morale
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin moralis, de mores, « mœurs ».
Philosophie Générale, Morale, Philosophie de la Religion
1. Ensemble plus ou moins organisé de normes et de valeurs auquel un individu soumet librement ses actions, s'obligeant lui-même à s'en tenir à cet ensemble qui prétend à la fois à l'objectivité et à l'universalité (la proposition « il est bien / mal de faire x » rendant formellement compte de cette prétention). – 2. Réflexion produite en amont pour fonder ces valeurs et ces normes dans la notion générale de bien (réussite de l'action du point de vue du bonheur, de la vertu, ou de la droiture de l'intention) et en aval pour tenter d'en évaluer les conditions d'application.
Éthique et morale sont aujourd'hui assez souvent distinguées (parfois même opposées), bien que cette distinction ne soit pas parfaitement clarifiée – les deux concepts renvoyant étymologiquement et historiquement au même champ de réflexion, les mœurs : ainsi, entre autres, pour certains, l'éthique concerne l'évaluation rationnelle d'un art de vivre, à partir des aspirations fondamentales de l'homme ; tandis que la morale ne fait qu'imposer des règles non éclaircies, mais prégnantes, issues de l'histoire du groupe considéré, de ses traditions, etc.
On peut s'interroger sur la réduction du concept « morale », qui peut découler d'une telle distinction. Toute action dite morale ne doit-elle pas – à moins d'un conformisme vide qui la condamnerait – se prêter à une enquête critique, et n'est-elle pas nécessairement l'objet d'une délibération, dont la fonction est de déterminer ce qui sera le « mieux », vu la situation donnée qui m'oblige à agir ? L'urgence et la nécessité de l'action conduisent alors à relativiser les valeurs : Descartes propose ainsi une « morale par provision », puisqu'on ne saurait, pour agir, attendre d'avoir sur ces questions la certitude d'un savoir inébranlable(1). De même, toute action doit prendre en compte des circonstances toujours particulières, et l'on ne saurait, pour juger légitimement de telle ou telle, admettre comme critère que ce qu'on peut le plus probablement justifier (c'est le sens du kathekon stoïcien, qui dépend toujours du kairos). Moins que connaître le Bien, il faut se donner les moyens d'agir, en faisant ce que l'on veut, quitte à rechercher la caution d'exemples ou de la tradition pour justifier le bien-fondé d'un acte (la délibération morale peut alors s'appuyer sur les coutumes et les mœurs, qui ont pour elles la légitimité de l'expérience).
Il reste qu'on peut douter de ce fondement : urgente, la délibération morale n'en reste pas moins inquiète, et ne se satisfait pas d'une caution héritée d'une pensée qui engage toujours des préjugés sur le Bien et le Mal. En ce sens, elle ne saurait se contenter d'appliquer des normes et des valeurs, mais semble toujours devoir les interpréter en interrogeant ces valeurs et ces normes : c'est là le sens de la critique nietzschéenne de toute morale qui prétend juger l'action hors de la singularité réelle de ses conditions psychologiques, affectives, sociales, etc., à partir d'une distinction abstraite (et largement imaginaire) entre Bien et Mal, mais aussi celui de la critique kantienne d'une morale de la conformité extérieure à telle ou telle règle (aucune morale ne peut être considérée comme un mode d'emploi(2)). La réflexion morale impose moins qu'elle ne recherche les fondements d'un acte qui puisse allier désir et liberté de l'agent et contraintes sociales (et non pas seulement physiques : la morale n'est pas une technique).
Dès lors, une fois compris que la satisfaction égoïste de ses intérêts n'est pas possible (la fin n'est pas uniquement le succès de l'acte) et que l'action, pour être pleinement libre, ne doit pas seulement être sans obstacle, mais aussi prendre en compte que cette liberté est toujours en même temps déterminée par autrui, comment espérer bien agir ? Toute délibération implique une notion clarifiée de l'intérêt général et de l'obligation qui en découle : celle-ci peut être autonomie de la volonté, se contraignant à expurger de ses maximes tout intérêt passionnel et à n'obéir que par respect à l'impératif catégorique, qui, parce qu'il commande que sa maxime puisse toujours valoir en même temps comme loi universelle, accorde les fins des êtres raisonnables(3). À moins que l'obligation ne soit le fait de reconnaître, dans des circonstances données (puisque notre liberté est toujours mise en situation), l'invitation de notre nature sociable à créer des liens avec autrui (comme le veut l'étymologie du mot « obliger » : attacher). S'obliger, c'est alors s'attacher à l'excellence de sa nature, vivre en harmonie avec elle, tout en étendant ce lien à autrui (l'obligeance) et en acceptant de se lier, inaugurant ainsi un échange bienveillant et mesuré par la raison – s'attacher quelqu'un n'est pas le soumettre, et la vertu du bienfait s'attache moins à ce qu'il donne, objet toujours indifférent, qu'à créer les conditions d'un échange désintéressé et durable(4). Plus qu'une imitation des normes sociales convenues, c'est alors à leur refondation en raison, voire à leur progrès, que la délibération morale invite, en poussant tout individu à se réapproprier sa nature d'homme : la morale est toujours en même temps pratique de soi et ouverture sur l'autre.
Valéry Laurand
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Descartes, R., Discours de la méthode, III, in Œuvres philosophiques, I, Garnier, Paris, 1988.
- 2 ↑ Kant, E., Critique de la raison pratique, ch. III, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1983.
- 3 ↑ Kant, E., Fondement de la métaphysique des mœurs, II, édition prussienne de l'Académie des sciences, pp. 429-430.
- 4 ↑ Sénèque, Les bienfaits, II, XVII, Les Belles Lettres, Paris, 1961.
→ bien, bonheur, conscience, devoir, éthique, mal, moralisme, moralité, personne, valeur, vertu