Enfin libres !

Séquestrés depuis près de trois ans par le Djihad islamique, l'organisation intégriste pro-iranienne, les trois derniers otages français détenus au Liban, Marcel Carton, Marcel Fontaine (enlevés le 22 mai 1985) et Jean-Paul Kauffmann (enlevé le 22 juin suivant), sont libérés le 4 mai à Beyrouth-Ouest. Emmenés en voiture jusqu'à l'hôtel Summerland, les trois hommes sont confiés à M. Jean-Charles Marchiani, émissaire personnel du ministre de l'Intérieur, M. Charles Pasqua. Le soir même, ils s'envolent à bord d'un avion privé et sont accueillis le 5 au matin à Villacoublay (Yvelines), par M. Jacques Chirac, M^me Danielle Mitterrand, MM. Jean-Bernard Raimond et François Léotard. M. Pasqua les avait déjà rejoints lors d'une escale à Solenzara, en Corse. Les trois Français sont très affaiblis mais ils semblent en bonne santé. Quelqu'un manque pourtant au rendez-vous : Michel Seurat, enlevé à Beyrouth avec Jean-Paul Kauffmann, est mort d'un cancer en détention. Le 5 mars 1986, ses ravisseurs avaient même annoncé son assassinat.

Les négociations ont été menées dans la plus grande discrétion par M. Pasqua, qui travaillait en étroite liaison avec M. Marchiani, alias Stefani, un ancien membre du SDECE. Après de nombreux rebondissements ce dernier parvint à remplir son contrat, trois jours avant le deuxième tour de l'élection présidentielle française.

Passés les premiers moments d'euphorie, des questions sont posées sur les termes de l'échange. « Aucune espèce de subside » n'a été versée, affirme M. Pasqua, le 5 mai ; « nous n'avons cédé à aucune revendication ». À Villacoublay, le Premier ministre remercie les gouvernements iranien et syrien, ainsi que les autorités militaires libanaises pour le rôle qu'ils ont joué dans la libération des otages. « Dès lors [...], le rétablissement des relations diplomatiques entre l'Iran et la France (rompues le 17 juillet 1987) peut être envisagé », ajoute M. Chirac. Les revendications avancées jusqu'alors par les ravisseurs – remboursement d'un prêt d'un milliard de francs consenti par le gouvernement du shah à Eurodif, libération de terroristes chiites condamnés et détenus en France, arrêt de tout soutien militaire à l'Iraq – ne sont pas évoquées. Les libérations auraient-elles donc été accordées sans contrepartie ? Le doute est de rigueur dans certaines capitales occidentales, à New York et à Londres en particulier.

Cependant, la normalisation des rapports avec l'Iran est amorcée. Le 18 mai, dix jours après la réélection de M. François Mitterrand, le Premier ministre, M. Michel Rocard, annonce que « la parole de la France sera tenue » ; dès le 16 juin, les relations diplomatiques sont rétablies avec le gouvernement de Téhéran.

Une affaire de grotte

Quatorze jours séparent l'attaque, le 22 avril, de la gendarmerie de Fayaoué sur l'île d'Ouvéa par un commando du FLNKS, au cours de laquelle quatre gendarmes sont tués et 27 autres pris en otages, et l'assaut lancé par l'armée, le 5 mai, contre la grotte de Gossana. Si l'opération « Victor », commandée par le général Vidal, atteint son but – la libération des 23 derniers otages sains et saufs –, le bilan est très lourd : 19 Canaques et 2 militaires sont tués ; 31 Mélanésiens sont faits prisonniers.

La prise d'otages du 22 avril intervient à l'avant-veille du double scrutin présidentiel et régional ; la tension est extrêmement vive sur tout le territoire, les indépendantistes ayant décidé de boycotter les élections régionales et d'empêcher leur bon déroulement. Entre les deux tours de l'élection présidentielle, la polémique politique bat son plein en métropole et, à trois jours du deuxième tour, la décision d'employer la force pour libérer les otages est vivement contestée par certains.

L'assaut se révèle extrêmement meurtrier, et le comportement des militaires, avant et après cette « action de guerre », est sévèrement mis en cause. D'une part, des habitants de l'île d'Ouvéa affirment avoir été victimes de sévices de la part des forces de l'ordre, qui, après le 22 avril, cherchaient à localiser la grotte où les militants indépendantistes avaient emmené leurs otages (le 5 août, 50 plaintes contre X... sont déposées) ; d'autre part, de graves accusations sont portées sur les conditions de la mort de trois Mélanésiens. Alphonse Dianou, responsable du mouvement des jeunes de l'Union calédonienne et chef des preneurs d'otages, qui était vivant à la fin de l'assaut, aurait été volontairement blessé au genou, puis aurait été l'objet de « sévices graves » et serait mort faute de soins Quant à Wenceslas Lavelloi, un autre preneur d'otages, et Waïna Amossa, l'un des « porteurs de thé » chargés du ravitaillement de la grotte, ils auraient été exécutés après leur reddition, alors qu'ils étaient désarmés.

Le 30 mai, un rapport d'enquête militaire est remis à M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de la Défense, qui l'avait demandé le 12, jour de son entrée en fonctions. Il en déduit que des « actes contraires à l'honneur militaire ont été commis ». Le soir même, M. Pierre Arpaillange, ministre de la Justice, demande l'ouverture d'une information judiciaire contre X... pour « homicides volontaires » commis sur les personnes de Lavelloi et d'Amossa, « coups et blessures volontaires et non-assistance à personne en danger », à propos d'Alphonse Dianou.

La dékadarisation

Trente-deux ans après son accession au pouvoir, le 4 novembre 1956, le « numéro un » hongrois, Janos Kadar, âgé de 76 ans est remplacé à la tête du parti socialiste ouvrier hongrois (PSOH) par le Premier ministre, Karoly Grosz

« Compte tenu de mon âge et du besoin de renouveau du parti, je vous demande de ne pas me réélire secrétaire général », déclare M. Kadar, le dimanche 22 mai, à la tribune de la Conférence nationale du parti, la première depuis 1957. Objet de vives critiques, le dirigeant hongrois voit sa demande exaucée bien au-delà de ses vœux : avec six de ses compagnons, il perd également sa place au bureau politique et disparaît ainsi des instances suprêmes. Un poste honorifique est créé à son intention, celui de président du parti. Le nouveau bureau politique ne comprend plus que 11 membres au lieu de 13 ; six réformateurs font leur entrée.

Cette nouvelle période de l'histoire de la Hongrie s'ouvre au moment où le pays doit faire face à une triple crise, politique, économique et idéologique, et alors que le consensus obtenu autrefois par M. Kadar n'existe plus. 20 ans après l'introduction d'un « nouveau mécanisme économique » qui éloignait la Hongrie du modèle soviétique et introduisait la notion de marché, le « système » hongrois est malade. Le parti et l'appareil d'État continuent à jouer un rôle déterminant dans le fonctionnement d'une économie qui découvre à son tour l'inflation, le chômage, une stagnation de la production et une augmentation de la dette extérieure. Le programme d'austérité adopté en septembre 1987 et les « correctifs » successifs apportés à la réforme de 1968 ont été insuffisants pour endiguer la crise.

Janos Kadar apparaît désormais comme celui qui met un frein aux évolutions nécessaires La majorité des Hongrois est convaincue que l'issue de la crise économique passe par un changement politique. Ce sont les réformateurs, menés par M. Imre Poszgay et par M. Rezso Nyers, qui engagent alors la bataille. Par ailleurs, depuis quelques mois, des mouvements et des groupes « indépendants » réclament une modification du système politique, la liberté de la presse ou la démocratisation du parti, autant de revendications qu'il est surprenant d'entendre exprimer de façon aussi explicite dans un pays d'Europe de l'Est. Une exigence de « pluralisme socialiste » apparaît, dont M. Karoly Grosz devra tenir compte, tandis qu'au sein du parti il devra arbitrer entre réformistes et pragmatistes, sans trop heurter les derniers membres de la « vieille garde » kadariste.

Deux ou trois jours à Moscou

Quatorze ans après Richard Nixon, un président américain foule de nouveau le sol soviétique. Accompagné de son épouse Nancy, M. Ronald Reagan arrive à Moscou, le dimanche 29 mai, pour le 4^e sommet américano-soviétique. Après l'approbation, le 27 mai, par le Sénat américain, du traité sur l'élimination des armes nucléaires de portée intermédiaire (FNI), signé le 8 décembre 1987 à Washington, le désarmement est naturellement à l'ordre du jour, mais les droits de l'homme et les conflits régionaux également. Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev se connaissent bien ; ils se sont déjà rencontrés à Genève, à Reykjavik et à Washington, et ce ne sont pas les propos tenus par le président américain, le 28 mai à Helsinki, en faveur des droits de l'homme et de la liberté religieuse en URSS, qui peuvent remettre en cause ce sommet, même si son manque de « tact politique » est relevé par les commentateurs soviétiques à cette occasion.

Pour des raisons de politique intérieure, les deux dirigeants fondent de grands espoirs sur cette rencontre. M. Reagan, qui vit ses derniers mois à la Maison-Blanche, souhaite terminer en beauté son second mandat, tandis que, pour M. Gorbatchev, il s'agit d'une répétition générale avant la conférence du parti prévue pour la fin du mois de juin.

Dès le dimanche après-midi, un premier entretien de plus d'une heure porte sur l'Afrique australe, le Cambodge, le Proche-Orient et l'Amérique centrale. À l'issue de cette réunion, M. Reagan s'échappe vers le quartier piétonnier d'Arbat, où il serre la main de quelques badauds

Les Américains ont décidé de jouer la carte des droits de l'homme, ce qui n'embarrasse pas trop M. Gorbatchev, qui profite de chaque occasion pour rappeler les changements intervenus en URSS depuis son arrivée au pouvoir. C'est dans ce cadre que s'inscrivent la visite, le 30 mai, du couple Reagan au monastère Danilov, siège du patriarcat orthodoxe, la réception, le même soir, à la résidence de l'ambassadeur des États-Unis, d'une centaine de dissidents et la rencontre, le 31 mai, avec des étudiants de l'université de Moscou. Ronald Reagan profite de l'occasion pour faire l'apologie des États-Unis et du libéralisme.

Sur le désarmement, quelques progrès sont enregistrés Deux des accords bilatéraux signés le 31 mai portent sur ce sujet Le premier concerne les missiles mobiles et le second les missiles de croisière lancés à partir de bombardiers. Deux autres points restent sans solution : les missiles installés à bord des sous-marins et la « guerre des étoiles », projet cher au président des États-Unis. Mais cela n'empêche pas Mikhaïl Gorbatchev de souhaiter, le 31 mai, la signature du traité START sur la réduction des armements stratégiques avant la fin du mandat de Ronald Reagan. En attendant, les deux hommes échangent, le 1^er juin, les instruments de ratification du traité FNI et mettent ainsi en vigueur le premier traité de désarmement nucléaire jamais conclu.

Le 4^e sommet américano-soviétique de Moscou n'a pas suscité de déclarations ni de décisions éclatantes, mais une volonté conjointe est apparue de maintenir le « dialogue » pour « surmonter les divergences ». L'URSS n'est plus l'« Empire du mal », dont parlait naguère Ronald Reagan. À l'Est comme à l'Ouest, l'heure est au « réalisme ».

Le mois d'André Fontaine

1958 : putsch d'Alger et retour au pouvoir de De Gaulle. 1968 : guerre civile froide. 1978 : échec inattendu de la gauche aux législatives. Les mois de mai en 8 sont souvent ceux où la France a rendez-vous avec l'histoire.

Mai 1988 n'échappe pas à la règle. Au milieu de la campagne électorale, la prise d'assaut, le 5, dans l'île d'Ouvéa, de la grotte où des indépendantistes détiennent des militaires pris en otage, fait l'effet d'un coup de tonnerre. Qui oserait imaginer, dans ce climat surchauffé, que, dix jours plus tard, il sera possible de constituer une « commission de conciliation » sur la Nouvelle-Calédonie ?

Il faut dire qu'entre-temps deux événements auront modifié du tout au tout le climat politique. La réélection, à une forte majorité (54,01 %). le 8, de François Mitterrand, a enterré pour un temps les ambitions d'une droite copieusement tiraillée entre le centre et le Front national : elle jugeait insupportable la poursuite de la cohabitation avec un président socialiste. Elle en est réduite à espérer qu'il voudra bien partager le pouvoir avec elle. La nomination à la tête du gouvernement de Michel Rocard, dont on connaît les positions modérées et l'absence de sectarisme, ne lui permettra pas longtemps cependant de se faire illusion. La composition de son cabinet relève plutôt d'un savant dosage entre les divers courants du PS que de l'ouverture tant promise.

Reste que le sectarisme, le dogmatisme, le triomphalisme ont été renvoyés à la trappe. La dépolitisation est en marche, à laquelle sur le moment on ne prend pas assez garde. En tout cas, on a tendance à négliger, devant l'accumulation des événements nationaux, ceux qui se passent au même moment dans le vaste monde. Retient tout de même, bien sûr. l'attention, la libération in extremis, vingt-quatre heures avant le deuxième tour de l'élection présidentielle, des deux derniers otages français du Liban.

La normalisation des rapports de la Libye et du Tchad passe en revanche inaperçue, tandis que se banalise, à force de rebondissements inouïs la liste des transformations à inscrire à l'actif de la « perestroïka » : début de l'évacuation des troupes soviétiques d'Afghanistan et vietnamiennes du Cambodge ; troubles en Pologne et dans le Caucase ; remplacement à la tête du PC hongrois de Janos Kadar par le très réformiste Karoly Grosz ; adoption par le Comité central soviétique des mesures destinées à faire de l'URSS « l'État de droit » qu'elle n'a jamais été. Enfin, pour couronner le tout, arrivée à Moscou, le 29, d'un président des États-Unis. Et de quel président ! Ronald Reagan, celui-là même qui avait déclaré la guerre à l'« Empire du Mal ».

Il n'y a pas qu'en France, à la fin de ce mois de mai, qu'on a le sentiment de se trouver dans une période de l'histoire où le consensus a tendance au moins, pour un temps, à prendre le pas sur la violence.

André Fontaine