Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
Q

quatuor à cordes (suite)

Mozart

Chronologiquement, les 23 quatuors à cordes de Mozart s'inscrivent tous à l'intérieur de la carrière de Haydn. Composé en mars 1770 lors du premier séjour en Italie, le premier d'entre eux (K.80 en sol majeur) n'a vraiment rien à voir avec les quatuors que Joseph Haydn écrivait à l'époque (cf. opus 9) et que, de toute façon, le futur auteur de Don Giovanni ne devait pas connaître. D'abord en 3 mouvements (adagio, allegro, menuetto), complété ­ fin 1773, début 1774 ­ par un rondo reprenant le thème d'une ariette de Gluck (de l'opéra l'Île de Merlin), ce premier quatuor, œuvre de transition, aimable, ensoleillé, italianisant pour tout dire, se situe encore dans la perspective du divertimento, voire de la symphonie pour cordes. Et c'est aussi à cette esthétique souriante, mais prodigieusement raffinée, que se rattachent les 3 divertimenti pour quatuor à cordes (K.136, 137, 138), rédigés à Salzbourg dans le premier trimestre de 1772 et qui peuvent aussi bien être exécutés par un ensemble de cordes que par 4 solistes. Ces pages célèbres (K.136, surtout) ne font pas partie de la liste « officielle » des quatuors de Mozart… On serait en droit de les y inscrire, au même titre que les 6 Quatuors milanais (K.155 à 160), conçus d'octobre 1772 à mars 1773, et qui, eux aussi, ne comportent que 3 mouvements. À ce stade de ses travaux, Mozart ne semble pas vraiment participer à la mise au point du véritable genre quatuor que Haydn et Boccherini avaient déjà doté de nombreux chefs-d'œuvre. Tout va changer avec les Quatuors viennois de 1773, habituellement dédaignés par les commentateurs, mais qui marquent pourtant un progrès considérable sur tous ceux qui les précèdent.

   Ces 6 partitions sont révélatrices d'une « remise en cause » totale, d'une réflexion approfondie sur la façon d'aborder, d'exploiter et d'enrichir une matière musicale dont toutes les potentialités n'étaient pas apparues jusqu'alors. Et cela ­ sans aucun doute né de la découverte des opus 17 et 20 de Haydn ­ allait déboucher sur des œuvres en 4 mouvements renouant, à l'exemple de l'opus 20 tout particulièrement, avec les vertus de l'écriture sévère. Seulement, alors que Haydn avait su ajouter la fantaisie, l'humour et l'émotion à ses constructions les plus « archaïquement » rigoureuses, Mozart ne parvint pas, dans les quatuors K.168 à 173, à se débarrasser d'une certaine raideur dogmatique, d'une certaine « application scolaire » qui résultaient peut-être de l'imitation trop « respectueusement fidèle » des superbes modèles choisis. Si équilibrés soient-ils dans leur structure, leur architecture et les interventions confiées à chacun des protagonistes, les Quatuors viennois manquent, généralement, de naturel et de spontanéité… Qualités qu'on trouve en abondance dans les Quatuors du soleil ­ même parmi les plus « sérieux », sinon les plus mélancoliques ­ de Haydn. Détail significatif : des 13 premiers quatuors à cordes de Mozart, le quatuor K.173 est le premier à adopter le mode mineur dans ses mouvements rapides… Et, plus exactement, la tonalité de mineur à laquelle son auteur n'allait se rallier qu'une seule fois (K.421) dans les quatuors qui lui restaient à écrire… Pour l'heure ­ et toujours à l'exemple de Joseph Haydn ­ il se détourna d'un genre déjà parfaitement maîtrisé par son aîné mais dans lequel lui-même n'avait pas encore donné toute sa mesure. Et si, neuf ans plus tard, il revint au quatuor, ce fut parce que Haydn avait montré, avec son opus 33 de 1781, le chemin nouveau qu'il fallait délibérément emprunter.

   Le premier des quatuors dédiés à Haydn (K.387 en sol majeur) fut achevé le 31 décembre 1782, quelques mois après la composition de l'Enlèvement au sérail, de la sérénade en ut mineur K.388 et de la symphonie Haffner. Les deux derniers furent terminés presque simultanément, le 10 et le 14 janvier 1785, peu de temps avant l'imposant concerto pour piano K.466 en mineur. Mozart mit donc plus de deux ans à mener à bien une entreprise qu'il voulait aussi réussie que possible et dont le résultat allait, ainsi que nous l'avons déjà remarqué, susciter l'admiration enthousiaste de Joseph Haydn. De celui-ci, qui ­ sans le vouloir bien sûr ­ avait servi de guide et de maître à penser, la leçon était, cette fois, totalement assimilée, « magnifiée », « transcendée »… Les quatuors K.387, 421, 458, 464 et 465 reprennent à leur compte, dans le cadre d'une parfaite indépendance des voix instrumentales, le principe « moteur » du développement thématique définitivement mis au point par Haydn dans l'opus 33. Mais ils sont plus amples, plus généreusement mélodiques que ce dernier et ­ parce que cela correspond à la personnalité profonde du compositeur ­ plus ambigus quant aux émotions et aux sentiments qu'ils expriment.

   L'un d'eux (K.465 en ut majeur) commence par l'étrange introduction lente de 22 mesures qui lui a valu le surnom de Quatuor des dissonances. Un autre (K.387) renoue avec le style fugué pour son finale, mais ­ contrairement à ce qu'on pouvait observer dans certains épisodes des Quatuors viennois ­ sans le moindre soupçon d'académisme. Un troisième (K.464) comporte, entre autres, un immense andante à variations d'une extraordinaire intensité expressive et un allegro non troppo terminal auquel un chromatisme persistant confère une sorte d'aura un peu trouble. En vérité, tout serait à citer de ces chefs-d'œuvre auxquels n'allaient succéder, dans la partie du catalogue mozartien réservée au quatuor à cordes, que le majeur K.499 d'août 1786, le majeur K.575 de juin 1789, le si bémol majeur K.589 de mai 1790 et le fa majeur K.590 de juin 1790. Publié par l'éditeur Hoffmeister, le quatuor en majeur K.499 est contemporain ­ à quelques mois près ­ des Noces de Figaro, du Concerto pour piano no 25 et de la Symphonie no 38 Prague. Quant aux trois derniers quatuors, dits Quatuors prussiens, ils sont postérieurs à l'exceptionnel Don Giovanni et à l'ultime trilogie symphonique. Mozart les écrivit pour le roi de Prusse Frédéric Guillaume II ­ lequel avait déjà reçu, en particulier, des œuvres de Haydn et de Boccherini ­ et veilla à ce que la partie de violoncelle (celle que pouvait exécuter le monarque, rappelons-le) y soit élégamment mise en valeur.

   Un mot doit être dit, ici, des autres compositions mozartiennes pour quatuor, c'est-à-dire de celles qui mobilisent des formations différentes de l'ensemble constitué par 2 violons, 1 alto et 1 violoncelle. Il y a en particulier, datant de la période qui sépare les Quatuors viennois des quatuors dédiés à Haydn, 3 quatuors avec flûte, 1 quatuor avec hautbois. Les premiers, qui furent rédigés à Mannheim pour le flûtiste hollandais De Jean, renouent avec la distinction et le charme mélodique d'un Jean-Chrétien Bach. Destiné au hautboïste Ramm, ami du compositeur, le second est plus ambitieux, mais toujours situé dans l'optique d'une musique de divertissement soigneusement débarrassée de toute banalité et de tout élément superficiel. C'est tout le raffinement, tout l'esprit d'une époque dont les subtilités affectives nous échappent qui s'expriment dans cette partition ainsi que dans les quatuors pour piano, violon, alto et violoncelle, K.478 en sol mineur et K.493 en mi bémol majeur, respectivement terminés le 16 octobre 1785 et le 3 juin 1786. Reste le quatuor pour flûte et cordes K.298 en la majeur qu'Alfred Einstein n'hésite pas à situer en 1778 (cette date figure effectivement, mais notée par une main étrangère, sur le manuscrit), mais que d'autres estiment contemporain de Don Giovanni, de la Plaisanterie musicale et de la Petite Musique de nuit (1787).

Beethoven

Contrairement à ce qu'on a trop tendance à croire, les réalisations admirables de Beethoven dans le domaine du quatuor à cordes ne relèvent ni du miracle ni de la génération spontanée. Pour les rendre possibles, il fallait une première condition : que le génie ­ cette caractéristique mystérieuse qui se constate après coup plus qu'elle ne se définit ­ participât à l'aventure. Mais il en fallait aussi une seconde, qui, précisément, se trouva remplie au bon moment : que l'acquis à partir duquel le compositeur allait travailler fût exceptionnellement riche. À la fin du XVIIIe siècle, lorsque Beethoven commença la rédaction de son opus 18, le quatuor pour 2 violons, alto et violoncelle avait atteint, grâce à Haydn et à Mozart, un degré de perfection qui, pour les nouveaux créateurs, constituait une sorte de défi apparemment insurmontable. Imiter sans relâche ­ c'est-à-dire tourner en rond ­ ou découvrir des chemins nouveaux : tels étaient les termes d'une alternative qui, après les ultimes symphonies de Mozart et les Londoniennes de Haydn, s'appliquait également à la symphonie. La chronologie fit bien les choses, qui permit à Beethoven d'arriver au bon moment et d'enrichir, dans des proportions que personne n'eût osé imaginer, l'héritage de ses prédécesseurs.

   Pour commencer, Beethoven se garda bien de s'éloigner de ses modèles. Sur le plan des idées et de leur mise en œuvre, les 6 quatuors op.18, dédiés au prince Lobkowitz et publiés chez Mollo (à Vienne) en 1801, doivent beaucoup aux deux premiers représentants de la première école viennoise. Dans son allegro initial et dans son troisième mouvement, par exemple, le quatuor en majeur op. 18 no 3 (le premier dans l'ordre chronologique de composition) rend très nettement hommage à l'auteur de Don Giovanni… Ainsi que l'opus 18 no 5 en la majeur qui, dans son finale, présente une analogie thématique avec l'épisode correspondant du K.464. L'allegro con brio de l'opus 18 no 1 en fa majeur est, tout entier, dominé par un bref motif que Haydn aurait très bien pu utiliser dans son opus 33 ou dans son opus 50 (dans ce dernier surtout, qui consacre le triomphe du monothématisme). L'allegro molto presto de l'opus 18 no 2 en sol majeur (une œuvre à laquelle on a donné le surnom de Complimenterquartett, Quatuor des compliments ou des révérences) débute au violoncelle comme le premier mouvement de l'opus 20 no 2 (un des Quatuors du soleil). L'andante scherzo quasi allegretto de l'opus 18 no 4 en ut mineur traite, en fugato, un thème incisif et décidé « à la Haydn »… Et cela, dans une perspective humoristique, exempte de toute pédanterie, que l'auteur des Saisons n'eût probablement pas rejetée…

   Il faut bien sûr signaler comme annonciatrice d'une orientation nouvelle et d'une démarche inédite, la poignante Malinconia (La Mélancolie), qui, adagio, inaugure le dernier mouvement de l'opus 18 no 6 en si bémol majeur. Mais ce qui compte avant tout, dans ce finale, c'est moins l'inorthodoxe organisation architecturale (Haydn, lui aussi, s'étant montré des plus insolites dans son opus 54 no 2) que la densité et l'efficacité des sentiments exprimés.

   Après l'achèvement de l'opus 18, plusieurs années s'écoulèrent durant lesquelles Beethoven produisit, entre autres, de nombreux chefs-d'œuvre dans le domaine orchestral (Deuxième et Troisième Symphonie) et dans celui du piano (Sonates op. 31 nos 1, 2 et 3 ; sonate Waldstein op. 53 ; Quatrième Concerto en sol majeur). Lorsqu'il revint au quatuor, l'auteur de Fidelio fut, désormais, le seul à assurer génialement la défense d'un genre éminemment difficile à traiter. Joseph Haydn vivait encore, mais ne composait plus…

   Dédiés au comte André Razumowski, ambassadeur de Russie à Vienne, les 3 partitions op. 59 de 1806 ont, comme première caractéristique évidente, d'être beaucoup plus développées que toutes celles qui les précèdent. C'est particulièrement vrai de l'opus 59 no 1 en fa majeur, dont l'allegretto vivace e sempre scherzando (second mouvement) ne comporte pas moins de 476 mesures et qui enchaîne ses deux derniers mouvements (adagio molto e mesto –allegro) en une construction gigantesque digne des titanesques proportions de la Symphonie héroïque.

   Parallèlement ­ et relativement à leur exécution ­ ces quatuors impliquent la fin de l'« amateurisme » (au sens noble du terme) tel qu'on le concevait au XVIIIe siècle, et nécessitent la participation de musiciens « professionnels ». Avec eux, nous entrons définitivement dans l'ère du concert payant, donné par des spécialistes et fréquenté par des mélomanes, qui, désormais, n'ont rien d'autre à faire que d'écouter…

   Pour rendre hommage au dédicataire, Beethoven introduisit des thèmes russes dans son opus 59, en particulier dans le finale du no 1 et dans le troisième mouvement du no 2.

   Contemporaines de la sonate pour piano op. 81 A les Adieux, du cinquième concerto pour piano et d'Egmont, les deux partitions op. 74 et 95 appartiennent à l'avant-dernière des quatre périodes au cours desquelles Beethoven s'intéressa plus particulièrement au quatuor. Publié en décembre 1810 chez Breitkopf et Härtel à Leipzig, dédié « à son Altesse le Prince régnant de Lobkowitz, duc de Raudnidz », le quatuor op. 74 en mi bémol majeur, baptisé les Harpes (à cause des pizzicati de son premier mouvement), est une œuvre d'un lyrisme intense, pourvu d'un adagio ma non troppo à la sérénité ineffable et s'achevant par un ­ souvent désinvolte ­ allegretto con variazioni.

   Esquissé en mai 1810, terminé en octobre de la même année et publié par Steiner de Vienne en décembre 1816, l'opus 95 en fa mineur retrouve l'héroïsme fier et un peu hautain qui caractérisait la musique d'Egmont. L'auteur lui-même a donné le surnom de Quartetto serioso à cette page effectivement des plus sérieuses, mais qui, pour renoncer à toute séduction facile et immédiate, n'en verse pas pour autant dans la sécheresse.

   Les cinq derniers quatuors ainsi que la Grande Fugue sont postérieurs à la Neuvième Symphonie, à la Missa solemnis et aux dernières sonates pour piano. Avec eux, qui, chronologiquement, débutèrent par la trilogie composée pour le prince Galitzine, Beethoven allait exploiter, jusqu'à leurs ultimes conséquences, les principes « compositionnels » définis par Haydn dans son opus 20 et dans son opus 33.

   Ces quatuors « Galitzine » (no 12 op. 127, no 15 op.132, no 13 op.130) furent respectivement donnés en première audition privée, par le quatuor Schuppanzigh, le 6 mars et le 9 septembre 1825, le 21 mars 1826. Dans sa forme originale, l'opus 130 s'achevait par la Grande Fugue qu'à l'instigation de l'éditeur viennois Artaria, Beethoven remplaça ultérieurement par un allegro plus détendu.

   Avec l'opus 131 (no 14 en ut dièse mineur), terminé en septembre 1826 et dédié au baron von Stutterheim, qui avait rendu service au neveu du compositeur, Beethoven proposait l'un de ses quatuors les plus insolites sur le plan de l'organisation architectonique : 7 mouvements apparemment sans vrai rapport les uns avec les autres, mais qu'un examen plus attentif permet néanmoins de regrouper en 4 parties principales correspondant à l'habituelle division structurale du genre.

   Plus bref que ses prédécesseurs immédiats (au départ, il ne comportait même que 3 mouvements), dédié à Johann Wolfmayer à qui l'opus 131 était primitivement destiné, le quatuor no 16 op. 135 en fa majeur est, par la précision, la netteté des idées qu'il contient et la logique concise qui préside à leur mise en œuvre, encore plus proche de Haydn que ne l'était l'opus 18. Les prodigieuses explorations beethovéniennes dans le domaine du quatuor à cordes n'ont jamais impliqué cette totale rupture avec le passé que d'aucuns préconisent dangereusement de nos jours.