Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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France (XXe s.) (suite)

Le retour du religieux

Il est curieux de voir que l'inspiration religieuse (catholique, naturellement) fut une des sources dans lesquelles la musique française reprit de l'ambition. Déjà, en marge de la vie musicale des concerts et des ballets, la France avait conservé, dans la filiation de Franck et Widor, et à l'ombre protectrice des églises, une lignée de compositeurs-organistes de valeur, esprits religieux formés à l'école de Bach. La relève est continue et homogène, de Louis Vierne (1870-1937) et Charles Tournemire (1870-1939) à Jehan Alain (1911-1940), Marcel Dupré (1886-1971), Gaston Litaize (1909), Jean Langlais (1907), Jean-Jacques Grunenwald (1911-1982), André Marchal (1894-1980), etc. Et c'est dans la littérature d'orgue que s'enracine pour une grande part le style divers et généreux d'Olivier Messiaen (1908), catholique fervent, l'un des plus grands musiciens français de toujours. Certes, Messiaen lui-même se rangea lui aussi, en 1936, dans un « mouvement », le groupe Jeune France, avec André Jolivet (1908-1974), Daniel-Lesur (1908) et Yves Baudrier (1906-1988). Mais ce groupe amical, disparu avec la Seconde Guerre mondiale, prenait comme mot d'ordre non une esthétique particulière, mais la « renaissance spiritualiste », le sens du sacré et du cosmique, en se réclamant du parrainage posthume de Berlioz ­ cela aussi bien contre les musiques d'agrément un peu exsangues que contre les tendances abstraites, venues d'Allemagne, que l'on commençait à connaître en France grâce à l'action de diffusion internationale du Triton, société de concerts fondée en 1923 par Pierre-Octave Ferroud (1900-1936). C'est en 1930 qu'Olivier Messiaen devient pour une quarantaine d'années titulaire de l'orgue de la Trinité à Paris. L'année précédente, ses Offrandes oubliées (1930) pour orchestre ont attiré l'attention sur lui. En 1942, il devient professeur d'analyse et d'harmonie au Conservatoire de Paris, poste où il se montre un éveilleur de talents incomparable : dans sa classe, sont passés une grande partie des compositeurs importants de l'après-guerre. Cette période le consacre en même temps comme un maître de la musique nouvelle, et aussi comme un novateur dans le domaine de l'écriture. En même temps, il fait connaître les musiques des autres civilisations, analyse Stravinski et Debussy sous un nouvel angle, et sensibilise la musique française de la manière la plus vivante qui soit aux problèmes de l'écriture musicale moderne, proposant des solutions pour composer le rythme, les intensités, dimensions que la révolution schönberguienne avait laissées de côté. À côté de sa musique, celle d'André Jolivet est un peu délaissée aujourd'hui, même si elle aussi se réfère aux musiques d'« ailleurs » pour retrouver un souffle sacré, incantatoire (Mana, pour piano, 1935). On connaît mal également, de nos jours, l'œuvre de Daniel-Lesur et celle d'Yves Baudrier, qui fut le cofondateur de l'IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques) et écrivit pour le cinéma.

Regroupements et clivages

Vient le second conflit mondial. Et le second après-guerre, contrairement au premier, fuit la futilité, la musique est volontiers dogmatique, crispée, mais peut-être faut-il cela pour lui faire retrouver une certaine ambition. Cette musique croit au progrès. Autour des positions opposées que prennent les uns et les autres par rapport à cette idée de « progrès », on voit alors se créer des clivages beaucoup plus radicaux, plus systématiques, notamment entre ceux qui s'affirment « novateurs » et ceux qui se posent en « continuateurs ». Même si ces étiquettes sont souvent peu significatives par rapport aux vrais débats esthétiques, elles correspondent à de véritables clivages sociaux, économiques, voire politiques, qui se traduisent par des regroupements en clans, tendances, échangeant des professions de foi et des polémiques. L'immédiat après-guerre voit donc les positions se durcir, pour un temps seulement. Car peu à peu, de 1950 à 1980, les partis pris esthétiques deviennent plus flous, plus mélangés, plus difficiles à cerner, à ramener à un système, ce qui fait le désespoir des critiques et des musicographes qui ne retrouvent plus leurs belles catégories. Alors, ils se contentent souvent, sans aller chercher plus loin, de recourir à un vocabulaire esthétique correspondant aux vieux débats d'il y a trente ans, et devenu inadéquat. D'où vient que le point de vue adopté sur la musique française récente est complètement artificiel (on regroupe les compositeurs en « postsériels », « aléatoires », « néoclassiques », catégories imprécises et arbitraires). La musique française la plus récente n'a pas trouvé comment parler d'elle-même, ce qui est peut-être sa faute et explique qu'elle peut paraître informe, dilettante, invertébrée. Il y a trente ans, on causait ferme (même si c'était plus sur des positions de principe que sur la musique elle-même), on croyait savoir pourquoi on s'opposait, ce qui fait regretter à certains cette époque, comme le « bon vieux temps ». C'est donc une période où se cristallisent de nouveaux groupes. Certains oubliés aujourd'hui comme l'Association des musiciens progressistes, fondée en 1948, d'inspiration « jdanovienne », qui réunit pour un temps des compositeurs comme Serge Nigg (1924), transfuge du dodécaphonisme, Louis Durey, Marcel Fremiot dans un sincère désir de reprendre contact avec le peuple et les thèmes nationaux, contre le « cosmopolitisme décadent ». En 1947, naissait aussi l'éphémère Zodiaque, qui, selon Claude Rostand, s'affirmait à la fois contre le « néoromantisme » de Jeune France, le dodécaphonisme naissant et les progressistes, pour renouer avec les sources méditerranéennes de la musique : on y trouvait le Polonais Skrovatcheski (1923), l'Argentin De Castro (1921) et les Français Pierre de La Forrest-Divonne (1921), Alain Bermat (1926), et surtout Maurice Ohana (1914), qui a imposé lentement et sûrement à un public de plus en plus large son lyrisme équilibré, synthèse d'éléments pris dans les recherches les plus récentes comme dans les plus vieilles traditions.

   Autre musicien de synthèse, mais d'une profonde originalité, Henri Dutilleux (1916), étranger à tous ces clivages, a fait connaître et aimer, à travers ses œuvres rares et lentement mûries, non une « tendance » ou un « système », mais un style, un monde, prenant, rigoureux, précis, capiteux, de sensations mêlées et organisées comme chez Proust. Ainsi, tout en ne coupant pas le lien avec la tradition, il a émergé comme une individualité irréductible de ce groupe de continuateurs qu'a peut-être fabriqué notre ignorance et que Jacques Chailley appelle la « face cachée de la musique contemporaine française », celle qui, selon lui, subit une censure implicite de la part des autres, ceux qui adhèrent, toujours selon lui, à une « tendance définie ».

Les continuateurs

Ces « continuateurs », dont une partie seulement adhère à un credo conservateur et s'oppose à l'« avant-garde », ce sont des personnalités aussi diverses et nombreuses que Claude Arrieu (1903-1990), Pierre Ancelin (1934), Tony Aubin (1909-1981), Henri Barraud (1900), esprit grave et tolérant, Jacques Bondon (1927), Emmanuel Bondeville (1898-1987), Eugène Bozza (1905-1991), Henri Busser (1872-1973), Jacques Castérède (1926), Pierre Capdevielle (1906-1969), Jacques Chailley (1910), animateur des Concerts de midi qui diffusent la production de la « face cachée », Charles Chaynes (1925), Jean-Michel Damase (1928), Alfred Desenclos (1912-1971), Yvonne Desportes (1907), Pierre-Max Dubois (1930-1995), Maurice Duruflé (1902-1986), l'auteur du célèbre Requiem, Claude Delvincourt (1888-1954), Raymond Gallois-Montbrun (1918-1994), rénovateur du Conservatoire de Paris, Pierre Hasquenoph (1922-1982), un de ceux qu'on pourrait fort bien classer dans l'avant-garde, Georges Hugon (1904-1980), Pierick Houdy (1929), Jean Hubeau (1917), Marcel Landowski (1915), qui, comme inspecteur de la musique aux Affaires culturelles, joua un rôle important, Raymond Loucheur (1899-1979), Jacques Leguerney (1906), Jeanne Leleu (1898-1979), André Lavagne (1913), Pierrette Mari (1929), Jean Martinon (1910-1976), Georges Migot (1891-1976), Alexis Roland-Manuel (1891-1966), Henri Martelli (1895-1980), Claude Pascal (1921), Jean Rivier (1896-1987), Louis Saguer (1907), Robert Siohan (1894-1985), Marcelle Soulage (1894-1971), Maurice Thiriet (1906-1972), Antoine Tisne (1932), Henri Tomasi (1901-1971), Marc Vaubourgoin (1907-1983), Alain Weber (1930), etc. Encore une fois, c'est pour la plupart malgré eux qu'on les range sous cette étiquette commune. Car ce qui les réunit, bien arbitrairement, est le fait que leur nom n'apparaît jamais, ou rarement, dans les programmes des festivals d'avant-garde, des associations de musique contemporaine les plus actives, et dans certains ouvrages consacrés aux « révolutions musicales ». Sont-ils victimes d'une censure, ou simplement ne cherchent-ils pas à y figurer ? Mais ce qui complique la chose, c'est que cette « avant-garde » qu'on dit se coaliser contre les « continuateurs » est devenue, comme ceux-ci, un fourre-tout de tendances disparates, sans perdre pour autant sa cohérence sociologique. Nul doute que la proche postérité ne fasse apparaître, une fois décantée cette profusion (avec tous les oublis injustes que cela suppose), de tout autres lignes de force que celles que nous apercevons pour le moment. Mais il serait absurde de nier l'existence de coteries, de groupes de pression, de clans, réunis souvent par communauté d'intérêt ou par amitié plutôt qu'autour d'un programme esthétique précis.