Dictionnaire de la Musique 2005Éd. 2005
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Paris

On ne peut parler de la vie musicale parisienne sans aborder le problème du centralisme français. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a de vie musicale en France qu'à Paris. Ainsi, curieusement, c'est dans un domaine qui implique de grands moyens, mais où la lourdeur du système parisien a paralysé longtemps le renouvellement ­ l'opéra ­ que, dans les années 1960-1970, des villes comme Lyon, Strasbourg, Marseille, etc., ont pris un certain avantage sur la capitale dans les productions nouvelles d'opéras, et dans la création d'un nouveau répertoire.

   Ce centralisme n'est même pas battu en brèche par la multiplication des festivals locaux dans toute la France, pendant les mois d'été, puisqu'ils sont souvent conçus pour un public d'estivants venant en grande partie de la région parisienne. Il semble donc que l'histoire de la musique à Paris pourrait sembler se confondre avec l'histoire de la musique française : quel grand compositeur français, de Rameau à Berlioz, en passant par Fauré, Ravel et Messiaen, n'a pas vécu principalement à Paris ou dans la région parisienne une bonne partie de sa carrière, et n'y a pas recherché sa consécration ? Le cas d'un indépendant comme Déodat de Séverac, refusant complètement ce centralisme pour s'installer à demeure dans son Roussillon natal, demeure assez rare.

   Et pourtant, Paris n'a pas toujours été le lieu où se créait, où se pensait la musique, loin de là ; mais plutôt le lieu où cette musique venait faire ses preuves. La « société » parisienne, puisque Paris est d'abord une ville sociale, a souvent été jugée trop frivole pour le mûrissement des grandes œuvres et sans doute plus favorable à la création littéraire (par l'importance qu'y prend le langage, non seulement la discussion et l'échange des idées, mais aussi le maniement du discours) qu'à la conception musicale « sérieuse ». Si bien que le sol de la ville de Paris n'est pas fertile en soi pour la création musicale.

   Alors que l'on parle volontiers d'un esprit « viennois » dans la musique (Schubert, Mahler) au sens noble, quand on parle d'esprit « parisien », c'est seulement au sens frivole, ou bien péjoratif : on pense à la Vie parisienne d'Offenbach et à ses opérettes, à Chabrier, aux musiques « canailles » du groupe des Six, à un art d'agrément tout en surface, à une certaine façon de ne rien prendre au sérieux. Mais la part de mélancolie et de tragique que l'on trouve aussi dans ces musiques (dans le rôle de John Styx d'Orphée aux Enfers, par exemple) n'est jamais portée au compte de l'esprit « parisien ».

   Sans doute cela est-il lié à un manque d'enracinement de la pratique musicale dans toutes les classes de la société. Quand Schubert, à Vienne, compose aussi bien des grandes symphonies que des « ländler », il n'y a pas de rupture profonde d'inspiration, et sa musique s'intègre bien dans le répertoire populaire de fêtes, de brasseries. Mais, quand un compositeur français vivant à Paris compose pour la « société », ce ne peut être que pour les salons. Il y a à Paris une coupure plus nette entre la pratique populaire de la musique (beaucoup moins répandue qu'ailleurs) et la musique savante ou élégante. La musique de Schubert ou de Mahler « habite » Vienne, se mélange bien à l'air de la ville. La musique française, ou bien n'habite que l'air des salons, ou bien puise son inspiration dans la nature, dans la France dite « profonde ». Et quand les compositeurs du groupe des Six, ou de l'école d'Arcueil, au début du XXe siècle, ont voulu intégrer dans leur musique l'inspiration populaire parisienne ­ accordéon, valse musette ­, c'était souvent creux, artificiel et condescendant. Stravinski, un Russe, se montrait plus habile pour intégrer dans son Petrouchka une chansonnette des pavés (« Elle avait une jambe de bois »), d'une manière qui soit émouvante et sans dérision, que les compositeurs français eux-mêmes.

   Aux yeux des étrangers, et des Français eux-mêmes, Paris, la capitale, a souvent été considérée comme une femme frivole, au goût déplorable (telle l'Odette de Proust), mais que l'on veut à tout prix séduire. Elle a attiré un grand nombre de tendances musicales conçues ailleurs ­ mais qui venaient s'éprouver devant elle, séduire le public parisien. De Mozart à Wagner, de Gluck à Meyerbeer, la liste est longue de tous ces compositeurs qui ont tenté avec ou sans succès, mais avec acharnement, sa conquête. Même Wagner, qui y a subi les échecs que l'on sait, écrivait encore en 1870 : « J'ai toujours eu l'idée de l'érection à Paris d'un théâtre international où seraient données, dans leur langue, les grandes œuvres de diverses nations. Seule la France, et Paris en particulier, sauraient relier en un faisceau des productions hétérogènes en apparence. » En quelque sorte, Paris fut souvent pour l'Europe la capitale, non de la création, mais de la représentation musicale.

   Mais en même temps qu'ils critiquaient la légèreté de cette femme frivole qu'était Paris, les compositeurs reconnaissaient qu'elle était prête à se laisser séduire par qui saurait y faire, sans considération de nationalité, dans la mesure même où, sur place, il n'y avait pas de théâtre lyrique indigène profondément enraciné. « Votre public », disait encore Meyerbeer à un correspondant parisien, « accueille indistinctement tous les genres de musique, s'ils sont traités avec génie. Il y a donc un champ bien plus vaste pour la composition qu'en Italie. » Et en effet, l'éclectisme parisien, corollaire de son caractère changeant, attira les expériences, les révolutions du goût : c'est à Paris que s'installèrent les Ballets russes, imposant des musiques nouvelles ; et que Gluck fit triompher sa révolution dramatique annonciatrice de celle de Wagner.

   Le plus curieux, c'est que ces étrangers d'origine, Lully, Gluck, tenaient souvent plus que les Français eux-mêmes à l'identité nationale de l'opéra français ­ notamment contre les Italiens, qui, à partir du moment où la cour des Valois les avait fait venir à Paris, restèrent longtemps les idoles du goût parisien. Ainsi, pendant des siècles, la musique italienne triompha à Paris, peut-être plus qu'ailleurs, un peu à la manière dont le cinéma américain règne aujourd'hui sur le goût cinématographique. Pour beaucoup de Parisiens, il n'y avait de belle et bonne musique qu'italienne.

   Au cours du XIXe siècle, les Allemands disputèrent peu à peu cette place aux Italiens : ils la conquirent vite dans le domaine symphonique (avec le répertoire beethovenien), plus lentement dans le domaine théâtral, jusqu'au triomphe de Wagner à la fin du siècle.

   Ainsi, si l'on peut risquer des formules péremptoires, Paris, en tant que centre musical, est plus centripète que centrifuge : il attire à lui plus qu'il ne rayonne, du point de vue de la création, s'entend. C'est là qu'on vient faire ses preuves, s'affronter au public. Il est plus une scène qu'un cabinet de travail. Un Berlioz, un Debussy, un Messiaen s'allant isoler au sein de la nature pour écrire ou trouver leur inspiration, mais venant faire consacrer dans la capitale, sur les scènes ou dans les salles, le fruit de leur travail, voilà une situation typiquement française.

Le Moyen Âge

C'est évidemment par ses institutions religieuses, la profusion de ses églises, de ses abbayes, que Paris a commencé par être un centre musical. Notre-Dame de Paris n'était pas loin de la Sorbonne, les lieux du culte voisinaient ceux d'étude et de création. Les abbayes de Saint-Germain-des-Prés, de Sainte-Geneviève, de Saint-Victor, étaient des lieux d'étude et de pratique musicales. Enfin la Sainte-Chapelle, construite entre 1241 et 1248, fut un centre musical de première importance. Mais c'est à l'église de la Bienheureuse Vierge Marie, devenue Notre-Dame de Paris, qu'a fleuri ce qu'on a appelé depuis l'école de Notre-Dame, avec des compositeurs comme les maîtres de chapelle Léonin et Pérotin, tous deux compositeurs d'organum, et leurs élèves. C'est là que serait née la polyphonie religieuse.

   Mais le « Moyen Âge » n'est pas une époque sans racines et sans culture, la spéculation musicale sur les thèmes légués par les écrits des Anciens va bon train. À l'époque, la musique fait partie des sept arts libéraux, à côté des mathématiques, et des écrits comme le Tractatus de musica (fin XIIIe s.) par Jérôme de Moravie, le De arte discantandi, de Franco de Paris, le Speculum musicae de Jacques de Liège, le Musica speculativa secundum Boetium nous renseignent à la fois sur la pratique musicale de l'époque et sur des « recherches musicales » qui, avant la Renaissance, ont cherché à ressusciter la musique des Anciens (Boèce, Platon).

   Évidemment, les musiques qui nous sont restées sont presque toutes des musiques d'église, où s'élabore le langage polyphonique (Planctus de Peter Abelard, Séquences d'Adam de Saint-Victor, polyphonies d'Albertus Parisiensis), mais l'activité musicale à Paris était également représentée par une pratique musicale profane de danses, de musiques de rue et de festivités, dont nous restent des traces moins nombreuses (le Roman de Fauvel, de Gervais de Bus, vers 1310-1314, œuvre allégorique et morale, contient non seulement des œuvres religieuses, alléluia, séquences, mais aussi des rondeaux, ballades et chansons). Les musiciens de rue, pour défendre leurs intérêts et leur travail, s'associent en une Confrérie de Saint-Julien des ménétriers, fondée en 1321, sorte de syndicat de regroupement de tous ceux qui jouent dans les banquets, les sérénades, les fêtes, etc., qui va se maintenir sur une longue durée.