raison
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin ratio (« calcul, rapport », avant l'époque classique). Avec Lucrèce et Cicéron, le mot entre dans la langue philosophique comme traduction du grec logos ou dianoia (« faculté de raisonner », « art de combiner les concepts ou propositions », « faculté des discours », « langage »).
C'est notamment une notion centrale dans la métaphysique, la logique et la morale leibnizienne. Elle est également l'objet de la philosophie critique de Kant, qui lui fait subir des modifications importantes : en la distinguant, au sein de l'esprit, de l'entendement, tant pour ses productions que pour son rôle dans la connaissance et dans l'action (elle constitue un autre rapport de l'esprit au réel, elle a d'autres prétentions....) ; en la divisant en « théorique » et en « pratique », et en limitant son pouvoir spéculatif légitime à la sphère de l'expérience possible ; en l'opposant, enfin, comme système des principes a priori à l'expérience. Hegel lui fait quitter le terrain de la subjectivité (connaissante ou agissante) pour lui donner une réalité objective telle que rien de ce qui est réel ne l'est qu'en étant rationnel : tout l'être lui doit son sens. Elle prend alors une consistance naturelle et historique : elle est tout l'être objectif et son sens. La raison n'est pas l'esprit qu'on a, « l'esprit est la raison en tant qu'on l'est » (B. Bourgeois).
Philosophie Générale, Métaphysique, Morale, Philosophie Cognitive, Philosophie de l'Esprit, Politique
1. Au sens large, simple « bon sens », faculté de bien juger, ou de discerner le vrai du faux, le bien du mal : c'est en ce sens qu'on peut « perdre la raison » (dans la folie ou dans la passion délirante). – 2. Au sens strict, et dans la perspective d'une philosophie de l'esprit, la raison a deux valeurs :
a) subjective, et comme faculté, elle est, conformément à l'étymologie, faculté de calculer ou de combiner des idées, propositions ou discours, faculté logique ; mais aussi faculté de réfléchir, en remontant d'un donné à sa cause ou à son principe. Elle peut donc procéder de manière déductive ou inductive, son acte propre étant la saisie des rapports logiques, et son but, d'établir la vérité (ou validité) d'un jugement. En ce sens, elle est opposée à l'intuition et au sentiment.
b) objective (comme cause ou comme sens) : elle est cause finale (le pourquoi des choses) ou raison dernière, ou encore « la raison suffisante et dernière » des contingences (Leibniz) ; ou, enfin, dans son rapport à l'être, son sens objectif (Hegel) et, dans son rapport à l'action, son sens intentionnel (Wittgenstein) ou sa cause subjective (Davidson).
On peut se demander s'il y a lieu de distinguer, comme le fit en son temps A. Lalande, une raison constituée, ou raison produite dans les sciences, les techniques, les institutions humaines, raison qui, se confondant avec ses œuvres, varierait avec elles ; et une raison constituante, pérenne, qui n'est rien que l'esprit humain avec ses grands principes, actifs en tous temps et en tous lieux, valables inconditionnellement et intemporellement. Ou bien si l'on ne doit reconnaître qu'une raison constituée, immanente à toute pratique ou théorie rationnelle, et progressant avec la rationalité (scientifique ou morale). Les empiristes, avec Hume et après lui, ne reconnaissent de raison que constituée et dépendante de la valeur et de la profondeur de l'expérience.
Selon Hume, tout, dans notre nature, tous les « pouvoirs de l'esprit », y compris celui des règles, est produit par la nature et y a son fondement(1). La raison elle-même ne peut être que naturelle et, donc, produite. Dès lors, il n'est pas question d'en faire le principe actif et transcendant de toutes nos connaissances. Si l'esprit lui-même est l'ensemble des liaisons entre pensées (associer est son acte fondamental), il l'est passivement ; en lui c'est la nature qui agit, l'association n'est pas son acte, mais son état. L'esprit étant lui-même effet, la mise en connexion des idées, pouvoir qu'on attribue généralement à la raison, n'est pas une opération a priori de celle-ci ; c'est une tendance de l'esprit qui s'exerce dans la science et au moyen de l'observation et de l'expérience. Le fondement éternel de la connaissance n'est pas logique, il est naturel ; la raison comme pouvoir d'organisation ou principe de cohérence n'est qu'une force parmi d'autres, elle n'a pas de valeur constituante par ses principes a priori ; elle ne saurait fonder l'ordre qu'on lui impute, car l'équilibre qui est le sien est produit par d'autres principes. L'empirisme accorde à la raison le pouvoir de réflexion, mais lui nie celui de fondation. Le scepticisme à l'égard de la raison n'est pourtant pas un irrationalisme, il affirme que le savoir (croyance rationnelle) et la morale n'ont pas pour origine intemporelle et immuable la raison, mais la nature ; et que la raison n'a pas d'autre existence que constituée. La nature engendre progressivement l'ordre de l'esprit humain. L'ordre est résultat, et c'est une illusion de la raison que de croire qu'il est institué par elle-même, a priori.
Le rationalisme, lui-même, connaît plusieurs tendances, dont celle qui, depuis Kant, ne reconnaît de légitimité qu'à cette raison qui fait œuvre d'autocritique et connaît ses limites, que ce soit chez Bachelard, qui veut « l'installer dans la crise », ou chez Popper, qui la veut consciente de sa faillibilité et progressant par cette conscience même. Mais le rationalisme traditionnel en fait une nature et une grâce.
La raison comme puissance du vrai : Spinoza
Spinoza, le premier, a fait de la raison non seulement un pouvoir de connaître, mais encore un mode de connaissance et une manière d'être et d'agir. Il a instruit la liaison nécessaire entre le bien-vivre (ou « vivre libre ») et la connaissance rationnelle (des deuxième et troisième genres), celle qui « nous enseigne à distinguer le vrai du faux »(2). L'éthique ne s'accomplit que dans l'unité de cette puissance du vrai et de la conduite qui en suit les principes, puisque « le sage [...] considéré en cette qualité ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité, éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d'être et possède le vrai contentement »(3). Spinoza n'a cependant pas admis, comme Descartes, que la raison était notre essence et ne lui a même pas accordé d'être l'origine ou la cause de la situation humaine où elle peut s'épanouir et jouir d'elle-même (la cité est fille des passions, non de la raison). Ainsi, son rationalisme est beaucoup moins radical qu'on l'a dit (Guéroult), et le véritable porte-parole de la croyance dogmatique en la raison est Leibniz, non Spinoza. Chez Spinoza, on peut distinguer deux domaines de juridiction de la raison : celui de la connaissance (l'Éthique, II), celui de l'action (l'Éthique, IV, V). On distingue, au sein du premier, deux genres de connaissances : la connaissance discursive et la science intuitive, l'une et l'autre appartiennent à l'homme qui est dit « conduit par la raison ». Ce n'est pas tout homme, tant s'en faut, qui est ainsi conduit ; c'est pourquoi la raison ne constitue pas l'essence de l'homme, mais est cependant propre à lui seul ; c'est sa puissance ou son action : « Nos actions, c'est-à-dire ces désirs qui sont définis par la puissance de l'homme ou par la raison sont toujours bonnes. »(4). Comme mode de connaissance, la raison s'oppose à l'imagination, mais constitue son dépassement (passage dans le deuxième genre de connaissance), comme science intuitive, elle est le dépassement de l'entendement. Comme mode d'être et d'agir, elle s'oppose à la manière spontanée et immédiate, qui signifie notre passivité en même temps que l'inadéquation de nos pensées.
Mais si ces divisions sont commodes pour l'analyse, elles sont superficielles, car fondamentalement la raison, chez Spinoza, est action (activité rationnelle de l'âme) et, quand l'âme est active, l'homme est actif. On peut multiplier les propositions qui disent cette immanence de la raison, ou de l'âme qui connaît par le deuxième genre de connaissance, dans l'agir libre : « Un homme libre, c'est-à-dire qui vit suivant le seul commandement de la raison, n'est pas dirigé par la crainte de la mort. » Un tel homme ne pense à aucune chose moins qu'à la mort, sa sagesse est une méditation de la vie ; un tel homme n'a que des idées adéquates, « par suite, il n'a aucun concept de choses bonnes ou mauvaises » ; un tel homme n'agit jamais en trompeur, mais toujours de bonne foi ; un tel homme, enfin, « qui est dirigé par la raison est plus libre dans la cité où il vit selon le décret commun que dans la solitude où il n'obéit qu'à lui-même »(5). La raison, comme puissance du vrai, est donc aussi puissance de paix et de liaison des hommes, et c'est dans la concorde qu'elle trouve à s'exprimer et à s'épanouir. Enfin, la raison contemplative, elle-même, est encore active : la possession de la vertu, ou béatitude, est l'épanouissement de l'âme qui rend possible la réduction de nos appétits et, par là, une transformation de notre vie ; or, la béatitude n'est rien d'autre que l'amour intellectuel de Dieu(6), amour qui naît lui-même du troisième genre de connaissance. L'équation « connaissance rationnelle = action de l'âme = action de l'homme ou liberté » montre que la raison n'est pas un état de l'âme ou une nature de l'homme, mais sa puissance propre en tant qu'il est libre ou par laquelle il peut se libérer et demeurer libre.
Les principes de raison : Leibniz
Leibniz a laissé entendre que l'univers est sous le régime d'une création continuelle, gracieuse et sage (rationnelle). Le Dieu de cette création en est l'explication dernière ou la « raison dernière et suffisante », le pourquoi « il y a quelque chose plutôt que rien », pourquoi telle chose plutôt que telle autre. Sous un tel Dieu, la raison s'est faite existence, et rien dans l'existence n'est sans raison. Leibniz a, par là, logicisé le contingent, sans le confondre avec le nécessaire, et ouvert à la raison deux domaines de vérité, celui des vérités nécessaires et celui des vérités contingentes : « La connaissance des vérités nécessaires et éternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison et les sciences, en nous élevant à la connaissance de nous-mêmes et de Dieu. Et c'est ce qu'on appelle en nous âme raisonnable ou Esprit. »
« C'est aussi par la connaissance des vérités nécessaires et par leurs abstractions que nous sommes élevés aux actes réflexifs, qui nous font penser à ce qui s'appelle moi... Et c'est ainsi qu'en pensant à nous, nous pensons à l'Être, à la Substance, au simple et au composé et à Dieu même. »(7)
Dans la Monadologie, nous progressons de la simple monade, monade toute nue (§ 24) à la monade qui est dite « âme raisonnable » ou Esprit, seule capable d'actes réflexifs (§ 29). Nous progressons de façon continue, de perception en perception, de perfection en perfection, jusqu'à la perception la plus « relevée », privilège des êtres capables de connaissance des vérités nécessaires, et aussi capables de rendre raison des vérités contingentes ; nous découvrons alors notre différence : nous qui sommes empiriques « dans les trois quarts de nos actions », qui agissons comme les bêtes par le seul principe de la mémoire (§ 28), nous nous découvrons capables d'« en juger par raison » et seuls capables de science. Ce qui fait passer du stade animal, de la mémoire empirique, au stade de la Raison, c'est une conscience et une attention où la perception devient conscience réflexive ou réflexion. Les actes réflexifs auxquels nous sommes élevés peuvent se définir comme aperception de ce qui représente en nous les choses extérieures et leur cause ou raison. La raison est encore décrite comme pouvoir de « considérer à part », d'« abstraire » et d'« analyser » (Nouveaux Essais). La capacité d'analyse ayant elle-même des degrés, « le plus élevé est celui qui nous rend capables des sciences ou connaissances démonstratives » (Principes de la nature et de la grâce, § 5). La raison est donc la capacité de l'être qui réfléchit. Avoir la raison, enfin, c'est être capable de raisonnement : l'activité de la raison s'y traduit immédiatement. Nos raisonnements sont fondés sur « deux grands principes »(8) : « Celui de la contradiction en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire au faux » (§ 31) ; « et celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu'aucun fait ne saurait se trouver vrai ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu'il y ait une raison suffisante, pourquoi il en est ainsi et non pas autrement ; quoique ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues » (§ 32). L'article 32 de la Monadologie, constitue l'énoncé le plus complet du principe de raison et définit le champs de ses applications (les faits, les énonciations, les actions...).
On note, cependant, que c'est la même raison, et qu'elle raisonne, dans les deux domaines offerts, du contingent comme du nécessaire. En réunissant les deux principes et leurs actes, on prend conscience que toute vérité est de raison, que toute vérification est un compte rendu à la raison. Celle-ci apparaît alors comme cette capacité dont la logique, d'abord, la science démonstrative, ensuite, sont comme l'image fidèle (isomorphisme de la raison et de la logique, qui a conduit à dire que « la métaphysique de Leibniz repose toute entière sur sa logique »(9) et que la raison se présente, chez lui, « comme capacité d'universelle intelligibilité ou d'universelle démonstrabilité »(10). La raison existe dans la science démonstrative, mais Leibniz donne manifestement à son existence une extension plus large, car si avec un « R » majuscule, elle a valeur de faculté, avec un petit « r » (raison de), elle a valeur de cause ou, du moins, « elle est la cause non seulement de notre jugement, mais de la vérité même ». La raison ainsi entendue est dans l'ordre des vérités ce que la cause est dans l'ordre des choses, et c'est pourquoi la cause, à son tour, est souvent appelée raison « et particulièrement, la cause finale »(11). Ce qui pose, en même temps qu'une valeur logique de la cause, une valeur réelle ou objective de la raison, celle-ci étant encore définie comme « la vérité connue dont la liaison avec une autre moins connue fait donner notre assentiment à la dernière », et c'est pourquoi elle est dite cause de notre jugement et de la vérité. La Raison comme faculté étant définie comme « ce qui s'aperçoit de cette liaison des vérités », c'est d'elle, évidemment, que la logique est l'image fidèle, et c'est elle que Leibniz nomme « faculté de raisonner », qu'il partage en deux parties correspondant aux deux aspects de la logique telle qu'il l'entend : invention et jugement, logique comme art des combinaisons et logique de « l'infaillibilité du jugement », ou syllogistique. La logique de Leibniz se donnant cependant pour « une » veut réunir les conditions de l'infaillibilité et celles de l'invention. Quant aux deux grands principes cités, s'ils fondent l'activité démonstrative, ce n'est pas à la façon des axiomes ou définitions, c'est en gouvernant nos raisonnements et en exigeant leur correction formelle et leur vérité. Les deux principes sont donc inséparables et suffisent à démontrer toutes les vérités : toute vérité peut être fondée en raison. On peut même penser que le principe de contradiction n'est que la réciproque du principe de raison(12), puisque, si ce dernier affirme que toute proposition identique est vraie, le principe de raison affirme que toute proposition vraie est analytique et donc virtuellement identique (le principe de contradiction et le principe d'identité sont logiquement équivalents, puisque reposant sur la même définition du vrai, à savoir que, dans toute proposition vraie, le prédicat est inclus dans le sujet [la notion]). Ainsi, le principe, de raison est principe de la raison, et signifie qu'on peut rendre raison de toute vérité, c'est-à-dire la démontrer par l'analyse de ses termes. Mais, comme l'ajoute Leibniz, les raisons ne peuvent pas toujours nous être connues ; c'est le cas de ces vérités qui portent sur les existences, qui exigent un procédé infinitiste pour être connues, et pour lesquelles la raison elle-même exige une « raison qui suffit ». On peut donc dire que le principe de raison gouverne aussi bien les énonciations véritables que les faits, qu'il a une portée logique et une portée métaphysique. Il a aussi une signification physique (tout ce qui arrive, même par hasard, a une raison suffisante par laquelle il en est ainsi et non autrement, ce qui peut encore se dire autrement : « Ce qui arrive à une chose est compris dans la nature de cette chose même ») inséparable de la doctrine métaphysique de la substance (monade). La formulation théologique n'est donc qu'une des formules possibles, mais c'est en elle que s'explique l'identité de la raison et de l'existence, puisque, si on prend en compte la nature de Dieu (raison dernière) et qu'on descende à partir d'elle et de sa règle d'action (le meilleur) aux détails des choses, on pourra dire qu'il y a la meilleure des raisons pour que les choses existent ainsi et non autrement. C'est par ce trait que le principe de raison revêt un aspect spécifique et se distingue du principe de contradiction, car ce dernier ne détermine que les possibles et ne contient la raison suffisante d'aucune existence. La raison des existences ne se trouve pas dans la nécessité logique, mais dans une existence nécessaire, « et c'est ce que nous appelons Dieu »(13), à la fois cause et raison de tout ce qui est.
Ainsi, la raison, chez Leibniz, n'a pas seulement une réalité logique, par quoi elle commande nos raisonnements, elle a et elle est l'existence réelle et justifiée.
La Monadologie s'achève sur la mise en rapport du monde naturel et du monde moral, par l'affirmation de l'équivalence et de l'harmonie, au regard de Dieu, de la nature et de la grâce : les deux règnes disent sa gloire, le règne physique de la nature symbolise « avec » le règne moral de la grâce « comme nous avons établi [...] une harmonie parfaite entre deux règnes naturels, l'un des causes efficientes, l'autre des finales, nous devons remarquer ici encore une autre harmonie entre le règne physique de la nature et le règne moral de la grâce... »(14). Le monde de la grâce n'est pas celui de la nature, mais l'harmonie fait que « les choses conduisent à la grâce par les voies mêmes de la nature ». Ce qui dans le monde comme nature s'appelle cause, et dans le monde moral s'appelle raison. Dieu comme principe physique et architecte de la grande machine règne par les lois ; Dieu comme principe moral règne sur les esprits par la grâce (ou raison) ; et il n'y a qu'un Dieu.
Ainsi, on peut comprendre que ce soit cette croyance en la raison, et non celle plus modérée de Spinoza, qui ait provoqué la réaction critique de Kant. Mais c'est encore cette croyance en la raison qui fait retour dans la métaphysique de Hegel, qui en fait la substance de tout le réel, naturel ou historique. Contre quoi se sont dressées de nouvelles attaques misologiques, dénonçant « le mensonge de l'unité, de la réalité, de la substance » et du « monde-vérité », mensonge dont la cause serait la « raison »(15) (celle des métaphysiciens, et non celle des naturalistes ou celle des logiciens).
Aussi, tout retour à la croyance rationaliste exigera, comme on le voit dans les débats actuels sur la « raison publique » (héritage kantien), un sens moins aigu du tragique, mais aussi un usage moins dogmatique de la raison.
La question se repose, cependant, de savoir si la raison peut passer pour une cause, si l'explication par les raisons équivaut à l'explication par les causes, ou si les deux domaines respectivement couverts par les causes et les raisons demeurent inassimilables et constituent deux réseaux profondément divergents de nos connaissances, problème qui se repose à propos de l'analytique de l'action (Davidson en débat avec les thèses de Wittgenstein).
Suzanne Simha
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Hume, D., Essais sur l'entendement humain.
- 2 ↑ Spinoza, B., L'Éthique, II, prop. 42.
- 3 ↑ Ibid., V, 42.
- 4 ↑ Ibid., IV, chap. 3, 13, 32.
- 5 ↑ Ibid., IV, 63, 67, 68, 72, 73 (démonstrations).
- 6 ↑ Ibid., V, 36, 33, 38, 42.
- 7 ↑ Leibniz, G. W., Monadologie, § 29-30.
- 8 ↑ Ibid., § 31-32.
- 9 ↑ Couturat, L., La logique de Leibniz (Olms).
- 10 ↑ Idem, Revue de métaphysique et de morale (1902).
- 11 ↑ Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l'entendement humain, IV, ch. 17, § 1, Garnier-Flammarion.
- 12 ↑ Couturat, L., op. cit.
- 13 ↑ Leibniz, G. W., Monadologie, § 38.
- 14 ↑ Ibid., § 87 (voir aussi § 85-86).
- 15 ↑ Nietzsche, F., Crépuscule des idoles, III, 2.
→ cause, connaissance, déraison, esprit, faculté, langage, pensée, raison pratique, raisonnement, rationalisme, verbe, vérité
raison vs cause
Métaphysique, Philosophie Cognitive, Philosophie de l'Esprit
Ce qu'on attribue à quelqu'un qui agit, à la différence d'une cause, extérieure à ce qui subit l'action.
Le débat entre deux formes d'explication remonte à la réflexion d'Aristote sur le volontaire et l'involontaire(1). Donner la raison d'agir d'une personne, c'est supposer l'existence de quelque chose d'irréductiblement mental et normatif : pour cette personne, agir ainsi est préférable à agir autrement. En revanche, une explication par les causes est une hypothèse selon laquelle si une personne se trouve être dans telle situation, alors il lui arrive telle chose, indépendamment de sa volonté. On fait alors appel à un mécanisme causal.
L'opposition entre raisons et causes joue aujourd'hui un rôle essentiel dans la pensée de Wittgenstein et chez certains wittgensteiniens – particulièrement chez E. Anscombe(2). Le lien entre nos raisons d'agir et nos actions n'est pas mécanique, il est logique ou conceptuel. Dès lors, les raisons de l'action apparaissent dans le cadre d'une description de l'action comme intentionnelle, c'est-à-dire faite en vue de quelque chose. La raison est le terminus a quo de l'explication. La recherche d'une raison ressemble à la recherche d'une responsabilité dans l'action, et non pas à celle d'un événement qui pourrait être tenu pour l'antécédent d'un énoncé conditionnel du type « si x, alors y ».
Cependant, tout en acceptant l'irréductibilité d'une description de l'action à une description entre des événements physiques, Davidson a contesté que les raisons ne soient pas des causes(3). Il affirme qu'agir pour une raison suppose que cette raison soit une cause. Pour lui, ce n'est pas parce que l'explication d'une action en est une rationalisation qu'elle n'est pas une explication causale(4). Le débat entre wittgensteiniens et davidsoniens semble ainsi porter sur la causalité mentale, et particulièrement sur la spécificité de la causalité finale.
Roger Pouivet
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Béatrice Nauwelaerts (éd.), Paris, 1970.
- 2 ↑ Anscombe, G. E. M., Intention, Blackwell, Oxford, 1957.
- 3 ↑ Davidson, D., Essays on Actions and Events, trad. Actions et événements, PUF, Paris, 1993.
- 4 ↑ Cf. Engel, P., « La causalité des raisons », in Critique, 1994, no 567-568.
raison pratique
Du latin ratio, « calcul » et du grec praktikos, de prattein : « agir ». En allemand : praktische Vernunft
Philosophie Générale
La raison est pratique lorsqu'elle détermine la volonté et les actions au moyen de concepts.
Dans la distinction entre raison pure et raison pratique, Kant distingue usage théorique, spéculatif et usage pratique de la raison. La raison pure est la faculté de connaître à partir de principe, faculté de juger selon des principes a priori, sans aucun recours à l'expérience. La raison pratique concerne l'usage dans le domaine de l'action : elle est techniquement pratique quand, sous forme d'impératifs hypothétiques, elle concerne la considération des moyens par rapport à une fin donnée – les règles alors sont relatives, règle de prudence pragmatique et d'habileté technique ; elle est moralement pratique ou pratique au sens strict, lorsque, sous forme d'impératifs catégoriques, elle est source du devoir : elle détermine le principe même de l'action, la maxime. Est pratique au sens strict, pur, l'autonomie de la volonté sous la loi morale de la raison. L'usage pur pratique de la raison révèle son caractère originairement législateur. Kant peut ajouter : « je crois indispensable que l'on se mette à même de montrer en même temps l'unité de la raison pratique avec la raison spéculative dans un principe commun ; car, en fin de compte, il ne peut pourtant y avoir qu'une seule et même raison, qui ne doit souffrir de distinction que dans ses applications »(1). La raison pure pratique est capable de donner des lois à la liberté, elle atteint un absolu, objet de foi rationnelle, qui échappe à la raison théorique : « La raison, à ce point, a besoin d'admettre un tel Souverain Bien en relation de dépendance et, eu égard à lui, une intelligence suprême, Souverain Bien soustrait à toute dépendance... »(2). La raison pratique postule la liberté en tant qu'empire du sujet sur soi, condition de la loi morale ; l'immortalité de l'âme pour permettre le progrès à l'infini ; l'existence de Dieu comme condition du Souverain Bien(3). Il y a là un « primat » de la raison pure pratique sur la raison pure spéculative dans leur union.
Elsa Rimboux
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Kant, E., Fondements de la métaphysique des mœurs, Préface, trad. V. Delbos, Vrin, Paris, 1980, p. 51.
- 2 ↑ Kant, E., Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?, trad. P. Jalabert, in Œuvres philosophiques, II, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985, p. 536.
- 3 ↑ Kant, E., Critique de la raison pratique, trad. F. Picavet, PUF, Paris, 1989, pp. 129-151.
principe de raison suffisante
Philosophie Générale
Principe scolastique et leibnizien selon lequel rien n'advient dans le monde sans motif ou raison suffisante.
raison communicationnelle
Linguistique, Politique, Sociologie
Forme de la raison pratique fondée sur les principes d'universalisation du langage à l'œuvre dans toute communication portée à l'intercompréhension. (Concept central chez Habermas(1)).
Devant l'échec de la raison à déterminer d'un point de vue normatif les règles d'une pratique sociale raisonnable, Habermas propose une voie originale, celle d'une raison fondée sur la communication. La raison communicationnelle n'est pas une source de normes d'action à proprement parler, mais elle possède un contenu normatif : le fait même de se faire comprendre et de faire reconnaître ses arguments implique de procéder à des idéalisations (identité des significations, prétention à la validité de certains énoncés, statut de personne raisonnable attribué au destinataire). Ainsi, la discussion, même dans ses expressions les plus quotidiennes, est le principe de la raison pratique. C'est elle qui rend possible l'universalisation des intérêts, sur la base de la loi du meilleur argument, et qui permet que les discussions éthiques et les choix politiques puissent faire l'objet d'une élucidation raisonnable. Pour Habermas, il s'agit de fonder une théorie de la société et de la démocratie. Dans sa visée universalisatrice, la raison communicationnelle entre en conflit avec une approche herméneutique des formes de langages et en dénonce la dimension contextualiste.
Alexandre Dupeyrix
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Habermas, J., Theorie des kommunikativen Handelns (1981), trad. « Théorie de l'agir communicationnel », t. I et II, Fayard, Paris, 1987.
raison d'état
Politique
→ état
Raison et communication
Le diagnostic d'une fin de la philosophie a été établi sur la base d'un double échec : échec de la philosophie de la conscience à fonder l'identité du sujet avec lui-même ; échec de la philosophie de l'histoire dans sa prétention à légitimer le réel en invoquant une raison immanente à l'histoire. Parallèlement, on a assisté à l'avènement du seul type de rationalité encore digne de confiance, celui qui est inhérent aux sciences exactes. L'idée de raison n'est donc pas abandonnée, elle est même aujourd'hui omniprésente, mais sous une forme atomisée et désubstantialisée. Ce qui était en germe dans la distinction kantienne des trois sphères (science, morale, esthétique) et des facultés qui leur étaient associées trouve désormais une expression achevée dans l'analyse webérienne de la modernisation comme rationalisation, ou dans la théorie des systèmes de N. Luhmann. Les différents domaines du savoir et de l'expérience apparaissent comme autant de champs clos, répondant à une logique interne et ne reposant sur aucune autre certitude que sur la validité technico-scientifique de leur propre grammaire. La philosophie n'échappe pas à cette redistribution des compétences et ne tient plus que par ce qui structure ses propres conditions d'expression et donc de possibilité : le langage.
De la fin de la philosophie à la philosophie du langage
C'est, en effet, à partir du langage que se déploient aujourd'hui les diverses perspectives ouvertes à la pensée philosophique. C'est autour de lui que s'organisent les clivages entre les tenants d'une raison postmoderne décomposée, où chaque « jeu de langage » (L. Wittgenstein) acquiert une autonomie irréductible, et les défenseurs d'une « modernité inachevée » (J. Habermas) où la Raison, reposant sur un certain nombre d'universaux linguistiques, conserve une visée transdisciplinaire. Dans sa Théorie de l'agir communicationnel, Habermas fonde le concept de raison communicationnelle, réunissant en un couple conceptuel nécessaire raison et communication(1). Pour lui, il s'agit de sortir de l'impasse où la postmodernité a enfermé les espoirs émancipatoires en répondant, entre autres, aux questions suivantes : l'humanité est-elle condamnée à ne connaître de rationalité qu'instrumentale et stratégique ? Doit-on renoncer à fonder en raison des normes universelles ? Comment, à partir de ce statut de « métadiscours » (J.-Fr. Lyotard) qu'a acquis la philosophie, établir les règles d'une intercompréhension universelle ? Comment, enfin, dépasser la théorie des systèmes clos et conserver un espace réservé à l'établissement du consensus, synonyme d'une émancipation qui ne dépende plus d'une utopie historiciste ?
Un nouveau paradigme : la raison communicationnelle
Pour Habermas, l'universalité est possible dans le domaine socio-éthique. Pour en donner une formulation positive et stable, il développe le concept de raison communicationnelle, fondée sur les principes d'universalisation du langage à l'œuvre dans toute communication portée à l'intercompréhension. Il fait du langage – quotidien ou spécialisé – à la fois le principe de la raison et la raison en acte.
En donnant pour cadre à sa propre théorie les anthropologies sociales de G. H. Mead et de Wittgenstein, Habermas leur emprunte deux hypothèses de départ. À Mead, il emprunte l'idée selon laquelle le langage est à la fois la condition et le moyen de l'individuation et de la socialisation et, donc, pragmatiquement, de toute société humaine. Principe synthétique, le langage permet de « tenir ensemble » la société en rendant possibles, synchroniquement, les interactions entre sociétaires, et en assurant, diachroniquement, la reproduction des valeurs et des représentations constitutives du monde vécu. De Wittgenstein, il retient l'hypothèse de la cooriginarité de la raison et du langage, ce qui conforte l'hypothèse précédente, puisque la raison est nécessairement un principe synthétique. Mais le langage ne peut être lui-même tenu pour un principe synthétique qu'à la condition d'être appréhendé dans sa dimension dialogique : ainsi est-ce bien par le vecteur d'actes communicationnels portés à l'intercompréhension que la société se stabilise. L'idée de normes intersubjectivement débattues et reconnues régule les attentes et les exigences de validité, et autorise à penser la légitimité – politique et socio-éthique – en termes de consensus.
Le tournant linguistique et la pragmatique universelle
Afin de déterminer les règles d'intelligibilité universelle du langage qui sont à la base de cette notion de consensus, Habermas recourt aux acquis du tournant linguistique et de la pragmatique universelle.
Les initiateurs du tournant linguistique sont, entre autres, C. S. Peirce aux États-Unis et G. Frege en Allemagne. On peut résumer leur argumentation par la maxime suivante : « Nous ne sommes pas porteurs des pensées comme nous sommes porteurs de nos représentations. »(2). Les représentations sont toujours des représentations particulières. Elles dépendent de l'espace, du temps et du sujet. Les pensées, quant à elles, dépassent les frontières de la conscience individuelle. Elles contiennent un noyau invariant qui tient à deux idéalités : l'idéalité de la valeur sémantique et l'idéalité de la valeur de vérité. La première repose simplement sur les invariances grammaticales, sur les lois et les structures toujours identiques du langage. Les significations linguistiques restent les mêmes pour des individus différents. La seconde idéalité doit être comprise comme une prétention à la validité. La pragmatique universelle a précisément pour tâche d'identifier et de reconstruire les conditions universelles de l'intercompréhension possible en tenant compte des différentes formes de validité des énoncés : « vérité propositionnelle » (Wahrheit), « justesse normative » (Richtigkeit), « véridicité expressive » (Wahrhaftigkeit), « bonne conformation des structures symboliques » (Regelrichtigkeit), « rectitude formelle des énoncés » (Wohlgeformtheit), « intelligibilité » (Verständlichkeit). Par validité, Habermas entend une validité qui paraît fondée, c'est-à-dire rationnellement acceptable. Les énoncés sont « vrais », dans la mesure où ils sont liés à une prétention à la validité susceptible d'être critiquée, argumentée et donc fondée rationnellement. C'est dans le processus même de l'argumentation, opérant selon les règles du faillibilisme et de l'universalisabilité, que se déploie la raison pratique. Contrairement à la pragmatique transcendantale de K.-O. Appel, qui prétend fonder a priori une communauté de communication et d'argumentation rationnelle(3), la pragmatique universelle de Habermas soutient que le moment normatif est à la fois transcendantal et empirique. L'inconditionné n'a pas à être fondé. Il est toujours déjà là et est réalisé dans l'acte de communication.
Jeux de langage et mauvais coups
Partant, lui aussi, de l'analyse wittgensteinienne du langage, Lyotard aboutit à des conclusions opposées et met fortement en doute la validité pratique de la théorie de la communication. Pour le dernier Wittgenstein, celui des Investigations philosophiques, le langage quotidien est constitué d'une multiplicité de « jeux de langage » auxquels sont indéfectiblement liées les expériences particulières des participants, en tant que telles incommunicables(4). Une rationalisation est certes effectuée lors du passage de ce monde vécu dans le langage. Néanmoins, il n'y a pas de substance commune qui sous-tende l'ensemble des jeux de langage. Ils ont leur fondement en eux-mêmes, forment une totalité close et rendent accessoire tout métadiscours visant à concilier le dire et le faire. Sous l'expression « jeux de langage », Wittgenstein repère les divers effets des discours, et les ordonne en catégories d'énoncés : dénotatif, descriptif, performatif, injonctif, prescriptif... Chaque catégorie obéit à des règles précises qui en déterminent les propriétés et les usages, de même que le jeu d'échecs se définit par un certain nombre de règles qui attribuent à chaque pièce des caractéristiques propres. Lyotard remarque qu'« une modification même minime d'une règle modifie la nature du jeu, et qu'un “coup” ou un énoncé ne satisfaisant pas aux règles n'appartient pas au jeu défini par celles-ci »(5), soulignant qu'il est impossible de transposer les règles d'un énoncé à un autre sans en altérer la nature. En identifiant chaque énoncé à un « coup » fait dans un jeu, Lyotard substitue à l'intercompréhension possible une véritable « agonistique générale » : parler, c'est combattre, c'est tenter un coup qui appelle lui-même un contre-coup, c'est opérer des déplacements imprévisibles qui affectent, chaque fois, destinateur, destinataire et réfèrent. Dans le Différend, Lyotard donne l'exemple d'un joueur refusant de jouer selon les règles. Apel parlerait alors de « contradiction performative », avançant l'argument que le joueur se nie lui-même en tant que joueur. Mais cette contradiction n'a guère d'effet sur la réalité du mauvais joueur : « Il est loisible de jouer “mal” »(6), tout simplement. Il se peut même que le mauvais coup se révèle être une bonne stratégie.
Communication et différend
Lyotard remet ainsi en cause l'hypothèse selon laquelle le langage serait utilisé à des fins d'entente. L'idée d'une communication orientée vers un consensus fondé rationnellement est un préjugé hérité des Lumières, qui méconnaît l'usage stratégique et inventif du langage, et qui postule, à tort, que la communication est mue par un intérêt émancipatoire. L'incommensurabilité des actes de langage, l'impossibilité de les traiter dans une même démarche argumentative sans risquer de léser l'une ou l'autre des parties doit, au contraire, mener à une reconnaissance des « différends ». L'hétérogénéité des discours ne contredit pas l'idée de rationalité communicationnelle, elle implique seulement que celle-ci prenne en compte l'éclatement généralisé et ne revendique plus de fonction normative universelle. Aux « grands récits » unificateurs succèdent les « petits », voire les « micro-récits », qui ont leur légitimité en eux-mêmes et qui promeuvent, à côté du genre de discours narratif en déclin, des discours de type cognitif et expressif. Les nouvelles technologies de communication favorisent évidemment la multiplication de ces derniers, sous une forme disséminée, nivelée et polycentrée : la communication informatisée est un réservoir inépuisable de données et d'informations prêtes à être exploitées instantanément, sans la perte de temps qu'occasionne tout rapport discursif. L'espace social se trouve décomposé en une infinité de champs d'action particuliers, et chaque participant est placé aux croisements des circuits de communication, interceptant les messages en fonction de ses intérêts. Couplée à une rationalité orientée au succès, la communication postmoderne devient une activité monologique, à visée essentiellement instrumentale et stratégique. Alors qu'elle était, idéalement, le principe même de l'acquisition du savoir et de la « formation » de l'esprit (Bildung), elle semble aujourd'hui comme extérieure à l'individu.
On peut voir dans cette évolution une forme de mort culturelle de l'humanité, puisque l'esprit ne serait plus structuré par l'intériorisation de normes conçues comme des prétentions à une validité universelle, mais seulement en fonction d'une multitude de contrats temporaires. On peut aussi y voir les effets positifs de la démocratisation : la difficulté à trancher les différends procède de la nécessité de ne blesser aucun langage particulier ; l'extériorisation du savoir et sa réification en produit à valeur marchande sont le prix à payer pour jouir de l'immensité des ressources mises à disposition.
Alexandre Dupeyrix
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Habermas, J., Theorie des kommunikativen Handelns, 1981, trad. « Théorie de l'agir communicationnel », t. I et II, Fayard, Paris, 1987.
- 2 ↑ Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1971, p. 190.
- 3 ↑ Apel, K.-O., Éthique de la discussion, Cerf, Paris, 1994.
- 4 ↑ Wittgenstein, L., Investigations philosophiques, précédées de Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, Paris, 1990.
- 5 ↑ Lyotard, J.-F., La condition postmoderne, Minuit, Paris, 1979, p. 23.
- 6 ↑ Lyotard, J.-F., Le différend, Minuit, Paris, 1983, p. 198.
→ action communicationnelle, raison communicationnelle, espace public