Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
O

opéra (suite)

L'opéra en Europe au XVIIe siècle

L'opéra italien ayant débordé ses frontières, précédant en cela son rival français, rares furent, ailleurs, les tentatives originales.

En Angleterre

Si la musique avait joué un large rôle dans les masks et dans les drames et comédies de Ben Jonson et de Shakespeare, le terme opéra ne fut employé que lors de la création d'un Siège de Rhodes (1656), d'après D'Avenant, dont Mathew Locke (1631-1677) assura l'essentiel de la musique. La réouverture du Duke's Theater, en 1671, après les troubles, puis les représentations françaises stimulèrent la création, en 1674, d'une sorte d'opéra tiré de la Tempête, dont Locke et G. B. Draghi écrivirent la partition sur le canevas fourni par D'Avenant et Dryden. Avec sa Vénus et Adonis (v. 1684), John Blow (1649-1708) se rapprocha davantage de l'opéra véritable, bénéficiant en outre du haut niveau de l'école de chant anglaise. Quant à Purcell (1659-1695), dont les nombreuses musiques de scène firent largement appel au chant, son Didon et Aenée (1689) répondit seul aux critères d'un opéra proprement dit. La mort de Purcell, l'implantation à Londres des premières troupes italiennes, bientôt soutenues par l'autorité d'un Haendel, allaient freiner longtemps la création d'un véritable opéra de langue anglaise.

L'opéra baroque allemand

Malgré leurs luttes religieuses, les pays de langue allemande avaient parfois perpétué un type de « spectacle éducatif », parent lointain des sacre rappresentazione ; mais, pour créer un opéra allemand digne de ce nom, il fallut que Heinrich Schütz allât étudier à Venise. Dafne (1627), composé sur une traduction du poème de Rinuccini, et Orphée et Eurydice (1638), deux partitions perdues, se référaient, l'une au modèle italien, l'autre au ballet de cours français. Jusqu'en 1680, diverses autres tentatives furent encore effectuées par Heinrich Abert, J. J. Löwe, Ph. Stolle, et surtout par Johann Philipp Krieger (1649-1725), formé en Italie comme Schütz. Mais ces auteurs se contentaient souvent de rabouter des airs de type français ou italien, sans conscience dramatique véritable. Krieger participa, néanmoins, à la première entreprise nationale, celle de « l'opéra baroque allemand », une épithète adoptée par les historiens avant que ce terme n'ait acquis les sens multiples qui lui sont donnés de nos jours. Alors que toutes les cours ­ notamment celle de Vienne ­ avaient adopté l'opéra italien, porté à son apogée par Steffani à Munich et Hanovre, on inaugurait à Hambourg en 1678 un Théâtre du marché aux oies avec Adam und Eve de Johann Theile (1646-1724), qui y donnait aussitôt également Orontès.

   Outre ceux de Theile, Strung ou Krieger, on peut retenir les noms de J. W. Franck (v. 1644-1710 ?), auteur d'Aeneas (1680), Vespasian (1681), Diokletian (1682), etc., de Sigismond Küsser (Erindo, 1694), mais surtout celui de Keiser, qui laissa 60 opéras, dont Croesus (1711, 1730), dont s'inspira largement Haendel, et Ulysse, créé à Copenhague en 1722. Attentif aux inflexions du langage, s'inspirant de la pompe lullyste, il sut écrire de beaux finales concertants, et influença également J.-S. Bach, dont il ne faut pas oublier que certaines cantates profanes, telles que Éole pacifié (1725), Hercule à la croisée des chemins (1733), etc., sous-titrées dramma per musica, sont de véritables opéras de concert (dont il réutilisa souvent des fragments dans ses œuvres sacrées).

   Haendel, dès 1705, avait écrit pour le Théâtre du marché aux oies Almira et Nero, assez pâles imitations des modèles de Keiser, cependant que l'expérience s'étendait aux villes de la Hanse, où l'on donna les œuvres créées à Hambourg, puis des créations autochtones, et jusqu'à Darmstadt (cf. Dido, de Ch. Graupner, 1707), Nuremberg et Leipzig. Enfin, en dehors même de cet opéra baroque, dont la véritable histoire prit fin avec la fermeture du théâtre hambourgeois (1738), l'attrait d'un opéra national avait séduit des musiciens d'horizons divers, comme Mattheson, qui écrivit Cleopatra en 1704, et Boris Godunov en 1710, puis Telemann, qui embrassa tous les genres, depuis le drame médiéval (Adelheid, 1724), la traduction de livrets français (Omphale, 1724), jusqu'à l'intermezzo italien (Pimpinone, 1725), et qui, suivant le modèle de certains des opéras baroques, mêla le français, l'italien et l'allemand dans Orphée (1729) ; il persévéra, même lorsque l'opéra italien eut à nouveau assuré sa suprématie dans toute l'Allemagne, jetant ainsi un pont entre ce premier effort national et la création du singspiel.

Le XVIIIe siècle : du baroque au rococo

L'héritage de son passé une fois surmonté, le théâtre lyrique devait refléter les préoccupations nouvelles du siècle de la raison et des lumières. Siècle libre penseur, dont l'illuminisme prescrira un théâtre moral, siècle de rationalisme, qui, en clarifiant une situation confuse, se donnera des chaînes. Siècle d'une esthétique hédonistique, dont, en son extrême fin, seul Mozart saura pressentir une recharge sacrale. Siècle, enfin, où, peu à peu, le réalisme d'un théâtre comique populaire triomphera des formules sclérosées d'une tragédie vidée de contenu humain. Et siècle où la riche surcharge du baroque le cédera à la décoration d'un rococo souvent gratuit. Des débats passionnés sur l'opéra y fleurirent, animés par des philosophes traitant du genre du livret, mais toujours résolus par des musiciens : au-delà des principes d'éthique et de structures, c'est par leur génie musical que Vivaldi, Haendel et Gluck triomphèrent de formules discutables, et que Rameau comme Mozart devaient donner leurs solutions à tous les problèmes en les asservissant à une conscience musicale et dramatique rigoureuse.

L'opéra italien avant 1750

Il triomphe désormais sans partage à Naples comme à Londres, mais plus encore autour d'un axe, qui, parti de Bologne, passe par Venise, Vienne et Saint-Pétersbourg. C'est à Vienne que résident les poètes d'opéra dits « césariens », et que les meilleurs auteurs et interprètes viennent chercher la consécration. Dans cette internationale d'un genre, il faut renoncer à classer quelques musiciens qui, comme Steffani, Scarlatti, Haendel, Fux ou Caldara, assumèrent des positions clefs à la charnière de deux mondes. Fixé à Munich en 1677, Agostino Steffani (1654-1728) y diffusa un style appris chez Legrenzi (cf. Niobe, reine de Thèbes, 1688) avant de jouer un rôle capital à Hanovre, de Henrico il Leone (1689) à Tassilone (1709) et exerça une influence déterminante sur Haendel. Un autre musicien cosmopolite, Antonio Caldara (1670-1736), propagea à Vienne le style vénitien.

   Enfin, c'est à tort qu'on voit parfois en Alessandro Scarlatti (1660-1725) un fondateur de cette insaisissable école napolitaine. Ses premières œuvres créées à Rome (cf. L'Honesta negli amori, 1680), tributaires du vieux style contrapuntique, ne peuvent rivaliser avec les chefs-d'œuvre de Stradella, mais son talent lui permit ensuite d'épouser aussi bien le faste vénitien (Mitridate Eupatore, 1707) que la comédie (Il Trionfo dell'Onore, Naples 1718) ou cet opéra devenu un simple récital de chant, dont il donne de beaux exemples avec Il Tigrane (Naples, 1715) et La Griselda (Rome, 1721).

À Venise

Dans cette ville, où 4 conservatoires le disputent en valeur à ceux de Naples, le castrat n'est pas maître absolu, et l'instrument se joint largement à la voix dans un faste sonore et visuel où l'irrationnel domine encore. L'opéra demeure indifférent à la séparation des genres, à la schématisation des structures, et apparaît encore tributaire du vieux style, ce qu'explique la position géographique de la ville, favorisant en outre les échanges avec le Nord. C'est donc encore l'orchestre, plus que le clavecin, qui soutient le récitatif chez Fr. Gasparini (1668-1727), formé par Corelli à Bologne, puis maître de Benedetto Marcello. La tradition de Legrenzi revit encore chez le très remarquable Antonio Lotti (v. 1666-1740), dont la colorature se fait déjà plus expressive. Et c'est une même « veine mélodique douce », qui fait merveille dans les opéras d'Albinoni, qui ne se soucia guère plus de formes que Vivaldi, lequel, de 1713 à 1739, déploya une intense activité lyrique à Venise et à Vérone.

   Chez ce dernier prime la qualité de la musique, et il est significatif que Tito Manlio, où l'on peut discerner une tentative de caractérisation vocale, ne soit qu'un pasticcio d'œuvres antérieures.

   Et, si l'on mesure le triomphe sans précédent obtenu par Haendel à Venise avec Agrippina (1709), c'est bien de cette même source que naît le langage de ce musicien allemand, langage forgé à Hambourg auprès de Keiser, puis, avec Steffani, à Rome, à Naples et à Hanovre. Haendel, opérant à Londres pour le compte d'une aristocratie traditionaliste (Rinaldo, 1711), se contenta d'appliquer son formidable génie à un genre déjà agonisant, que seuls les plus fabuleux virtuoses du chant qu'il sut attirer à prix d'or soutinrent de tout leur talent. Malgré son anachronisme, l'opéra haendélien s'impose encore aujourd'hui ­ après une très longue éclipse ­ par sa richesse musicale reposant sur un important effectif instrumental et sur l'inépuisable variété des arias da capo. Son écriture devait ensuite s'accorder davantage à l'oratorio, surtout face au succès réel remporté par son rival napolitain Porpora, tenant du style moderne.

L'opéra napolitain

Le terme « panitalien » convient davantage au genre qui se développe dans toute la péninsule, et dont on peut tenter de relever les principes éthiques et esthétiques communs. L'ouverture de l'immense Teatro di San Carlo, à Naples en 1737, ne modifia pas les lois d'un type d'opéra reposant d'abord sur le charme mélodique. Le castrat et l'aria da capo deviennent les clefs de voûte de l'édifice. Aux longs récitatifs supportant toute l'action s'opposent les différents types d'arias exprimant les affetti, sortes d'abstractions métaphysiques ­ répondant à l'abstraction de la typologie vocale ­ aisément interchangeables d'un opéra à l'autre, et dont la place au sein de l'action pouvait varier, dans la mesure où l'on ménageait au chanteur le mieux payé les arias les mieux situées au cours de ces longues soirées.

   Le nouveau type de livret devait se plier à ces exigences. L'Académie des Arcadiens, à Rome, en fixa les normes, récusant les « trivialités » de ses prédécesseurs, exaltant les passions « nobles », dans un style aimablement pastoral. Les premiers disciples de cette « réforme » furent Silvio Stampiglia (1664-1725) et surtout Apostolo Zeno (1668-1750), mais aussi Antonio Salvi (mort en 1742), qui, dès 1702, n'hésite pas à puiser dans l'histoire récente, tirant un livret du Comte d'Essex de Thomas Corneille. Cette éthique sera portée à son plus haut point d'expression par Antonio Trapassi, dit Pietro Metastasio, ou Métastase (1698-1782) ; successeur de Zeno à la cour de Vienne en 1730, il laissa 27 drames en 3 actes (sans compter les poèmes sacrés, les sérénades en 1 acte, les comédies, ariettes, etc.), qui engendrèrent plus de 800 opéras, sans cesse adaptés et remis en musique, parfois par un même compositeur. On dit même avoir dénombré jusqu'à 107 versions de son Artaserse.

   Formé à Rome par le poète arcadien Gravina, Métastase avait connu ses premiers succès à Naples, où les leçons de Porpora ­ et sa liaison avec la cantatrice Marianna Benti Bulgarelli ­ achevèrent de l'initier à la pratique du chant et de la composition. Son premier drame, Didone abbandonata, fut mis en musique par Domenico Sarro en 1724 à Naples, d'où l'assimilation possible des notions d'opéra napolitain ou métastasien. Mais cet idéal s'incarne mieux encore chez le Saxon Adolfe Hasse (1699-1783). Il est significatif que l'opéra métastasien (avant sa réforme inéluctable) n'ait lié son nom qu'à des auteurs étrangers, aux grands castrats ­ dont Farinelli, avec qui le poète échangea une intéressante correspondance ­, et qu'aucun nom de grand musicien italien ­ hormis celui de Pergolèse, dont la disparition prématurée a bien auréolé la légende ­ ne reste attaché à cette époque. Le principal défaut de l'opéra métastasien nous semble de n'être qu'une suite d'arias sans duos, ni ensembles, ni chœurs, éléments qui précisément sont les atouts majeurs de l'opéra face au théâtre parlé.

   À Naples, Francesco Mancini (1672-1737) avait, presque seul, assuré la transition entre les deux époques, et il fut, avec Bononcini, le premier auteur italien joué à Londres, en 1710. À sa suite, tous les auteurs « napolitains " s'illustrèrent avec un égal bonheur dans le genre seria, l'intermezzo et l'opera buffa, mais il faut retenir le rôle joué par Sarro (1679-1744), dont le style dénota, dès l'abord, le refus du baroque pour adhérer à une veine lyrico-sentimentale, dont hérita Pergolèse. Sarro fut choisi pour l'inauguration du San Carlo, avec son œuvre Achille in Siro, 1737. Nicola Porpora (1686-1768), qui fut le plus célèbre maître de chant de tous les temps, soigna pourtant la partie instrumentale à l'égal de ce chant. Comme Sarro et Porpora, Leonardo Leo (1694-1744) ­ qui fut le maître de Piccinni et de Jommelli ­ témoigna de cette anticipation de « l'ère de l'Empfindsamkeit », et Leonardo Vinci (1690 ou 1696-1730) avait su imposer dans toute l'Europe, malgré sa trop brève existence, la perfection de ce nouveau style, avant même Hasse. On doit encore citer Fr. Feo (1691-1761), P. Auletta (1698-1771), N. Logroscino (1698 – apr. 1765), et naturellement Pergolèse (1710-1736), dont le charme mélodique, très personnel, convenait peut-être mieux au genre léger qu'à son Olimpiade métastasienne ou à son très intéressant Adriano in Siria (1734). Avec Davide Perez, Domenico Terradellas et Rinaldo da Capua (v. 1705 – v. 1780), qui dénotaient un sens mélodique décidément moderne, semble se clore une première manière de l'opera seria italien, auquel les courants réformistes et la vogue de l'opera buffa allaient imprimer une direction nouvelle.

Intermezzo et opera buffa

Bien que de naissances sensiblement différentes, ces deux formes eurent la mission commune de rendre au public l'élément comique que récusait désormais l'opera seria. Le même but apparaît dans l'opera buffa, dont le catalyseur fut, à Naples, le besoin d'exalter le dialecte par des comédies dont la musique ne fut d'abord qu'un faible complément.

   Grâce à des auteurs tels que Leo, Vinci, Hasse, Porpora, ces genres, qui permettaient d'écrire des duos, des trios et surtout les fameux finales concertants, connurent une gloire rapide, et, si l'intermezzo de Pergolèse, La Serva padrona (1733), fut appelé à un grand retentissement, son auteur avait manifesté un talent plus évident dans l'opera buffa en 3 actes Lo Frate'nnamorato, donné en 1732 et comportant un orchestre plus riche et de beaux finales collectifs. Nicola Logroscino devait porter ce finale concertant à une dimension dont se souviendra Mozart, mais c'est à Venise que l'opera buffa évolua rapidement vers la comédie, notamment grâce à Goldoni, qui, après avoir servi, comme simple librettiste, Vivaldi et Gluck (par exemple, Tigrane, 1743), adapta ses œuvres antérieures en livrets et surtout écrivit directement des comédies destinées à être mises en musique. Il avait trouvé en Baldassare Galuppi (1706-1785), claveciniste réputé, le collaborateur idéal pour ses « drames comiques », moins remarquables pour leur langue que pour le choix des thèmes qui s'évadaient de la farce paysanne pour atteindre à la satire dans L'Arcadia in Brenta (1749) et Il Filosofo di campagna (1754), au fantastique aimable dans Il Mondo della luna (1750) que reprendra Haydn, et surtout au sentimental avec La Buona figliuola (1756) de Duni, cependant que ses héros n'étaient plus des valets ni des soubrettes, mais les bourgeois ou les aristocrates du théâtre de Marivaux. On peut estimer que, lorsque en 1760 Piccinni reprit cette Buona figliuola (tirée de la Pamela de Richardson), le genre s'orientait définitivement vers la comédie sentimentale ou « larmoyante » que le musicien servait désormais avec tous les artifices de l'opera seria, ses coloratures et ses castrats, ouvrant ainsi à l'opéra italien une nouvelle ère, tributaire également de l'influence française.