthus, le développement des manufactures apporte de nouveaux emplois, et le progrès agricole va devenir plus rapide que la croissance de la population – malgré des « accidents » notables, comme la crise agricole et démographique qui fera chuter d'un tiers la population de l'Irlande au milieu du xixe siècle.
L'« explosion » du tiers-monde
L'« explosion » démographique du tiers-monde à partir des années 1950-1960 a relancé le débat. Elle a suivi le déroulement classique de la « transition démographique » : le passage du régime « archaïque » de fécondité et de mortalité élevées au régime de fécondité et de mortalité basses s'accompagne d'une forte croissance de la population en raison du décalage dans le temps entre la baisse de la mortalité et celle de la fécondité. Mais le phénomène a pris une dimension inouïe. Entamée dès l'entre-deux-guerres en Amérique latine, la baisse de la mortalité dans le tiers-monde s'est accélérée à partir de 1945 grâce à des politiques sanitaires énergiques et à des innovations scientifiques (médicaments, pesticides et insecticides). Une campagne de lutte contre la malaria a fait gagner au Sri Lanka douze années d'espérance de vie en deux ans. En trente-six ans, la Chine en a gagné autant (vingt-neuf années) que les États-Unis en plus d'un siècle.
La baisse de la fécondité ne commence qu'une quinzaine d'années plus tard. Résultat : l'accroissement « naturel » de la population, qui n'avait jamais dépassé 1,5 % par an en Europe, bondit à 2,5 % dans les pays en développement. Il est retombé à 1,6 % aujourd'hui, car en une trentaine d'années la fécondité a presque diminué de moitié dans le tiers-monde, une chute d'une rapidité inconnue jusque-là. Aujourd'hui, la plus grande partie de la planète – y compris désormais une partie de l'Afrique – est entrée dans la « transition », à des niveaux divers. La Chine, là encore, a été un des grands précurseurs, avec la même détermination que pour la lutte contre la mort. Le second géant, l'Inde, après de vaines tentatives, parvient maintenant à limiter les naissances.
Cette baisse de la fécondité est due à un ensemble de phénomènes de « modernisation » sociale, notamment la scolarisation des femmes, le retard concomitant de l'âge au mariage, le travail hors du foyer. Elle a été favorisée par le développement des services de santé : la baisse de la mortalité infantile, à son tour, dissuade les couples de multiplier les enfants pour assurer leur descendance. L'urbanisation y a contribué en élevant le coût d'éducation des enfants. L'évolution a été évidemment accélérée par les programmes de contrôle des naissances lancés par les gouvernements avec l'appui de diverses ONG et d'organisations internationales, notamment l'ONU (qui a créé un Fonds pour les activités de population).
L'élan acquis maintient cependant la croissance pour plusieurs décennies, car des générations toujours plus « larges » arrivent maintenant à l'âge d'avoir des enfants. Les 6 milliards d'êtres humains ont été atteints en octobre 1999, et l'on attend 7,8 milliards en 2025. Mais le ralentissement est de plus en plus marqué. « L'explosion démographique est derrière nous », disait dès 1995 le démographe Jean-Claude Chesnais. L'accroissement annuel de la population du globe se réduit progressivement : 75 millions de personnes par an aujour- d'hui, contre 86 millions à la fin des années 1980. Les statisticiens de la division de la population de l'ONU ne cessent de réviser à la baisse leurs projections.
L'« explosion » a réveillé des craintes sur les limites des ressources naturelles et la dégradation de l'environnement, qui se sont étendues du monde industrialisé au tiers-monde : les cris d'alarme de Lester Brown ont relayé le rapport Meadows de 1972 sur les Limites de la croissance. Les chercheurs explorent de nouveaux modèles de corrélation (positive ou négative) entre le mouvement de la population et la croissance économique. Sans plus de certitudes. Les données macroéconomiques sur les pays en développement, notamment les plus pauvres, sont sujettes à caution (en raison de l'économie informelle ou non monétaire). De nouvelles théories, comme la « croissance endogène », l'analyse de l'épargne sur le cycle de vie, la prise en compte du capital humain, peuvent changer les approches. Du côté démographique, on a été amené à distinguer les effets de la mortalité et ceux de la fécondité, à tenir compte de la structure par âge (baisse de la mortalité infantile et allongement de la vie des personnes âgées n'ont pas les mêmes effets).
Les problématiques ambiguësdu vieillissement
Des problématiques plus complexes émergent. On a été amené à s'interroger sur le rôle des structures sociales. Une même situation démographique peut constituer une stimulation à la croissance dans une société et un frein dans une autre. Ainsi, la pression des besoins (selon le modèle de la « pression créatrice » de l'économiste danoise Ester Boserup) a favorisé la « révolution verte » (modernisation de l'agriculture) en Asie, mais pas en Afrique, en raison de modes d'exploitation des terres différents, d'une répartition différente des tâches agricoles entre les sexes, la polygamie aggravant encore cet effet. De même, le rôle de la famille élargie allège le coût de l'éducation de l'enfant pour les parents et peut amortir les effets des difficultés économiques. Concrètement, le ralentissement voulu de la croissance démographique peut alléger le fardeau des pays en développement dans les décennies à venir, comme cela s'est déjà produit en Asie du Sud-Est : moins d'enfants à soigner, à scolariser et, plus tard, moins d'emplois à créer pour les jeunes. Mais cela ne jouera qu'avec le temps.