Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
S

Schubert (Franz Peter) (suite)

De la prolixité à l'inhibition

Sa situation sera, dans l'immédiat, et, même, d'une certaine façon pour le restant de ses jours, des plus précaires. L'image nous est devenue familière du jeune artiste désargenté, obligé de changer plusieurs fois par an de domicile, trouvant refuge tantôt chez son frère Ferdinand, tantôt même chez son père (où il retournera à deux reprises vivre pendant plusieurs mois), mais le plus souvent chez ses anciens camarades, partageant parfois une petite chambre avec un ou deux d'entre eux, ayant rarement un piano à sa disposition, mais produisant régulièrement plusieurs lieder par jour, sans parler de toutes les piécettes pour piano, danses, ensembles vocaux de circonstance et autres besognes alimentaires. La réalité est beaucoup plus complexe. Lentement mais sûrement, le nom de Schubert fait son chemin à Vienne et, bientôt, à l'étranger. Dès 1816, il a été présenté à l'une des « vedettes » du temps, le chanteur Michaël Vogl, qui s'intéressera vite à sa production mélodique, y voyant sans doute l'occasion inespérée de trouver un « second souffle » ! Quoi qu'il en soit, il la propagera sur toutes les scènes d'Autriche et fera de longues tournées avec le compositeur, qui, le plus souvent, l'accompagnera au piano. Cet instrument permet aussi à Schubert, quoique plus rarement, de se produire en soliste ; et son jeu était au moins aussi apprécié de ses contemporains que ses compositions elles-mêmes. Il faut d'ailleurs signaler que l'année 1817 a été la plus féconde quant à la production pianistique, avec 7 Sonates, dont 3 resteront fragmentaires. À la même époque survient à Vienne l'invasion de la mode italienne, avec le triomphe de l'opéra rossinien (dix ans plus tard, le phénomène se répétera avec Paganini). La plus grande partie de l'Italie était terre d'empire, et les artistes italiens étaient donc à Vienne dans leur propre capitale. Bref, Schubert n'échappe pas à cette influence, et c'est à elle qu'on doit le style très particulier de la 6e Symphonie, D.589, comme des deux Ouvertures voisines, D.590 et 591, dont l'une sera, selon toute probabilité, la première œuvre d'orchestre de Schubert jouée en public, le 17 mai 1818. (Auparavant, ses symphonies n'avaient été exécutées que dans le cadre des soirées musicales du Konvikt ; seule la 5e Symphonie, D.485, à l'instrumentation volontairement simplifiée, avait été entendue en ville, mais en privé). L'hiver précédent, Franz a vu aussi imprimer pour la première fois une de ses œuvres : le lied Am Erlafsee, D.586, paru dans un almanach viennois en simple annexe à des poèmes du même auteur, Mayrhofer. Schubert en est déjà, chronologiquement, à sa six centième composition !

   Et le choc en retour, inévitable devant une telle accumulation, va arriver brutalement. De toute l'année 1818, il ne produit que les quelques morceaux dont il doit illustrer ses leçons aux jeunes comtesses Esterházy : ils comprennent, il est vrai, les Variations (D.624) qu'il dédiera à Beethoven, ainsi qu'une remarquable Sonate à 4 mains, D.617. Mais, pendant plusieurs années, jusqu'en 1822, vont se succéder un nombre impressionnant de tentatives inabouties dans tous les genres : qu'il s'agisse de symphonies (dont 4 « inachevées » en 1818, 1820-21, 1821 et 1822), d'opéras ou de singspiels, de quatuors (le célèbre Quartettsatz D.703, de 1820, comporte un second mouvement fragmentaire), de sonates pour piano (2 fragments en 1818) ou même de lieder. Quant à la Messe no 5 en la bémol, D.678, la plus importante depuis la toute première, entreprise en 1819, elle ne sera péniblement achevée que trois ans plus tard. Et l'on n'oubliera pas le cas de l'unique oratorio entrepris par Schubert, Lazare ou la Fête de la Résurrection, D.689, dont il ne subsiste, de 1820, que la première partie et le début de la seconde (mais rien ne prouve que la suite n'a pas existé). Les causes de cette « inhibition » ne sont pas seulement dans le surmenage antérieur, dans l'existence bohème, ni même dans les premiers symptômes de la syphilis contractée (à Zseliz ou à Vienne ?) auprès d'amours passagères. Elles doivent aussi et surtout être recherchées dans la puissante exigence de progrès qui animait notre musicien, d'autant plus qu'il se tournait désormais vers un public nouveau, plus vaste mais plus anonyme, dont il attendait sa rétribution et auprès duquel il avait donc à établir puis à fortifier sa position. Or, le décalage lui apparut vite entre ses ambitions d'artiste novateur et ce que ce public pouvait accueillir favorablement ; et, dans un premier temps, ce fut pour lui un hiatus infranchissable. Il le résolut lentement, en dissociant de plus en plus souvent ces deux parts complémentaires de sa production : celle qu'il livrait à l'auditoire, pages à usage immédiat, parfois même de commande comme le Quintette, D.667, la Truite, ou même le remarquable Octuor en fa, D.803 (1824), qui, pour calquer sa forme sur le Septuor de Beethoven, n'en est pas moins une œuvre profondément originale, et celle qui répond bien davantage à des recherches formelles avancées ou à une nécessité intérieure d'expression telles qu'on les trouve dans les derniers Quatuors ­ surtout dans ceux en mineur, la Jeune Fille et la Mort, D.810 (1824), et en sol majeur, D.887 (1826) ­, dans les dernières symphonies, dans les grandes sonates pour piano et dans les vastes cycles mélodiques, surtout dans le Winterreise, D.911 (1827).

La quête de la réussite : l'œuvre scénique

En même temps que la maladie fait ses premiers ravages ­ en 1823 Schubert est longuement hospitalisé et suit un traitement douloureux qui s'accompagne de la chute de ses cheveux mais ne soulage guère ses maux de tête de plus en plus violents ­, arrivent, ô ironie, les premiers honneurs, signe certain de la reconnaissance publique. Les sœurs Fröhlich, artistes et mécènes, l'introduisent à la Gesellschaft der Musikfreunde (fondée en 1813) : il deviendra en 1825 membre suppléant du comité et, deux ans plus tard, y siégera à part entière ; et, dans ses dernières années, son nom sera le deuxième en fréquence sur les programmes, après Rossini et avant Mozart et Beethoven dans cet ordre ! Au printemps de 1823, il est élu membre de la Société musicale de Styrie et, par l'intermédiaire de Josef Hüttenbrenner, envoie en remerciement les deux premiers mouvements de sa Symphonie en « si » mineur, en gardant toutefois par devers lui la seconde page, incomplète, du scherzo. C'est le point de départ d'une énigme non encore totalement résolue aujourd'hui. Mais il manque encore à son succès un élément déterminant : la réussite au théâtre, seule susceptible de lui assurer la faveur du plus large public, et qu'il a vainement recherchée depuis des années. Sur la bonne douzaine d'opéras ou singspiels écrits jusqu'en 1823, date de la dernière et plus vaste entreprise, Fierabras, D.796, un seul, Die Zwillingsbrüder (« les Frères jumeaux », D.647), a été produit au Vieux-Théâtre de la porte de Carinthie en juin 1820 : il n'a eu que six représentations ! L'été suivant voit, il est vrai, la création d'un spectacle hybride, Die Zauberharfe (la Harpe enchantée), pour lequel Schubert a écrit une musique de scène que d'aucuns jugent admirable, d'autres envahissante (c'est le prototype de ce que nous appellerions aujourd'hui « théâtre musical », et c'est aussi, probablement, après l'œuvre presque homonyme de Mozart, une pièce initiatique). La belle ouverture, D.644, fut reprise plus tard par Schubert pour Rosamunde, et publiée sous ce titre en 1827.

   L'automne et l'hiver 1821-22 sont consacrés à la composition d'Alfonso e Estrella, sur un livret de Schober pas plus mauvais que ceux qui réussiront à Weber. Schubert, d'ailleurs, admira sincèrement le Freischütz, qu'il vit à Vienne à la même époque ; mais il sera plus réservé vis-à-vis d'Euryanthe, et se brouillera avec son auteur. Quant à Alfonso, il ne connaîtra les feux de la rampe qu'en 1854, à Weimar, à l'initiative de Liszt, qui fit tant pour la gloire posthume de Schubert (son orchestration de la Wanderer-Fantasie peut passer pour le concerto pour piano que notre musicien n'a pas écrit). L'ouverture D.732 est parfois aussi associée à Rosamunde : il semble que ce soit celle qui accompagna les premières représentations de cette pièce de Helmina von Chézy en décembre 1823. Le reste de l'admirable musique de scène de Rosamunde (D.797 : 6 pièces symphoniques et 4 pièces vocales) avait été écrit par Schubert dans un temps si bref qu'on peut penser qu'il réemploya également le matériau prévu pour servir de finale à la 8e Symphonie ­ et qui serait devenu l'entracte no 1 en si mineur. L'échec de cette pièce sonna le glas des ambitions théâtrales de Schubert. Un an avant sa mort seulement, il s'enthousiasme à nouveau pour un livret d'opéra écrit pour lui par son ami Eduard von Bauernfeld : le Comte de Gleichen. Il en composera la plus grande partie au brouillon et y pensera encore dans ses tout derniers instants. L'œuvre aurait, à coup sûr, contenu des pages d'une audace géniale ; mais on ne pourra en juger que quand interviendra sa publication, qui se heurte à de graves difficultés de déchiffrage.