Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
A

allemand (la musique dans le domaine) (suite)

Le préclassicisme et le classicisme : Haydn, Mozart, Beethoven

De 1760 à 1815 environ, c'est en Allemagne, et plus particulièrement en Autriche ­ dans la mesure où Haydn, Mozart et Beethoven y naquirent ou s'y fixèrent ­, qu'eurent lieu les événements qui furent le moteur principal de la musique européenne. L'année 1750, qui vit mourir J.-S. Bach, coupe en deux parties égales le XVIIIe siècle. Si nous y voyons un symbole commode, il en alla autrement pour les contemporains. Car ­ et cela explique qu'on ait vu en Bach, de son vivant, quelqu'un de lourd, de rétrograde, d'attardé ­ les origines du style de Haydn et Mozart se manifestèrent bien avant la disparition de Bach, et moins chez lui que chez certains de ses contemporains, tels Telemann, Rameau (1683-1764) et principalement Domenico Scarlatti (1685-1757), ou de ses successeurs immédiats, comme ses propres fils, comme Pergolèse (1710-1736) et d'une façon générale les Italiens auteurs d'opéras bouffes.

   Le mot d'ordre était à la primauté de la mélodie : les écrits de compositeurs-théoriciens comme Johann Mattheson (1681-1764) ou Johann Adolf Scheibe (1708-1776) ­ lequel reconnaissait que Bach était un « grand homme », mais le trouvait « artificiel et confus » ­ ne laissent aucun doute à ce sujet. Cette simplification de l'écriture, reflet d'un désir de variété et de divertissement, s'accompagna pour commencer, au niveau de la technique musicale, de pertes que seule la maturité de Haydn et de Mozart devait compenser. Elle alla de pair avec l'apparition d'un nouveau public, issu de la bourgeoisie et destiné à supplanter l'aristocratie dans son rôle de mécène, et avec une commercialisation croissante de la musique et de la vie musicale, dont témoigne le développement sans précédent de l'édition et des salles de concert à entrée payante. Musicalement, ce fut la transformation radicale de l'opéra, du concerto, de la sonate, ainsi que l'apparition des genres nouveaux du quatuor à cordes et de la symphonie, et, par là, de l'orchestre moderne.

   De ces transformations, les artisans et les foyers furent particulièrement nombreux en Allemagne du Centre et du Sud, malgré l'existence dans le Nord d'une riche école ­ en particulier à Berlin à la cour de Frédéric II (lui-même compositeur) ­ regroupant Johann Joachim Quantz (1697-1773), Carl Heinrich Graun (1701-1759) et le deuxième fils musicien de Bach, Carl Philipp Emanuel. Les compositeurs prédécesseurs de Haydn et Mozart ­ d'un point de vue parfois plus stylistique que chronologique, car plusieurs naquirent après Haydn ­ furent légion : les quatre fils musiciens de Bach, Wilhelm Friedemann (1710-1784), Carl Philipp Emanuel (1714-1788), Johann Christoph Friedrich (1732-1795) et Johann Christian (ou Jean-Chrétien, 1735-1782) ; les membres de l'orchestre (ou de l'école) de Mannheim, parmi lesquels de nombreux musiciens originaires de Bohême comme Johann Stamitz (1717-1757), son fils Carl (1745-1801), ou Franz Xaver Richter (1709-1789), mais aussi Ignaz Holzbauer (1711-1783), Anton Filtz (1733-1760) ou Christian Cannabich (1731-1798) ; des Allemands émigrés à Paris, dont le principal fut Johann Schobert (v. 1730-1740-1767) ; Franz Beck (1734-1809) ; des Salzbourgeois comme Leopold Mozart (1719-1787) ou Anton Adlgasser (1729-1777) ; et, en Autriche, Georg Christoph Wagenseil (1715-1777), Georg Matthias Monn (1717-1750), Leopold Hoffmann (1738-1793), Florian Gassmann (1729-1774), Johann Michael Haydn (1737-1806), Karl Ditters von Dittersdorf (1739-1799), Jan Křtitel Vaňhal (1739-1813) et Leopold Kozeluch (1747-1818), ces deux derniers originaires de Bohême… Le style nouveau fut caractérisé, non seulement par le primat de la mélodie, mais, très vite également, par une exploration systématique des sentiments subjectifs individuels. En gros, il y eut, d'un côté, la « galanterie », et, de l'autre, l'Empfindsamkeit, illustrée notamment par Carl Philipp Emanuel Bach. La synthèse se fit progressivement, avec en particulier ces deux épisodes héroïques que furent la réforme de l'opéra menée par Christoph Willibald Gluck (1714-1787) ­ Allemand qui vécut l'essentiel de sa carrière à Vienne et à Paris ­ et le « Sturm und Drang » autrichien des alentours de 1770. À noter aussi que le Singspiel, première forme d'un nouvel opéra allemand, se développa alors en Allemagne du Nord surtout avec Georg Benda (1722-1795), originaire de Bohême.

   Joseph Haydn (1732-1809), Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), puis Ludwig van Beethoven (1770-1827) portèrent à son apogée le nouveau style, fondé sur le principe de la « forme sonate », et formèrent ce qu'à tort ou à raison on appelle la « trinité classique viennoise ». Le classicisme viennois fit de la capitale autrichienne, pour un temps, la capitale de la musique sur le plan de la création, et la ville en tira un prestige qui subsiste encore de nos jours, en raison également des autres génies que, jusqu'à Schönberg, Berg et Webern, elle devait accueillir ou voir naître. L'essentiel de la production de Haydn, Mozart et Beethoven ­ étroitement relié aux idées de l'Aufklärung et au climat de réformes qui prévalut sous le règne de l'empereur Joseph II ­ correspond aux années au cours desquelles l'Europe vécut intensément les préparatifs, le déroulement et les suites immédiates de la Révolution française. Sans rien perdre de leur identité ni de leur richesse, au contraire en s'affirmant les uns et les autres encore davantage, le savant et le populaire, l'aristocratique et le plébéien ne se mêlèrent jamais aussi étroitement que dans des œuvres comme la Flûte enchantée de Mozart (1791) ou la Création de Haydn (1798), en un temps où non seulement l'on proclamait (comme plus tard dans un dernier geste de défi la 9e Symphonie de Beethoven [1824]), mais où l'on croyait que tous les hommes étaient frères. S'en trouvèrent rejetés dans l'opposition (comme si, avant le romantisme européen, nouvel éclatement, un rassemblement de forces d'une ampleur sans précédent s'était révélé nécessaire) les styles qui, d'une façon ou d'une autre, avaient préservé leur autonomie ­ grand opéra français, dont pourtant Beethoven devait profiter ; courants italiens menant vers Rossini ­ et aussi, parfois, des contemporains mineurs de Haydn, Mozart et Beethoven, restés superficiels, comme Ignaz Pleyel (1757-1831), ou annonçant beaucoup plus qu'eux certains aspects du romantisme, tel Johann Nepomuk Hummel (1778-1837), dont la musique pour piano est plus proche de Weber que de Beethoven et annonce même Chopin.

Le romantisme, de Weber à Mahler

La question de l'appartenance de Beethoven au classicisme ou au romantisme a été maintes fois posée. Le compositeur poursuivit jusque dans ses dernières œuvres, et dans le même esprit qu'eux, la démarche de Haydn et de Mozart, s'opposant ainsi à ses contemporains et aussi à la génération des romantiques de 1830 ; mais sa vie et sa musique furent telles qu'à de rares exceptions près (Weber, Chopin) les compositeurs du XIXe siècle se réclamèrent de lui, tout en donnant à son œuvre les prolongements musicaux, humains et philosophiques les plus variés.

   Le romantisme musical allemand est inséparable de la littérature, dans les œuvres elles-mêmes et aussi parce que les discussions sur la nature du romantisme ­ bien antérieures aux discussions sur la distinction entre classicisme et romantisme (en Allemagne, elles eurent lieu pour l'essentiel avant 1800) ­ non seulement mêlèrent la musique aux autres arts, mais furent largement menées pour la musique par des non-musiciens, ou par des artistes qui ne l'étaient pas principalement : Goethe (1749-1832), Johann Paul Friedrich Richter, dit Jean-Paul (1763-1825), E. T. A. Hoffmann (1776-1822).

   Carl Maria von Weber (1786-1826) et Franz Schubert (1797-1828) moururent jeunes, au même moment que Beethoven. L'un, Allemand du Nord, créa l'opéra national allemand ; l'autre, Viennois de naissance, le lied romantique, malgré des prédécesseurs comme Johann Friedrich Reichardt (1752-1814) ou Johann Rudolph Zumsteeg (1760-1802). En tant que Viennois, Schubert naquit ­ de même que, avant lui, Haydn et, après lui, Mahler ­ aux limites du monde slave : d'où, dans la musique de ces trois maîtres, des accents qu'on ne retrouve au même degré d'authenticité chez aucun autre compositeur classique ou romantique germanique. En outre, Schubert ­ qui, contrairement à Beethoven, ne connut ni les espoirs ni l'idéalisme à portée universelle de ceux ayant eu vingt ans en 1789, mais grandit sous Metternich ­ fut le premier à donner à la musique autrichienne (ou plutôt viennoise), comme à la même époque en littérature un Franz Grillparzer (1791-1872), ce climat de désillusion, de retrait en soi et d'identification avec la mort qui devait aboutir vers 1900 à la Vienne (à l'Autriche) de Mahler, Wolf et Schönberg, et aussi de Freud, Kafka et Karl Kraus.

   Vers 1810, naquit en Europe une extraordinaire génération de compositeurs, les romantiques de 1830, dont beaucoup en Allemagne. Ces compositeurs et leurs successeurs devaient se trouver, vers 1840-1850, autant sinon plus à cause de leurs partisans et thuriféraires que d'eux-mêmes, en deux camps opposés. L'un, avec Felix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847), Robert Schumann (1810-1856), puis Johannes Brahms (1833-1897), cultiva la musique « pure » et ses grandes formes (symphonie, musique de chambre) ­ ce qui n'empêcha pas Schumann d'écrire des pièces pour piano tournant le dos à la sonate et d'être, après Schubert, le deuxième grand représentant du lied romantique ­, ce fut l'école dite « de Leipzig ». L'autre, avec cet artiste international que fut Franz Liszt (1811-1886), avec Richard Wagner (1813-1883) et le Français Hector Berlioz (1803-1869), pratiqua un art épique, pittoresque, dramatique, faisant de la musique un véhicule d'images et d'idées, un romantisme révolutionnaire se réclamant du dernier Beethoven et de l'opéra de Weber : ce fut l'école dite « de Weimar ». En Autriche, Anton Bruckner (1824-1896), d'origine paysanne, fut, comme symphoniste, opposé à Brahms et, malgré sa profonde originalité, parfois enrôlé sous la bannière de Wagner, que lui-même d'ailleurs idolâtrait. Simultanément, succédant à Joseph Lanner (1801-1843) et à Johann Strauss père (1804-1849), Johann Strauss fils (1825-1899) faisait faire à la valse viennoise le tour du monde.

   À côté de ces noms pâlissent ceux de Ludwig Spohr (17841859), Otto Nicolai (1810-1849), Carl Czerny (1791-1857), pourtant excellent pédagogue du piano, Jakob Beer dit Giacomo Meyerbeer (1791-1864), Albert Lortzing (1801-1851), Carl Loewe (1796-1869), Friedrich von Flotow (1812-1883), Max Bruch (1838-1920). Mais, peu après le milieu du siècle, naquirent coup sur coup : dans la province autrichienne de Styrie, Hugo Wolf (1860-1903), troisième grand représentant du lied romantique, artiste à la destinée tragique ; aux limites de la Bohême et de la Moravie, Gustav Mahler (1860-1911), qui mena à terme la tradition symphonique germano-autrichienne, tout en ouvrant la voie, par ses audaces de langage et de pensée, à des aspects essentiels du XXe siècle ; et, à Munich, Richard Strauss (1864-1949), qui, après des débuts fracassants, cultiva l'hédonisme, indifférent aux bouleversements qui se produisaient autour de lui. Autre Bavarois, Max Reger (1873-1916) poussa, aussi loin qu'il était possible, dans ses œuvres d'orgue ou de musique de chambre, le « retour à Bach » lancé par le romantisme en ses débuts. À la même époque que ces quatre compositeurs travaillèrent un Engelbert Humperdinck (1854-1921), un Max von Schillings (1868-1933), un Eugen d'Albert (1864-1932), un Hans Pfitzner (1869-1949), le symphoniste autrichien Franz Schmidt (1874-1939), et, dans le domaine de la valse et de l'opérette viennoises, un Franz Lehar (1870-1948).