Nîmes la sinistrée

Lundi 3 octobre. Provoqué par la retenue anormalement longue d'une ligne de nuages sur les collines avoisinantes, un orage intense et très localisé s'abat sur Nîmes et sur ses environs 228 litres d'eau tombent en six heures sur chaque mètre carré ! Du jamais vu de mémoire de météorologue.

Vers 7 h 30, un torrent d'eaux boueuses haut de près de 2 m déferle sur les quartiers nord de la ville ; les cadereaux, ces ruisseaux à sec l'été qui grossissent après les pluies ont débordé de leur lit. Les flots se répandent dans les rues charriant voitures arbres et clôtures et sèment la panique. Bientôt, les canaux du XVIII^e siècle, qui servent de déversoir à la source de la Fontaine, sont rapidement comblés par la boue et les déchets accumulés. Au lieu de remplir son usage, le siphon se bouche. Les eaux de la source, augmentées de celles toujours plus grosses du torrent, submergent alors le centre-ville. L'eau monte jusqu'à 1 m le long des colonnes de la Maison carrée, toute proche. Les vitrines des magasins sont éventrées, les rez-de-chaussée noyés et l'on voit des pianos des réfrigérateurs et des voitures d'enfant entraînés par le tourbillon. En plusieurs endroits la pression des égouts fait éclater la chaussée.

Cependant les secours s'organisent. Les automobilistes réfugiés sur le toit de leur voiture et les enfants bloqués dans leurs cars scolaires sont évacues par hélicoptère. La solidarité entre voisins se met en place en même temps que, par ailleurs on assiste aux premiers pillages.

Le ministre de l'Intérieur et le président de la République, venus sur place le lendemain, découvrent l'étendue des dégâts. On dénombre neuf morts, pour la plupart demeurés prisonniers de leur voiture, et 45 000 sinistrés soit un habitant sur trois. La ville est privée d'eau et d'électricité. Le montant du préjudice est évalué à près de 4,5 milliards de francs. L'état de catastrophe naturelle, concernant Nîmes et 70 communes environnantes, est constaté le 7 par arrêté, afin de faciliter l'indemnisation des victimes. La dimension exceptionnelle et totalement imprévisible de la catastrophe permet d'écarter les accusations portées contre la politique immobilière ou d'équipement de la mairie, qui serait inadaptée au terrain.

Les jours suivants la vie reprend lentement son cours à Nîmes où chacun médite la prophétie de Nostradamus qui affirmait que la ville périrait par les eaux.

C'est non !

« Quinze ans, ça suffit ! » Le slogan scandé par les opposants au général Augusto Pinochet tout au long de la campagne électorale, en réponse au plébiscite organisé sur la candidature du chef de l'État à sa propre succession jusqu'en 1997, est présent à l'esprit de la majorité des Chiliens qui se rendent aux urnes, le 5 octobre.

Des inquiétudes planaient sur la régularité du scrutin, mais il se déroule dans le calme, sous haute surveillance militaire ; des officiers légalistes, parmi lesquels le général Jorge Zincke, commandant de la garnison de la capitale, empêchent toute tentative de sabotage ou de fraude de la part des « ultras ».

Afin de couper court à d'éventuelles manipulations des résultats certains partis de droite annoncent le soir même la victoire du non », qui est confirmée par le général Fernando Matthei, commandant en chef de l'armée de l'air et membre de la junte. Le « non » remporte finalement 54,71 % des suffrages.

Dès le lendemain, des dizaines de milliers d'opposants envahissent les rues de la capitale pour manifester leur joie au cri de « Qu'il s'en aille ! ». Pour la première fois depuis quinze ans de régime militaire, l'Alameda, la principale avenue de Santiago, leur appartient. Dans la soirée, à la télévision, le général Pinochet admet sa défaite et affirme que le verdict des urnes sera respecté. Mais il déclare qu'il restera à la tête du pays jusqu'au terme légal de son mandat le 11 mars 1990.

Les jours suivants le ministre de l'Intérieur tente de faire accréditer la thèse selon laquelle le chef de l'État, avec 43 % des voix, sort renforcé de la consultation, les suffrages de l'opposition devant être partagés entre les 16 partis représentés au sein de la Coordination pour le « non ». Face à la détermination du gouvernement, les dirigeants de l'opposition adoptent une attitude prudente.

Le 9, le général Pinochet refuse toute négociation avec l'opposition sur une éventuelle modification de la Constitution de 1980, taillée à sa mesure. En revanche, certains militaires, dont le général Matthei, qui souhaitaient la désignation comme candidat au plébiscite d'un civil plutôt que du général Pinochet, se déclarent favorables à la concertation.

Le 3 novembre, après un remaniement sans précédent au sein de l'armée, qui favorise l'ascension du général Zincke au poste de vice-commandant en chef de l'armée de terre, le général Pinochet apparaît sur la défensive.

Semoule et démocratie

Depuis la rentrée, de nombreux conflits sociaux, sur lesquels la presse algérienne est restée muette, traduisent le mécontentement de la population, durement atteinte par une crise économique que la chute du prix des hydrocarbures aggrave encore. La semoule en vient même à manquer.

Baisse du pouvoir d'achat, chômage, sous-équipement et pénurie se font d'autant plus sentir que le strict discours révolutionnaire du pouvoir fait place à une volonté d'ouverture économique et politique pleine de promesses mais sans effet immédiat, ce qui renforce le sentiment de frustration, principalement chez les jeunes. Au sein du FLN, une sourde lutte oppose les conservateurs aux réformateurs liés au président Chadli Bendjedid.

La grève générale prévue pour le 5 octobre n'a pas à être déclenchée. Depuis la veille au soir, les écoliers et lycéens affrontent les forces de l'ordre dans les rues d'Alger. Le centre de la capitale est mis à sac par les jeunes manifestants qui s'en prennent aux symboles de l'État et du parti ainsi qu'aux signes traduisant l'opulence des « spéculateurs » et des « corrompus ».

L'état de siège est décrété le 6 ; le FLN ayant exprimé, la veille, son intention de maintenir l'ordre à tout prix, il est fait appel à l'armée. Durant cinq jours les soldats font usage de leurs armes pour réprimer les troubles qui s'étendent en province, et que certains soupçonnent d'être dirigés clandestinement par les ailes dures du parti et de l'armée.

Tandis que les pays arabes voisins expriment leur solidarité avec le gouvernement algérien, la France est partagée entre le silence gêné et la condamnation sans appel de la répression. Le 10, le président Chadli se décide à sortir de son silence et s'adresse aux Algériens à qui il promet des « réformes politiques ». Ces déclarations et le soudain réapprovisionnement des magasins font cesser les troubles, qui ont fait officiellement 159 morts mais dont le bilan officieux s'élèverait à 600 victimes.

Le 12, tandis que l'état de siège est levé, le président Chadli annonce pour le 3 novembre l'organisation d'un référendum sur un amendement constitutionnel visant à rendre responsable devant l'Assemblée le Premier ministre, choisi par le chef de l'État. Après avoir, le 24, annoncé une seconde vague de réformes pour réduire les pouvoirs du parti unique, il limoge, le 29, le numéro deux du FLN, M. Chérif Messaadia, ainsi que le chef de la sécurité militaire, le général Mejdoub Lakhal-Ayat, considérés comme les principaux responsables du mécontentement populaire.

Allais France !

En attribuant, le 18 octobre, le prix Nobel d'économie à Maurice Allais l'Académie suédoise distingue, pour la première fois dans cette discipline, un Français à la fois chercheur émérite et personnalité hors du commun.

Major de sa promotion à Polytechnique, Maurice Allais, né en 1911 dans une famille de commerçants parisiens est resté toute sa vie fidèle à sa formation d'ingénieur et de physicien. Économiste libéral dans la lignée de Léon Walras et de Vilfredo Pareto, son premier mérite aura été de développer leurs travaux dans les années 40 en donnant une formulation mathématique de l'équilibre et des propriétés d'efficience des marchés.

Deux de ses ouvrages furent particulièrement novateurs : À la recherche d'une discipline économique (1943), et Économie et intérêts (1947) ; mais c'est la parution, en 1952, du Traité d'économie pure qui l'impose définitivement parmi ses pairs. Nommé en 1954 directeur de recherche au CNRS, il publie en 1978 l'Impôt sur le capital et la réforme monétaire, dans lequel il prône une réforme fiscale en profondeur. Fortement impressionné par la crise économique des années 30 – il se trouvait aux États-Unis en 1933 –, il est un des rares économistes à avoir prévu le krach boursier d'octobre 1987. Mais ce chercheur est aussi un enseignant. Depuis 1944, il professe l'analyse économique à l'École des mines de Paris et, depuis 1947, l'économie théorique à l'université de Paris. Il a ainsi contribué à former plusieurs générations d'« ingénieurs économistes », parmi lesquels Edmond Malinvaud, Marcel Boiteux, Jacques Lesourne, Jacques Attali, Thierry de Montbrial et Lionel Stoléru. Et l'ironie du sort veut que l'un de ses plus brillants disciples Gérard Debreu, qui a pris la nationalité américaine, ait reçu avant lui le prix Nobel d'économie, en 1983.

Maurice Allais ne voulut jamais quant à lui, quitter la France, malgré les offres alléchantes qu'il reçut des universités américaines et le faible renom que ses travaux – publiés en français dans un domaine où l'anglais règne en maître – lui valurent dans son pays. Cet homme rigoureux et tenace, aux opinions parfois provocantes et qui n'a sans doute pas fini de jouer les Cassandre face à une situation mondiale qu'il juge toujours aussi périlleuse, n'en a pourtant pas moins réussi à imposer la science économique française sur la scène internationale.

Les infirmières en colère

Après l'audiovisuel et les prisons, la révolte des obscurs gagne les hôpitaux. Suivant l'exemple donné par leurs collègues britanniques en février, les infirmières sont plus de 20 000 à manifester, le 29 septembre, à Paris, pour la revalorisation de leur profession, alors que plus des trois quarts d'entre elles sont en grève. Les revendications portent sur le statut, les effectifs les conditions de travail, la formation et une augmentation mensuelle de 2 000 F.

Avec 5 931 F net par mois la première année et 9 400 F en fin de carrière pour un travail éprouvant aux lourdes responsabilités « les infirmières n'ont pas le sort et la situation que notre société leur doit », avait déclaré M. François Mitterrand, le 23.

8 % seulement des infirmières étant syndiquées c'est une coordination regroupant membres et non-membres de syndicats et d'associations d'Île-de-France qui prend l'initiative d'un mouvement très populaire soutenu par le corps médical. Reçue le 4 par le ministre de la Santé, M. Claude Évin, mais non reconnue comme partenaire dans la négociation, la coordination lance un nouvel ordre de grève pour les 6 et 7 octobre, auquel s'associent d'autres personnels de santé. « Le statut des infirmières doit être revalorisé », admet M. Évin, qui sait aussi que leur céder c'est devoir céder aux autres catégories. Ses propositions aux syndicats sont rejetées par la coordination qui reconduit la grève jusqu'à la nouvelle journée d'action nationale du 13, qui regroupe 80 000 manifestants à Paris.

Le 14, au petit matin, après une nuit de négociations syndicales au ministère de la Santé, la coordination nationale, les syndicats et le ministre sont pour la première fois réunis autour d'une même table chez le Premier ministre, qui s'engage personnellement Mais les propositions – substantielles – du gouvernement sont repoussées par la coordination, qui décide de poursuivre le mouvement jusqu'à la satisfaction totale de ses revendications « Je n'ai pas dans les mains de quoi vous satisfaire », déclare M. Mitterrand à des infirmières en grève massées sur son passage lors d'un déplacement en province, le 18.

Après une nouvelle journée d'action, le 22, la coordination met fin à la grève, qui s'essouffle, tout en maintenant son mouvement sous des formes diverses. Le 24, un protocole d'accord, prévoyant une revalorisation des rémunérations des effectifs et de la formation, est signé par la CFDT, FO et la CFTC. Il est rejeté par la coordination, qui maintient ses revendications, et par la CGT.

Le mois de Michel Debré

L'actualité de l'année 1988 est, à mes yeux, faite d'une contradiction majeure entre le respect affiché de la Constitution de 1958, dont on fête les trente ans en ce mois d'octobre, et l'orientation supranationale d'une politique destinée à brève échéance à annihiler les effets de cette Constitution.

L'esprit des institutions nouvelles est clair : il s'agit d'affirmer la souveraineté de l'État en son double sens. Aucun organe, aucun homme n'exerce le pouvoir en France qu'à condition d'être habilité directement ou indirectement par le suffrage universel, expression de la nation. La France, d'autre part, est un État souverain et sa Constitution l'emporte sur tout engagement international qui ne la respecterait pas. En affirmant un tel principe, la Constitution n'est pas seulement l'expression de la France d'un homme, le général de Gaulle ; elle se situe dans une longue tradition qui a assuré, au cours des siècles l'existence et la grandeur de l'État et, d'une manière plus récente, l'expression de cette idée que seul un pouvoir issu de la solidarité nationale garantit aux citoyens l'exercice de leurs libertés.

Or, au moment même où l'on fête le trentième anniversaire de la Constitution, au moment même où le nom du général de Gaulle est au plus haut, s'affirme et s'affiche une politique tendant, sous prétexte de construction supranationale de l'Europe, à la fin de cette souveraineté.

L'année 1988 est, en effet, celle au cours de laquelle on a vu apparaître des projets qui, sous le nom abusif de liberté de mouvements de capitaux, autorisent officiellement la fraude au bénéfice de pays voisins où les comptes bancaires peuvent être anonymes :
– Le projet d'union monétaire qui, faute d'un gouvernement européen et d'une politique européenne, ne peut être et n'est dans la pensée de ses auteurs que l'expression d'une monnaie étrangère, le mark.
– Un prochain projet dit d'harmonisation fiscale et dont l'unique objet est de diminuer la capacité budgétaire française afin que notre pays renonce à sa force de dissuasion.

Bref, sous l'aspect hypocrite d'une construction de l'Europe économique c'est en fait à la souveraineté française que l'on entend s'attaquer en vue non seulement de banaliser, mais d'asservir la France.

Cette contradiction fondamentale entre l'esprit de notre Constitution et la politique que l'on prépare pour les mois et les années à venir paraîtra à l'historien comme le fait fondamental précurseur des graves combats politiques qui ne manqueront pas d'altérer, avant la fin du siècle, la paix intérieure de la France.

Michel Debré