Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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opéra (suite)

L'Allemagne et l'Autriche : naissance du singspiel

D'ethnies et de religions différentes, les pays germaniques partageaient une même méfiance de leurs princes envers toute tentative nationale d'un art de langue allemande, ces princes soutenant l'opéra italien. Comme Hasse à Dresde et Graun à Berlin, Ignaz Holzbauer (1711-1783) fut à Stuttgart un excellent auteur italianisant, comme le furent à Vienne Gassmann, Gluck et Wagenseil (1715-1777), auteurs qui influencèrent Sarti et Naumann, dont l'activité se déploya au Danemark, en Suède ou en Russie. Et si l'œuvre lyrique de Haydn nous paraît dominer l'opera seria et semiseria de son époque, de même que les premières tentatives de langue allemande, le cadre des représentations privées auquel il les destina lui refusa le rôle historique qu'il eût pu alors assumer.

   Avant que le singspiel (pièce chantée) ne se définisse comme l'équivalent de l'opéra-comique, mais d'une singulière épaisseur orchestrale, ce terme avait recouvert les diverses tentatives d'opéra national héritées de l'opéra baroque et du ballad opera du Nord, où Gottsched, dédaignant la fiction inhérente au genre, vantait l'absolue priorité du texte, et où Johann Adolf Scheibe (1708-1776) baptisa singspiel dès 1749 des œuvres dont il écrivit livret et musique. À Vienne, vers 1750, le terme s'applique aux spectacles du fameux Bernardon, sortes d'équivalents de la commedia dell'arte, Haydn écrit Der Krumme Teufel (v. 1751-1753, perdu), et on joue des comédies lyriques de Josef Starzer, Franz Aspelmeyer, etc. D'autres types d'opéra allemand apparaissent aussi. A. Schweitzer (1735-1787) met en musique l'Alceste de Wieland (1773), adoptant les schémas ramistes, mais en négligeant totalement le chant, selon l'opinion de Mozart, qui vante au contraire Gunther von Schwarzburg (1776) de Holzbauer, influencé par Jommelli. On prise encore la forme du mélodrame (ou mimodram, tanzdrama, etc.), où la musique soutient un texte entièrement parlé, genre qu'illustra parfaitement Benda (v. infra), pour lequel Goethe écrivit Proserpine (1777), et auquel collabora aussi Haydn (Philemon und Baucis, Dido, etc.), puis Neefe, Reichardt, Zumsteeg, ceux-là mêmes que l'on retrouve à la naissance du véritable singspiel et du lied. Retardé à Vienne par la divulgation des œuvres de Favart, ce singspiel naîtra au Nord, dès la fin de la guerre de Sept Ans : dans Der Teufel ist los (1766), Johann Adam Hiller (1728-1804) emprunte encore à divers musiciens, puis compose Die Jagd (1770), où apparaît l'influence de Hasse.

   D'autre part, lorsque Reichardt écrit la partition de la Claudine von Villabella de Goethe (1773), créée en 1789, c'est le texte qui prévaut, et la musique devait donner ses lois au genre, grâce à Georg (Jiři) Benda (1722-1795), qui usa de sa très riche orchestration dans der Dorfjahrmarkt (1775), où l'aria da capo se mêle aux couplets sentimentaux, aux airs de bravoure et aux chœurs populaires (dont Weber s'inspirera dans son Freischütz en 1821). Benda fit appel aux sources les plus variées (Julie und Romeo en 1776, der Holzhauer en 1778), et écrivit Medea (1775) et Ariadne auf Naxos (1775) dans la forme du mélodrame. Enfin, Belmont und Constanze de Johann André, donné à Berlin en 1781 sur un texte de Bretzner, servit de modèle à Mozart (l'Enlèvement au sérail, 1782), lorsque Josef II eut ouvert à Vienne un Singspiel Nazional Theater, inauguré en 1778 avec die Bergknappen de Ignaz Umlauf (1746-1796), sur l'œuvre de qui Mozart modèlera ses personnages de singspiel Osmin et Papageno. Comme Mozart, Franz Teyber (1758-1810) et Josef Weigl (1766-1846) écrivirent aussi de difficiles arias à coloratures, afin d'attirer les cantatrices du Théâtre de cour, voué à l'opéra italien et à l'opéra français. Une fois le Théâtre du singspiel fermé pour « subversion », le Kärtnerthortheater, à Vienne, accueillit les singspiels très italianisants de Dittersdorf (1739-1799), alors que, au contraire, pour un public plus populaire, Schikaneder, imprésario de petites salles, mêlait le couplet populaire à la féerie, comme dans Oberon (1789) de Wieland et de Wranitzky (1756-1808) et dans la Flûte enchantée de Mozart (1791). Mais les compositeurs de singspiel durent à nouveau collaborer avec le Théâtre de cour, lorsque, après la mort de Josef II et de Leopold II, les modèles étrangers s'imposèrent à nouveau. Or, c'est sous le règne de Josef II que Mozart avait réussi une synthèse des genres, à laquelle avait également contribué l'influence française.

La France après Rameau

La mort de Rameau, en 1764, avait ramené à l'Opéra Mondonville (dont il faut aussi signaler Daphnis et Alcimaduro, en langue d'oc, en 1754) et les compositeurs d'opéra-comique. Mais Gluck y ayant imposé un style différent, c'est aux compositeurs italiens que l'on demanda de venir perpétuer son action. Piccinni donna avec succès Roland (1778), puis Atys (1780), Iphigénie en Tauride (1781) et une superbe Didon (1783), Jean-Chrétien Bach vint de Londres écrire un Amadis de Gaule (1779) sur le livret de Quinault, Anfossi « renonça à écrire pour les chanteurs français », et Antonio Sacchini (1730-1786) donna Renaud, Chimène et Dardanus (1784), mais mourut sans connaître le succès réservé à Œdipe à Colone (1786), parfaite fusion du génie italien et français. Or, après les Danaïdes (1784), et Tarare (1787) de Salieri, l'arrivée de son rival Cherubini en 1788 allait apporter un sang nouveau à l'opéra français.

   L'opéra-comique était, dès 1769, un genre parfaitement adulte, non seulement digne de l'opéra, mais autrement représentatif de la culture française. Grétry (1741-1813), dédaignant justement l'opéra, lui consacra un authentique talent acquis à Rome, et écrivit de véritables arias virtuoses pour les cantatrices de la Comédie-Italienne dans Zemire et Azor (1771) et la Fausse Magie (1775), puis, toujours avec la collaboration de Sedaine, s'orienta vers d'autres sujets (Raoul Barbe-Bleue, 1789) et aborda le thème historique avec Richard Cœur de Lion (1784), Guillaume Tell (1791), ou Pierre le Grand (1790) sur un livret de Bouilly, l'auteur de Léonore. À ces ambitions, Nicolas Dalayrac (1753-1809) opposa la sentimentalité de sa Nina, folle par amour (1786), pièce à sauvetage de Marsollier, que reprendra Paisiello et qui suscitera d'autres adaptations, comme il en fut de son Renaud d'Ast (1787), dont Mozart se souvint dans la Flûte enchantée.

   Comme Grétry et Dalayrac, Gossec, Méhul, Lesueur et d'autres sacrifièrent aux sansculottides de la Révolution, puis renouèrent avec la tradition, comme Cherubini, Paër, Henri Berton (1767-1844), auteur de Montano et Stéphanie (1799) et Aline, reine de Golconde (1803), comme Jadin, Catel, Gaveaux et le Maltais Niccolo, dit Isouard (1775-1818), auteur des Rendez-vous bourgeois (1807) et du Billet de loterie (1811). En outre, le genre de l'opéra-comique, contraint à l'alternance du parlé et du chanté par le fait du monopole de l'Opéra, n'en disposait pas moins de plusieurs salles parisiennes et étendait son domaine : la pièce à sauvetage (par exemple, la Léonore de Bouilly, mise en musique par Gaveaux, Paër, Beethoven et Mayr) recourut à l'exotisme (par ex. toutes les Lodoiska), ou céda au mythe avec Médée de Cherubini (1797) sur un livret de Fr. B. Hoffmann, qui s'inspira aussi de l'Arioste (Ariodant, de Méhul, 1798). Mais avec le Normand Boieldieu (1775-1834), qui promena ses héros dans de nombreux pays, on assiste à un retour vers un opéra-comique plus traditionnel, dans une langue soignée. Après trente années de succès, il introduisait le romantisme dans le genre, avec la Dame blanche, inspirée de Walter Scott, qui triompha en 1825, l'année où le Devin du village quittait l'affiche. Son livret, signé Eugène Scribe, appartenait à une nouvelle époque de l'opéra-comique, déjà marqué par les premiers succès d'Auber et d'Hérold.

La synthèse mozartienne

L'opéra de Mozart, s'il domine à nos yeux toute la production de son époque, n'eut pas alors l'impact qu'on suppose, dans la mesure où il ne semblait pas apporter d'innovations formelles. La trop grande complexité de ses livrets ne plaidait guère en sa faveur, tous ses arguments avaient déjà été traités par d'autres musiciens (sauf celui des Noces de Figaro, trop récent) et ses emprunts aux auteurs de singspiels, à Traetta, Salieri, Paisiello, Dalayrac, etc., suivaient la coutume établie. Fidèle à la tradition du lieto fine, à l'emploi du castrat d'opera seria, Mozart semblait même en retrait sur ses prédécesseurs par les structures traditionnelles de ses opere buffe : le récit, rarement accompagné (sauf en des occasions significatives), demeure bien séparé de l'aria, aria avec da capo ornementé, cavatine ou aria tripartite sans participation du chœur. Peut-être aurait-on pu déjà s'inquiéter de la longueur inhabituelle de ses finales, de la présence du fantastique dans la scène du banquet de Don Juan, de la souplesse du discours dans Idoménée (opéra qui connut justement le succès), du surprenant premier finale de la Clémence de Titus, ou du ton grave d'un singspiel comme la Flûte enchantée. Mais c'est de l'intérieur que Mozart, plus subtilement, avait miné l'édifice. Dès l'âge de quatorze ans, il avait osé suggérer le choix d'un livret (il sera, dans sa maturité, le véritable coauteur de ceux-ci), et c'est par la musique qu'il devait résoudre les véritables problèmes, jusque-là objets de vaines querelles d'ordre littéraire, et affirmer une unité de pensée que ses contemporains ne pouvaient déceler.

   À la proposition de Gluck de « réduire la musique à sa seule fonction de seconder la poésie », Mozart répondit que « la poésie devait être la fille obéissante de la musique », et réalisa l'osmose entre le verbe et le son, parce que sa musique épousait le tempo intérieur du livret, ce que n'avaient compris ni Gluck ni les Italiens, dont les tentatives de renouveau étaient ainsi vouées à l'échec. Pour réussir, Mozart tâta d'abord de tous les genres, du singspiel à la sérénade, de l'opéra-comique à l'opera seria, du buffa au dramma giocoso et à la comédie, puis réalisa enfin avec Idoménée une première synthèse des structures du seria, par son fréquent usage des ensembles, par la participation des chœurs à l'action, donnant ainsi raison à Traetta contre Gluck. Et, malgré le succès obtenu par Idoménée, son intuition lui dicta de récuser cette mythologie vidée de son contenu pour s'engager sur la voie autrement exigeante d'un « mythe de l'homme contemporain » (cf. M. Beaufils), choisissant précisément pour cela le langage plus accessible du singspiel (« Je me sens pris de fièvre à l'idée de créer l'opéra allemand », avait-il écrit), ou de l'opera buffa, dont il asservit les composantes à l'idée. C'est pour lui un jeu d'insuffler à ces formes « faciles » la densité du genre tragique, d'établir des rapports affectifs entre la tonalité des scènes et des arias, de mettre en situation les coloratures apparemment les plus traditionnelles, ou d'introduire dans un opera buffa des caractères d'opera seria (Donna Anna et Donna Elvira) et quelques rares récitatifs accompagnés d'une étonnante intensité.

   Et c'est même en termes musicaux, presque anodins, que Mozart souligne l'univers manichéen de la Flûte enchantée, opposant le parlé au chanté, et situant le Bien et le Mal aux deux pôles inconciliables de la voix humaine, alors que, dans ses drames italiens, l'ambiguïté des diverses facettes du chant souligne les terrifiantes imbrications entre ce Bien et ce Mal, considérés comme les deux faces complémentaires d'un même univers, où « le langage du buffa se présente comme le masque du tragique » (cf. M. Beaufils), où la perfection esthétique voulue de Cosi fan tutte se distancie encore mieux d'une réalité plus tragique que celle de Don Juan. Enfin, héros du Sturm und Drang, engagé dans le combat pour l'émancipation de l'être, Mozart se place au centre d'une œuvre dont il fait une unique et constante confession, en posant, dès l'Enlèvement au sérail, le problème de la revendication des droits de l'individu, qu'après les orages des trois opéras italiens il résout, et, à nouveau, avec la langue allemande dans la sagesse ambiguë de sa Flûte enchantée, en 1791. Notons que, cette même année, avant de disparaître à trente-cinq ans, Mozart parvient aussi avec la Clémence de Titus à faire éclater les vieilles structures de l'opera seria. Et cette étonnante synthèse nous rappelle qu'il appartient en priorité à la musique de triompher des problèmes d'éthique et d'esthétique, fût-ce à l'aide des structures les plus traditionnelles.