Antarctique

Le Grand Blanc

Gagné ! L'expédition Transantarctica a remporté son pari d'effectuer la première traversée du sixième continent sans moyens motorisés. Le 3 mars, le Français Jean-Louis Étienne, le Soviétique Victor Boyarsky, l'Américain Will Steger, le Britannique Geoff Somers, le Japonais Keizo Funatsu et le Chinois Qin Daho accompagnés de leurs 40 chiens de traîneau ont atteint la base soviétique Mirny, située sur l'océan Indien, après avoir parcouru 6 300 km en 218 jours.

Les six hommes étaient partis du site de Seal Nunataks, dans la péninsule antarctique, le 28 juillet 1989. Avec leurs trois lourds traineaux, ils avaient fait étape à la base américaine Amundsen-Scott, située au pôle géographique, le 11 décembre, et, le 18 janvier, à la base soviétique Vostok, proche du pôle géomagnétique. La nature du terrain et le froid ont été les principaux obstacles qu'ils ont rencontrés, et le vent, qui atteignait parfois 180 km/h, accentuait encore l'effet des températures situées entre − 15 °C et − 42 °C.

La composition internationale de l'expédition correspondait à l'un de ses objectifs. Car, en plus de réaliser un exploit sportif, celle-ci entendait démontrer l'efficacité de la coopération internationale dans les conditions les plus extrêmes et, surtout, attirer l'attention de l'opinion mondiale sur l'avenir du continent antarctique. Celui-ci est régi par le traité signé à Washington le 1^er décembre 1959, qui gèle les revendications territoriales de ses signataires, instaure entre eux une coopération scientifique sur le terrain et leur interdit d'y développer d'autres activités que pacifiques. La convention de Wellington du 2 juin 1988 complète ce traité en réglementant très sévèrement l'exploitation des ressources minérales. Indépendamment du fait que celle-ci est encore aujourd'hui du domaine de l'impossible − la couche de glace atteint une épaisseur moyenne de 2 000 m −, certains pays, comme les États-Unis, la Grande-Bretagne ou les États sud-américains, souhaitent un assouplissement de ce règlement. D'autres, comme la France ou l'Australie, voudraient interdire à jamais toute exploitation et insistent sur les menaces de pollution entraînées par le développement du tourisme, le rejet des déchets produits par les différentes bases ou le trafic maritime. Les parties consultatives du traité de Washington, réunies à Paris du 9 au 20 octobre 1989, au moment où le docteur Étienne et ses cinq compagnons marchaient sur la glace, avaient décidé d'organiser deux conférences sur ces sujets en 1990.

Pays de l'Est

L'année des élections

Le 18 mars, la RDA inaugure l'année des élections en Europe de l'Est, qui fait suite à l'année des révolutions. Le premier scrutin libre depuis 1933 est marqué par la victoire inattendue du parti chrétien-démocrate (CDU) qui obtient 40,91 % des voix et 164 sièges sur 400, 193 avec ses alliés regroupés au sein de l'Alliance pour l'Allemagne. Le Parti social-démocrate (SPD), qui était donné favori, doit se contenter de 21,8 % des suffrages et de 87 sièges. Le Parti du socialisme démocratique (PDS, ex-communiste) réalise un score imprévu avec 16,33 % des voix et 65 sièges. Regroupés au sein de l'Alliance 90, les mouvements de citoyens à l'origine de la révolution de l'automne 1989, parmi lesquels Nouveau Forum, ne recueillent que 2,90 % des voix et 12 députés.

Ce plébiscite ne reflète pas l'adhésion massive des Allemands de l'Est à un parti qui, allié aux libéraux au sein du Bloc national, a servi de caution démocratique au régime communiste. Certes, son président, M. Lothar de Maizière, descendant d'une vieille famille de huguenots français émigrée en Prusse et membre influent de la communauté protestante de RDA, a entamé un renouvellement en profondeur de la CDU de l'Est en novembre 1989. Mais la victoire du parti frère de celui que dirige le chancelier ouest-allemand Helmut Kohl illustre avant tout l'aspiration des Allemands de l'Est à la réunification des deux États, au sujet de laquelle le SPD paraissait trop réservé à leurs yeux.

Le 25 mars, en Hongrie, au premier tour de la première consultation nationale libre organisée dans le pays depuis 1945, le Forum démocratique hongrois (MDF, centre droit) obtient 24,71 % des voix, l'Alliance des démocrates libres (SzDSz, centre gauche) 21,38 %, le Parti des petits propriétaires (PPP) 11,76 %, le Parti socialiste hongrois (PSH, ex-communiste) 10,89 % et la Fédération des jeunes démocrates (FIDESz, radicaux) 8,94 %. À elle seule, la défaite de M. Imre Poszgay, communiste réformateur et artisan du démantèlement du parti État, battu par un jeune inconnu du FIDESz, illustre le rejet total de tout ce qui rappelle le régime déchu.

Le second tour, organisé le 8 avril, permet de départager les deux grands partis d'opposition et d'écarter la menace de l'instabilité politique. Le MDF l'emporte clairement avec 42,74 % des suffrages et 165 sièges sur 386. Le SzDSz n'obtient que 23,83 % des voix et 92 sièges. Tranchant plus encore que son adversaire sur les thèses du PSH, le MDF affiche de plus un nationalisme très populaire. Fils d'un membre éminent du PPP d'avant-guerre, son leader, M. Jozsef Antall, a une longue carrière d'opposant derrière lui.

France

La péninsule Cyrano

Après Robert Hossein en février, Jean-Paul Rappeneau en mars. Après le Théâtre Marigny, d'autres salles obscures. Après Jean-Paul Belmondo, Gérard Depardieu. Mais toujours Edmond Rostand et toujours Cyrano de Bergerac.

Éternel, universel Cyrano ! C'est parce qu'il est à ce point français − à ce point gascon, ce Français extrême − que Cyrano est le rôle du répertoire le plus populaire à l'étranger. C'est parce que le public français s'y reconnaît qu'il accourt pour applaudir cette image de lui-même et s'apitoyer sur elle.

Cyrano, c'est l'intelligence du laid, la tendresse du bravache, le désespoir du héros. C'est le type même du perdant magnifique, dans la lignée de Roland de Roncevaux, de Joseph Bara, de la garde qui « meurt mais ne se rend pas ». Jusqu'à son visage qui dessine la carte de France, menton gascon, nez breton... mais Alsace-Lorraine en moins. La première triomphale de Cyrano, « comédie héroïque en cinq actes », a lieu le 28 décembre 1897. L'épisode boulangiste était encore dans toutes les mémoires. La France s'interrogeait sur la culpabilité du capitaine Dreyfus...

Le 6 février, Belmondo entre en scène à Marigny, sous la direction de Hossein. Encombré par un nez monstrueux, il est une fois de plus l'athlète, « qui gueule et qui soulève avec des « hans » de porteurs d'eau les vers qu'il faut laisser s'envoler » − comme le dit son personnage. Bon public, la salle applaudit le numéro.

Le 28 mars, sort en salle le film de Rappeneau qui fait éclater l'évidence aux yeux de tous les spectateurs : Depardieu a toujours été Cyrano. Une légère augmentation de son vrai nez a suffi. Ce Cyrano n'est pas du théâtre filmé. C'est un vrai film d'aventure et d'amour qui respecte le texte en vers de Rostand, même si celui-ci a été allégé par Jean-Claude Carrière qui a en outre concocté avec talent quelques passerelles de son cru entre certaines scènes. Autour de Depardieu, Anne Brochet en Roxane, Jacques Weber − le Cyrano de Jérôme Savary au théâtre en 1983 − en de Guiche et Vincent Perez en Christian confèrent de l'épaisseur à leurs personnages. Ici, les yeux et les oreilles, mais aussi le cœur, en ont pour leur compte. Le Festival de Cannes réservera un triomphe au film et, le 21 mai, décernera à Gérard Depardieu son premier prix d'interprétation masculine.

Grande-Bretagne

La Poll Tax

En 1381, le grand trésorier du roi Richard II tenta d'instituer un impôt par tête. Il fut alors massacré par les paysans révoltés. Pour la même raison, de nombreux Britanniques rêvent aujourd'hui de se débarrasser − plus ou moins pacifiquement − de Mme Margaret Thatcher dont le gouvernement vient d'introduire le système de la capitation dans le recouvrement des impôts locaux.

Cette réforme, qui multiplie par trois le nombre des contribuables assujettis, touche pourtant tout particulièrement l'électorat de base du Premier ministre. En effet, alors que l'ancien impôt n'était acquitté que par les propriétaires immobiliers, la nouvelle « Poll Tax » ou « impôt par tête » doit − sauf exceptions prévues − peser de façon égale sur tous les habitants d'une même commune qui devront dorénavant tous contribuer aux dépenses votées par leurs municipalités. Concrètement, son entrée en vigueur le 1^er avril aboutira à une augmentation moyenne de 30 % de son montant qui atteindra − toujours en moyenne − 354 livres (3 500 francs environ) par personne et par an.

À l'annonce de cette réforme, la réaction est très vive. Des scènes d'émeute ont lieu dans certaines banlieues déshéritées. Les conseillers du comté d'Oxfordshire démissionnent en bloc. Les délibérations de nombreux conseils municipaux sont interrompues. Tandis que les travaillistes condamnent la « Poll Tax » tout en déclarant respecter la loi votée, les mouvements trotskystes ou anarchistes appellent au boycottage du nouvel impôt.

Le 31 mars, à Londres, une manifestation nationale anti-« Poll Tax », qui rassemble plusieurs dizaines de milliers de personnes, dégénère en émeute. Trafalgar Square et les quartiers environnants sont dévastés. Les vitrines volent en éclats, les magasins sont pillés et les voitures de luxe martelées par quelques milliers de « casseurs ». Les forces de l'ordre à cheval chargent. On relève 132 blessés dont 58 policiers.

Onze ans de pouvoir ont fini par user le crédit dont jouissait la « dame de fer » dans l'opinion. Les résultats d'un sondage paru dans l'Observer du 25 mars font état d'une avance de 28 points des travaillistes sur les conservateurs : un record historique. L'hémorragie de l'électorat, confirmée chaque dimanche par les scrutins locaux, suscite une vive inquiétude dans les rangs des tories. Un parlementaire conservateur sur quatre estime que Mme Thatcher devrait se retirer.

Isolée en Europe, contestée en Grande-Bretagne jusque dans son propre parti, où M. Michael Heseltine la menace, Mme Thatcher semble pourtant bien décidée à conserver la barre et à maintenir son navire dans la même direction le temps nécessaire à la mise en application de sa réforme.

Le mois de Jean-Louis Étienne

Le 3 mars, le D^r Jean-Louis Étienne et ses cinq compagnons ont atteint l'océan Indien après avoir traversé de part en part le continent Antarctique en 218 jours. L'expédition Transantarctica avait remporté son pari et le D^r Étienne effectué un grand pas sur le chemin de ses rêves.

– D^r Étienne, quelles sont les raisons qui vous ont poussé à relever ce défi ?

 J'ai l'impression de me trouver sur une route qu'à la fois j'ai choisie et qui m'a été imposée. De toute façon, je n'aurais pas pu passer ma vie enfermé dans un cabinet médical. J'avais déjà participé à quelques expéditions en tant que médecin, mais le Pôle s'est bientôt imposé à moi comme le summum de ce que je devais accomplir. J'ai toujours aimé la sensation toute simple de l'air frais sur mon visage. Je voulais aller dans cette région. Il fallait que j'y aille. J'ignore pourquoi, mais c'était sans équivoque. Après avoir mis tout en œuvre pour cela, je crois être arrivé maintenant assez près de l'idéal que je m'étais fixé. On me dit que j'ai de la chance, mais je sais qu'il est difficile de garder le cap sur la route de ses désirs, surtout lorsqu'il s'agit d'une route aussi marginale. »

– Pendant l'expédition, vous avez tenu à écrire un journal personnel. Pourquoi ?

« Pour moi, écrire était capital. Mon journal était mon confident. Dans cette aventure qui réunissait six solitaires − une solitude créée et imposée par les conditions climatiques -, il m'était indispensable d'écrire tous les jours pour entretenir mon bon fonctionnement cérébral. Dans l'Antarctique, en effet, il n'y a pas de sollicitations. À l'intérieur du continent, il ne se passe rigoureusement rien. Tout est blanc ou gris. Il n'y a pas de couleurs, pas d'odeurs, pas d'animaux. C'est le plus grand désert du monde. La vie quotidienne n'apporte donc rien de plus à ce que vous avez déjà dans la tête. Les membres de l'expédition ne pouvaient communiquer que sous la tente, deux par deux. Il s'agissait alors d'une communication de grande qualité. Même le mur de la langue et de la culture contribuait paradoxalement à rendre ces échanges très courtois et très amicaux, tout en nous empêchant d'empiéter sur l'intimité des autres. Il est même possible qu'une telle expédition n'eût pas été possible entre six personnes parlant la même langue. »

– Vous avez confié : « Le plus difficile, c'est d'arriver à ce relâchement de la pensée qui fait que l'on devient un polaire. » Qu'entendez-vous par là ?

« On devient un polaire lorsque l'on oublie l'excitation et les tracasseries du monde qu'on a laissé. Le relâchement de la pensée permet alors de vivre en harmonie avec cette grande pauvreté apparente du paysage qui demande un apprentissage des nuances que nous ne percevons pas naturellement. Il n'y a ni arbre, ni maison, ni rien qui puisse vous donner une idée de l'échelle. Ce sont des décors qui font énormément travailler l'imagination. »

– L'un des buts de l'expédition était d'attirer l'attention du monde sur l'avenir de l'Antarctique. Aujourd'hui, comment se présente cet avenir ?

« On va peut-être abandonner l'idée d'exploiter les ressources de l'Antarctique. Ce serait une sage décision car ce continent appartient au patrimoine mondial. Et son exploitation est hors de prix et sans doute dangereuse. Aujourd'hui, il n'y a qu'une seule urgence : la Terre a besoin de la générosité des nations qui doivent penser « planète » avant de penser à elles-mêmes. Quant à moi, je suis un usufruitier dans l'âme. »*

* Propos recueillis par Laurent Leblond.

Jean-Louis Étienne

Allemagne

Amère frontière

Le 1^er septembre 1939, l'armée du Reich pénétrait en Pologne, précipitant la mise à feu et à sang de l'Europe. Le 21 février 1990, le Premier ministre polonais Tadeusz Mazowiecki, inquiet de l'impuissance de son pays face à la réunification de l'Allemagne, suggère qu'un traité de paix reconnaissant l'intangibilité de la frontière germano-polonaise de 1945 soit signé par son pays et les deux États allemands, après les élections libres en RDA fixées au 18 mars. Ce traité serait ensuite ratifié par le Parlement de l'Allemagne unie.

Le 7 décembre 1970, le gouvernement de M. Willy Brandt (SPD, social-démocrate) signait à Varsovie un texte qui reconnaissait l'inviolabilité de la ligne Oder-Neisse. Il renonçait ainsi à plus d'un cinquième du territoire reconnu comme allemand par le traité de Versailles, formé par la Silésie, la Poméranie et la Mazurie, dont les habitants germaniques avaient été expulsés par les autorités polonaises au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. S'opposant à son ministre des Affaires étrangères, Hans Dietrich Genscher (FDP, libéral), qui juge légitime la demande polonaise, le chancelier Helmut Kohl (CDU, chrétien-démocrate) déclare, quant à lui, qu'un tel type d'engagement est du ressort du Parlement du futur État allemand. Il propose simplement que les deux Parlements allemands actuels adoptent à ce sujet une simple déclaration, non contraignante. Les autorités américaines, britanniques, belges, néerlandaises et françaises s'émeuvent. Le 1^er mars, à Berlin-Ouest, M. Roland Dumas dénonce le « silence lourd d'ambiguïtés » de M. Kohl.

Le silence du chancelier ouest-allemand ne cache aucun irrédentisme. Il est en partie électoral. À 10 mois des élections, M. Kohl ne veut pas s'aliéner la communauté des réfugiés des territoires de l'Est (moins de 1 % de l'électorat...). D'autre part, il craint que le traité n'ouvre la porte à la revendication par les Polonais de réparations de guerre. Le 2 mars, le chancelier de la RFA propose donc de lier le traité sur la ligne Oder-Neisse à la renonciation de la Pologne à toute réparation et à la garantie des droits nationaux des Polonais de souche allemande.

Le 6 mars, toutefois, cédant à la pression internationale et jugeant sa résistance suffisante, M. Kohl se déclare prêt à accéder à la demande polonaise.