L'Arménie s'enflamme

La politique de « glasnost » et de « perestroïka » de Mikhaïl Gorbatchev a fait renaître l'espoir chez les peuples fédérés de plusieurs républiques soviétiques : Tatars, Lituaniens ou Estoniens... ; mais les 3 millions d'Arméniens du Caucase sont ceux qui, en ce mois de février, expriment avec le plus de force leurs revendications.

Le 11, des manifestations dont les Izvestia ne rendent compte que 12 jours plus tard éclatent à Stepanakert, capitale du territoire autonome du Haut-Karabakh, enclavé dans la République d'Azerbaïdjan, auquel il est rattaché depuis 1923 malgré sa population arménienne à 80 %. Les manifestants réclament le rattachement du Karabakh à la République d'Arménie. Le 18, devant le Comité central, Mikhaïl Gorbatchev déclare que la question des nationalités est « fondamentale et vitale » pour la société soviétique et propose la réunion d'un plénum du parti consacré à ce sujet.

Le 22 et les jours suivants des foules considérables – plusieurs centaines de milliers de personnes – envahissent pacifiquement les rues d'Erevan, capitale de l'Arménie. Le 26, M. Gorbatchev lance un appel au calme à la radio et à la télévision.

Le 28, à la suite de rumeurs selon lesquelles des violences auraient été exercées contre des Azéris au Karabakh, un véritable pogrom antiarménien a lieu à Soumgaït, ville située à l'est de l'Azerbaïdjan. Commis avec une sauvage cruauté, les massacres causent la mort de 32 personnes, selon un bilan officiel ; mais de source dissidente, on fait état de plusieurs centaines de victimes Le 23 mars le présidium du Soviet suprême rejette fermement les revendications arméniennes sur le Karabakh ; toutefois dès le lendemain, M. Gorbatchev fait adopter toute une série de mesures dans le but d'atténuer les discriminations économiques, sociales et culturelles dont sont victimes les Arméniens du Haut-Karabakh.

Les Arméniens expriment tout d'abord leur déception en organisant une journée « ville morte » à Erevan, le 26, après l'interdiction par les autorités de la manifestation prévue, tandis qu'à Stepanakert une grève générale est suivie pendant deux semaines. Mais le calme revient ensuite, ce qui représente un succès pour M. Gorbatchev, parvenu à maîtriser un ample mouvement populaire tout en prenant en compte des revendications dont la formulation même a été favorisée par sa politique de « glasnost ». Il n'en reste pas moins que la crise arménienne prouve que la politique des nationalités doit être un volet essentiel de la restructuration, au même titre que la réforme économique et que celle du fonctionnement du parti.

Le procès de Poitiers

Le 15 février, devant la cour d'assises de la Vienne, présidée par M. Claude Arrighi, s'ouvre le procès des trois anesthésistes-réanimateurs qui sont tenus pour responsables à des degrés divers de la mort de Nicole Berneron, survenue le 30 octobre 1984 dans un bloc opératoire du CHU de Poitiers. Sur une scène, dressée pour la circonstance dans l'immense salle du palais de justice, a été installé un « respirateur » du même type que celui utilisé pour anesthésier la victime. C'est autour de cet appareil que témoins accusateurs et défenseurs viennent déposer.

Tout l'objet des débats réside dans les deux questions suivantes : les tuyaux d'arrivée du gaz ont-ils été inversés par le docteur Bakari Diallo, avec la complicité du docteur Denis Archambeau, dans l'intention de nuire au professeur Pierre Desforges-Mériel, leur supérieur hiérarchique de l'époque ? Cette inversion des tuyaux est-elle la cause de la mort, le professeur Mériel n'ayant pas su en prévenir à temps les dramatiques conséquences ? Des journées entières devant des jurés souvent dépassés par la technicité du débat, les plus hautes sommités médicales se succèdent à la barre ; et c'est au beau milieu de ces polémiques que se produit un coup de théâtre.

Le 23 février, le professeur Jean Lassner révèle que, quelques semaines plus tôt, un médecin français a volontairement reproduit les effets de l'inversion des tuyaux d'arrivée des gaz sur un malade plongé dans le coma.

Le 24, on apprend que c'est le professeur Alain Milhaud qui a pratiqué cette expérience unique au monde au CHU d'Amiens Les conclusions du professeur Milhaud accréditent-elles comme l'explique le professeur Lassner, la thèse de l'accusation ? La cour d'assises et son président se refusent à tenir compte de ce fait nouveau, dont l'écho est pourtant considérable, car il relance le débat sur le concept de « coma dépassé » et sur la légitimité des expérimentations sur l'homme. Le 3 mars la cour d'assises rend son jugement. Alors que l'avocat général, M. Jacques Paugam, avait réclamé 15 ans de réclusion criminelle contre les docteurs Diallo et Archambeau, les trois médecins sont acquittés La famille de Mme Berneron accueille le verdict avec consternation, tandis que les membres du comité de soutien au docteur Diallo applaudissent longuement la décision des jurés.

La septième encyclique

À Rome, le 19 février, le pape Jean-Paul II publie sa septième encyclique : Sollicitudo rei socialis (la Question sociale), qui vient actualiser la doctrine de l'Église relative à la question du développement des nations et à celle de la solidarité internationale.

21 ans après Populorum progressio (le Progrès des peuples) de Paul VI, le bilan est très négatif. « Les espoirs de développement » ne se sont pas réalisés ; « le fossé s'est élargi » entre les pays riches et les pays pauvres ; des millions d'êtres humains, qui souffrent sous le poids intolérable de la misère », sont « privés d'espoir ». Parmi les causes de « grave retard », Jean-Paul II dénonce la politique des « blocs » de l'Est et de l'Ouest, la production et le commerce des armes les campagnes contre la natalité. Dans un chapitre intitulé « le Développement humain authentique », après avoir jugé le « surdéveloppement, qui consiste dans la disponibilité excessive de biens matériels », tout aussi « inadmissible » que le sous-développement, le pape affirme que, « si toute la masse des ressources et des potentialités mises à la disposition de l'homme n'est pas régie selon une intention morale et une orientation vers le vrai bien du genre humain, elle se retourne facilement contre lui pour l'opprimer ».

En conclusion, Jean-Paul II souligne que « ni le désespoir, ni le pessimisme, ni la passivité ne peuvent se justifier » ; il s'adresse « avec simplicité et humilité à tous hommes et femmes sans exception, afin que, convaincus de la gravité de l'heure présente et conscients de leur responsabilité personnelle, ils mettent en œuvre – par leur mode de vie personnelle et familiale, par leur usage des biens, par leur participation de citoyens, par leur contribution aux décisions économiques et politiques ainsi que par leur propre engagement sur les plans national et international – les mesures inspirées par la solidarité et l'amour préférentiel des pauvres qu'exigent les circonstances et que requiert surtout la dignité de la personnalité humaine ».

Le Char de Polymnie

Le 19 février à Paris, René Char a achevé sa quête du dépouillement, sa marche vers l'abstraction, sa recherche de l'absolu.

Né à L'Isle-sur-la-Sorgue au mois de juin 1907, c'est dans ce village du Vaucluse, où il avait choisi de vivre, qu'il repose désormais.

Chantre de la nature, de la terre et de l'espace, où l'homme s'enracine à la fois il assignait au poète – au sage – la mission de se lancer « à la conquête des pouvoirs extraordinaires », des images enfouies, des vérités inexprimées et de les traduire en des mots universels.

René Char publie son premier recueil Arsenal, en 1929. À Paris, il devient un membre actif du groupe surréaliste, écrit le Marteau sans maître (1934), où il remue les bas-fonds de l'inconscient, puis s'éloigne du mouvement d'André Breton, dont il ne goûte ni les histoires de fous ni les récits enfantins. D'ailleurs, peu militant, René Char n'exprime aucun rejet particulier de la société dans laquelle il vit.

Seule l'occupation allemande, pendant laquelle il refuse de publier, lui impose de manifester activement, par son engagement dans la Résistance, son opposition radicale à toute tentative d'avilissement de l'homme, contre lequel il avait déjà mis en garde ses lecteurs d'avant-guerre.

Ses deux volumes composés à l'époque (Seuls demeurent, 1945, et surtout Feuillets d'hypnose, 1946) sont la traduction poétique de son double combat et valorisent l'espoir, à travers les expériences humaines dans une véritable « salve d'avenir ».

À la Libération, le poète reste à l'écart du triomphalisme triomphant. Solitaire, il continue à écrire et à publier régulièrement (Fureur et Mystère, 1948 ; les Matinaux, 1950 ; Recherche de la base et du sommet, 1955 ; la Parole en archipel, 1962 ; le Nu perdu, 1971 ; Aromates chasseurs, 1976). Ses prises de position publiques sont rares ; il préfère renforcer son témoignage par les illustrations qu'il demande à Braque, Giacometti, Miró ou Ernst ; il choisit de produire des éditions à tirages très limités, présentées ensuite dans des expositions au cadre prestigieux (Bibliothèque nationale, Musée d'art moderne de Paris, Fondation Maeght...), et d'être publié de son vivant dans « la Pléiade » (1983), suprême consécration pour un poète de notre temps.

Le mois de Franck Piccard

Début février, les paysages ont commencé à glisser sous mes yeux que je tiens grands ouverts.

J'ai passé mon enfance, puis mon adolescence sur des skis. Ce fut des années de joie de vivre et vingt ans de labyrinthe pour prendre cet avion vers Calgary. Le ski dans la peau, sans regret, sans rancune, on ne pense plus à rien ; alors on s'entraîne encore et encore...

C'est la dure loi du sport : on entre dans l'arène, les gladiateurs sont lancés et le combat est engagé. Je cherche le « truc » absolu, la chose la plus au fond de moi-même, que je porte sans le savoir. Je dors mal ; j'ai mal au dos ; c'est le mauvais temps qui arrive. Mes défenses prises une à une font jaillir mes dernières ressources et tout s'écroule en une extrême finesse pour laisser apparaître une jolie pièce de couleur bronze.

Un peu surpris, un peu déçu, je n'ai pas eu d'explosion. J'aurais voulu, mais je me suis retenu ; il y avait du monde autour de moi. Sur le podium, le fou rire aux lèvres, j'attends la Marseillaise, parce que plus loin, plus haut, plus fort, ça existe !...

En fait, dans ma tête, rien de tout ça ; il y a la piste, la vitesse et le calme. L'émotion grimpe et je retiens mon souffle. J'oublie tout, mes formules, ma personnalité ; l'univers est restreint à la trace de mes skis, ce qui provoque une affluence de sensation et d'instinct dans mes gestes. La compétition est au premier degré : faire totalement confiance à mes réactions et attaquer cette piste. Aucun trouble, aucune question ne viendra entamer mon rêve. Je le sais. Je prends conscience que ce jour-là est un grand jour comme il en existe si peu dans une vie. L'aire d'arrivée est noire de monde ; je frissonne quand une pointe aiguisée par la magie du moment me pique le cœur. J'ai réussi ! Par les lois de l'alchimie et du destin, j'ai transformé le bronze en or. Le drapeau flotte, ma timidité s'agite ; c'est sans doute la fin du tunnel.

J'avais l'air fin avec ma médaille autour du cou, face à ceux qui rêvaient pour moi, moi qui voulais partir. J'aurais voulu m'accorder seulement un petit quart d'heure de liberté et être heureux pour faire de nouveaux pas.

Après avoir semé autant d'efforts, je récoltais la fatigue. Je rêvais que je manquais l'entraînement comme un gosse rêve de faire l'école buissonnière.

À 23 ans, champion olympique, je reprends mon matériel sous mon bras et je pars aux champs de neige.

Franck Piccard