Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
L

lied (all., pl. lieder ; « chanson ») (suite)

Avec Brahms, une nouvelle génération du lied romantique

Le lied accompagne toute la vie de Johannes Brahms (1833-1897) : 200 lieder, de ses vingt ans à l'avant-dernière année de sa vie. À quoi il faut ajouter 25 duos, une trentaine de quatuors vocaux, près de 100 chants populaires pour voix et piano et 26 pour chœur à 4 voix, soit une œuvre vocale importante, où le lied se taille la part du lion.

   Mais, avec lui, c'est une nouvelle génération du lied romantique qui commence. Chez Schubert et Schumann s'est cristallisé un genre musical dont ils ont créé les archétypes. C'est à présent dans des formes établies que se coule l'inspiration des compositeurs. Ce qui va les individualiser, c'est d'abord le choix des poèmes auquel leur tempérament les mène. Or, il est curieux de voir Brahms s'adresser à un grand nombre d'auteurs différents, pour la plupart mineurs, voire inconnus. Deux noms surnagent, ses deux poètes de prédilection : Groth et Daumer, au talent bien éloigné des Goethe et des Heine de Schubert et de Schumann.

   Le choix des thèmes poétiques est très révélateur : à peu près pas de paysages, sinon de grisaille ; des textes volontiers abstraits et sentencieux, assez flous, sans grande force ­ textes très intériorisés, générateurs d'une ambiance vague, grise elle aussi, celle d'un solitaire qui semble vouloir délibérément se mettre à l'écart de son lied, alors que Schubert et Schumann s'y impliquaient totalement.

   La structure musicale de ses lieder, Brahms l'emprunte généralement à Schubert, allant des formes strophiques variées à la composition « de bout en bout », en passant par la forme « concentrique », développement libre balisé de formules qui construisent l'œuvre en lui donnant un semblant d'unité. Mais, par rapport à Schubert, il lui manque la clarté, la netteté de plan, qui donnaient si précisément l'intelligibilité de l'ensemble.

   Mais la structure n'en est pas seule cause : le langage même du musicien s'y applique. La richesse, la somptuosité, même, de ses thèmes, l'épaisseur de ses parties de piano, le mouvement généralement très modéré engendrent un climat diffus, une lumière voilée. Brahms ne se confie pas, il invite son auditeur à le suivre dans un cheminement vers l'intérieur de lui-même, de sa solitude, tandis que sa pudeur ne cesse de dresser des barrages à cette introspection. C'est tout un domaine de la sensibilité allemande qu'il faut découvrir ici, non sans patience, dans la mesure où ces lieder demeurent très peu fréquentés des chanteurs ­ sans doute en raison de cette espèce d'impuissance à éclater dans l'espace sonore. Mais, à ce prix, on rencontrera de purs chefs-d'œuvre : C'était beau, Solitude de la campagne, D'amour éternel, Nous nous promenions, Toujours plus doucement.

   Ces lieder sont presque tous regroupés en recueils. Mais deux d'entre eux composent des cycles, ou plus exactement des albums de lieder réunis par une unité de ton et d'esprit : les Romances de Maguelonne et les Quatre Chants sérieux (il faudrait traduire plus précisément Quatre Chants graves). La composition des quinze Romances de Maguelonne s'étend de 1861 à 1868. Le poète Tieck en a pris l'argument dans un roman de chevalerie français du XIIe siècle. Les amours contrariées du chevalier Pierre et de la belle Maguelonne sont saisies, en 15 temps, dans des romances, comme les chansons, les « lyriques » d'une légende dramatique. Quant aux Quatre Chants sérieux, sur des textes bibliques, ils datent de 1896. Ce sont 4 méditations religieuses centrées sur le problème de la mort, dans un ton d'oratorio qui évoque quelque prolongement au Requiem allemand.

Le lied, part essentielle de l'œuvre de Hugo Wolf (1860-1903)

Ses 340 lieder ont été composés sur une vingtaine d'années seulement. Les 245 qui ont été publiés de son vivant se regroupent en cahiers, dont les 5 plus importants présentent une très grande unité, due à la fois à l'unité poétique et au très court laps de temps de la composition : Lieder sur des poèmes de Mörike (53 lieder, 1888), Lieder sur des poèmes d'Eichendorff (20 lieder, pour la plupart de 1888), Lieder sur des poèmes de Goethe (51 lieder, 1888-89), Livre de lieder espagnol (44 lieder sur des poèmes de Heyse et de Geibel, 1889-90) et Livre de lieder italien (46 lieder sur des poèmes de Heyse, en 2 tomes, respectivement de 1890-91 et de 1896). Ces lieder ont été composés par courtes vagues successives, très brusques, coup sur coup, à raison de plusieurs parfois la même journée.

   Dans ses lieder comme dans sa vie, Wolf procède à la fois de Schubert et de Schumann. Du premier, il a la rapidité de la création, la solitude ; du second, l'exaltation, les angoisses et la folie ; et des deux, le plus sûr instinct poétique. Car c'est, avant tout, les poètes que cet homme très cultivé et connaisseur veut mettre en valeur, glorifier, et derrière lesquels il cherche à s'effacer. C'est pourquoi on ne peut avec lui cerner un univers poétique dans lequel se définirait la personnalité du musicien, à la lumière des textes choisis par lui : ce qui l'intéresse en Goethe, par exemple, ce n'est pas le lieu de quelque projection de son moi profond, c'est le moi de Goethe lui-même. Ainsi de chacun de ses poètes ­ et quels poètes ! À côté des grands recueils, de Goethe, Mörike et Eichendorff, ce ne sont pas moins que Shakespeare, Ibsen, Byron, Heine, Lenau ou Michel-Ange. À l'opposé de Brahms qui se masque derrière ses poètes et se réfugie dans la musique du piano, Wolf met en lumière les poèmes qu'il révèle par la musique, dans une fusion absolue du verbe et du son.

   Avant d'entreprendre la composition d'un lied, Wolf commençait par en déclamer le texte à plusieurs reprises. D'où l'extrême raffinement dans les intonations du chant, le rythme de la déclamation lyrique, le débit de la voix, cette miraculeuse alchimie sonore qui sertit le poème en chacune de ses syllabes. Sous le chant, le piano n'a pas d'harmonies, d'altérations, de modulations, de fantaisie rythmique assez riches pour façonner le somptueux écrin révélant le poème : un langage wagnérien ramassé dans l'espace concentré du piano entendu dans un salon. Il procède par multiplication de petites facettes ­ un accent, une altération, une secousse rythmique ­, dont la juxtaposition en kaléidoscope cherche à épuiser toutes les virtualités de chaque poème. De la même façon qu'au travers de tous ces poèmes, il semble vouloir épuiser une vision totale de l'univers, des évocations de la nature aux chansons de soldats, de l'amour à la mort, de la tendresse à l'humour et de la piété à la dérision. D'où l'immense diversité de ce monde musical, qu'il faudrait analyser pièce après pièce ­ et, en tout cas, tirer de la méconnaissance quasi totale où le tiennent les mélomanes. Le monde poético-musical de Wolf n'est pas d'un accès très aisé ; et l'étroite sujétion des pouvoirs musicaux à la glorification d'un texte impose une totale compréhension de celui-ci, dans sa langue originale. Mais l'œuvre de Wolf contient par gerbes entières des chefs-d'œuvre de musique qu'on ne peut se priver d'ignorer.

Les lieder de Mahler

Gustav Mahler (1860-1911) est l'exact contemporain de Hugo Wolf, et appartient à la même génération que Richard Strauss. Parmi ses premières œuvres, on compte 14 lieder pour voix et piano, composés de 1880 à 1892, et publiés sous le titre de Lieder und Gesänge aus der Jugendzeit (Lieder et chants de jeunesse), en 3 volumes, en 1885 et 1892. Mais, déjà, Mahler songe à la fusion de la voix et de l'orchestre, en composant la cantate en 3 parties Das klagende Lied, le Chant de la plainte (Légende de la forêt, le Ménestrel, Chant nuptial, 1880, révisée en 1892-93 et 1898-99). Alto, ténor et chœurs y chantent des poèmes du compositeur lui-même, inspirés par le vieux fonds légendaire.

   Dès ses débuts, donc, Mahler subit la double tentation du lied et de la symphonie. Or, c'est à ce moment que se joue une articulation décisive dans l'histoire du lied. Car Mahler vient de rencontrer le recueil poétique qui va orienter toute son œuvre. Des Lieder und Gesänge aus der Jugendzeit, en effet, 9 des 14 lieder (ceux des volumes II et III) sont écrits sur des poèmes extraits du recueil Des Knaben Wunderhorn. Par la puissance d'évocation personnelle que ces textes éveillent chez lui se révèle un monde sonore que va pouvoir envahir la symphonie. Le piano des lieder de Wolf se substituait, avec ses moyens propres, à un orchestre sous-entendu. Wagner, dans les Wesendonck Lieder, « pensait orchestre » au piano. Et quand Mahler poursuit l'exploration du recueil du Wunderhorn, c'est déjà à l'orchestre qu'il songe.

   Dans les années suivantes (1891-1899), il tire du recueil merveilleux une nouvelle gerbe de lieder ­ 15 en tout. Mais, cette fois, c'est à l'orchestre symphonique qu'est destiné leur accompagnement. Dix de ces lieder seront publiés en 1905 sous forme d'un cycle, les Wunderhorn Lieder proprement dits ; 5 autres composent les 2 premiers numéros du recueil Sieben Lieder aus letzter Zeit (Sept Lieder de la dernière période), les 5 autres de ce recueil étant de Rückert ; un est le premier des Lieder eines fahrenden Gesellen (Chants d'un compagnon errant, de déc. 1883 à janv. 1885), les 3 autres poèmes étant de Mahler ; les 2 derniers, enfin, sont parties constituantes de symphonies : Es sungen drei Engel einen süssen Gesang (Trois anges chantaient une douce chanson) figure dans le 5e mouvement de la 3e Symphonie (Ce que me racontent les anges), et Urlicht (Lumière originelle) dans le quatrième mouvement de la 2e Symphonie.

   Mais ce n'est pas tout, car 2 autres poèmes du Wunderhorn se retrouvent dans les symphonies, sans avoir toutefois connu de rédaction séparée. Ce sont Ablösung im Sommer (Relève de l'été), 3e mouvement de la 3e Symphonie (Ce que me racontent les bêtes de la forêt), et Das himmlische Leben (la Vie céleste), finale de la 4e Symphonie. Pour être complet, il faut ajouter que la 2e et la 3e Symphonie font appel, pour leur partie chantée, à d'autres poèmes : l'ode Résurrection de Klopstock, révisée par Mahler, dans le finale de la 2e Symphonie, et un poème de Nietzsche, O Mensch, gib acht ! (Ô homme, prends garde !), extrait de Ainsi parlait Zarathoustra, dans le quatrième mouvement de la 3e (Ce que me raconte l'homme).

   Selon Bruno Walter, Mahler trouva dans Des Knaben Wunderhorn « tout ce qui remuait son âme ». « Nature, piété, nostalgie, amour, séparation, mort, fantômes, lansquenets, gaieté de la jeunesse, plaisanterie enfantine, humour étrange ­ tout cela vivait en lui comme dans les poèmes, et c'est ainsi que ses lieder surgissaient, torrentueux. » Encore faudrait-il ajouter que Mahler a, non seulement, sélectionné dans le vaste recueil les quelques poèmes (26 sur quelque 700) avec lesquels il entrait le mieux en résonance, mais qu'il les a de surcroît adaptés quand il le fallait, modifiant ici un titre, là coupant des strophes. Mais c'est bien tout son monde intime qui s'incarne en ces poèmes, en ces lieder, à tel point que la fusion se fait inévitablement entre cet univers poétique et le domaine de la symphonie qui est le sien : c'est non seulement l'accompagnement qui devient symphonique, mais les lieder qui entrent dans la symphonie (nos 2, 3 et 4) ; plus encore, les mouvements purement orchestraux des symphonies, des premières, en tout cas, vont bruire de fanfares militaires et de sonneries de casernes, de marches de condamnés, de rires stridents et dérisoires, comme de chants d'oiseaux et de cris d'enfants. L'univers du lied semble s'être définitivement accompli chez Hugo Wolf, pour devenir générateur de symphonie avec Mahler, au point que certains motifs orchestraux peuvent être entendus comme des lieder sans paroles.

   1900 voit la fin de la longue période marquée par Des Knaben Wunderhorn : 4e Symphonie et Sieben Lieder aus letzter Zeit. C'est une seconde manière du lied mahlérien qui s'ouvre alors : tandis que les 3 nouvelles symphonies se font exclusivement instrumentales, 2 groupes de 5 lieder avec orchestre voient le jour, tous deux sur des poèmes de Rückert : les lieder 3 à 7 des Sieben Lieder aus letzter Zeit et les 5 Kindertotenlieder (Chants pour des enfants morts, 1901-1904). Le langage de Mahler se fait, ici, plus intérieur, plus dépouillé ; il manifeste une sorte de retrait par rapport au tumulte du monde, abandonnant les caractéristiques nettement populaires du langage de l'époque Wunderhorn, comme les danses paysannes ou les marches militaires. Quant à l'orchestre de ces lieder, il est relativement réduit par rapport à l'imposant effectif instrumental des symphonies contemporaines.

   Avec la 8e Symphonie (1906), Mahler revient à l'alliance de l'orchestre avec la voix ­ ici, 8 solistes, 1 double chœur mixte et un chœur d'enfants. Le Veni Creator et la scène finale du second Faust de Goethe y sont traités sur le mode oratorial. C'est la symphonie suivante qui va revenir au lied, celle que Mahler n'appelle pas « neuvième », mais Das Lied von der Erde (le Chant de la terre, 1908-1909), symphonie pour ténor et alto solos et orchestre ­ on notera, cette fois, l'absence de chœur. Les textes sont des traductions de poèmes chinois anciens, qui amènent avec eux leur dépaysement, leur résignation et leur sagesse. Les 5 premiers sont autant de cris désespérés, tandis que le 6e et dernier, de loin le plus développé, Abschied (Adieu), est, sur le thème poétique de l'adieu à l'ami, un adieu au monde, sans le moindre espoir, mais dans un climat de totale résignation. La voix y est traitée comme un instrument de l'orchestre, mais un orchestre dont le langage se fait ici étonnamment prophétique des futures conquêtes de Schönberg.