expressionnisme
Tendance littéraire caractérisée par une vision émotionnelle et subjective du monde, qui s'affirme notamment dans le premier quart du XXe s.
Voir également :
• expressionnisme [beaux-arts]
• expressionnisme [cinéma]
• expressionnisme [danse, musique]
LITTÉRATURE
Introduction
L'expressionnisme n'est pas une école : il n'a pas de chef de file, peu de théoriciens ; souvent même les auteurs ne se connaissent pas, et certains ne sont expressionnistes que par quelques œuvres d'adolescence. L'expressionnisme naît dans l'« atmosphère » de la Première Guerre mondiale. Dans une « société sans Dieu » qui se fonctionnarise, se mécanise, se divise de plus en plus en pauvres et en riches, et dont les groupes nationaux d'une manière absurde se détruisent, la jeune génération pousse le cri de l'âme et du cœur ; c'est l'expressionnisme. Pour échapper à une condition humaine monotone et brutale, à ce monde moderne de villes tentaculaires, d'usines gigantesques, de casernes, de prisons et de morgues, une génération de poètes et d'artistes appelle les individus à se sauver d'abord par la création, par la pureté morale, par la nostalgie vers un homme nouveau et une humanité nouvelle. Mais, pour être entendu d'une société supposée amorphe, il convient de s'exprimer avec violence, de toucher à la langue – cette infrastructure de la pensée – , de la modifier pour modifier l'homme. Il faut libérer la poésie, en faire une vision pour accroître sa force, expulser les termes faibles (adjectifs ou adverbes) au profit des substantifs et des verbes ; il est nécessaire que le théâtre et le roman se fassent missionnaires, démontrent, soient même moralisants. C'est l'extase ou la vision qui doivent indiquer l'issue possible, si elle existe. En ce sens, l'expressionnisme restera « suspendu », socialement et politiquement inefficace ; il s'agira avant tout d'une tentative d'expansion de l'âme et du cœur à travers la langue médium ; finalement une esthétique et une éthique. Les filiations sont nombreuses : elles vont de Hölderlin à Rimbaud, du Sturm und Drang à Nietzsche et à Whitman, de Goya à Van Gogh, de Strindberg à Dostoïevski et à Verhaeren. Mais les thèmes sont ceux du début du xxe s. dans un pays industrialisé, aux institutions relativement rigides et conservatrices, bientôt en proie au plus sanglant conflit : la ville, la guerre, la société répressive, la mort, la dissection physique et morale, la communauté future idéale. C'est surtout cette unité des thèmes qui fait la relative unité du mouvement. En poésie, par exemple, on peut suivre certains thèmes pendant les deux décennies expressionnistes : on trouve dès 1903 un poème consacré à la morgue chez Viktor Hadwiger (1876-1911) ; ce lieu macabre ne cessera de hanter la poésie que vers les années 1920 ; le thème de la ville tentaculaire et meurtrière est général, ainsi que celui de la guerre. Même certains thèmes secondaires, comme Ophélie, la jeune fille noyée habitée par un nid de rats (Georg Heym, Gottfried Benn, Brecht…), se font presque recettes et mythes dans le meilleur des cas. Cela ne va pas sans un certain schématisme : la ville est le monstre qui engloutit les hommes et ramène vers lui, pour les broyer, ceux qui se refusent ou s'échappent ; la guerre est la meule gigantesque qui écrase l'humanité (l'écrivain expressionniste n'analyse ni les causes ni les faits ; il projette sa vision) ; la société répressive est représentée par le Père élevé au rang d'archétype ; la société n'est pas un ensemble d'hommes, mais de robots ; il ne s'agit donc pas de montrer au théâtre des individus différenciés qui nouent des intrigues, ont des caractères, vivent dans un milieu, mais des automates, dont le héros, souvent médiocre mais de bonne volonté, se détache pour essayer d'atteindre à une nouvelle humanité.
L'expressionnisme lyrique
L'expressionnisme lyrique dure environ deux décennies : ses premières manifestations se situent aux environs de 1900, et ses dernières vers 1923. Else Lasker-Schüler, Alfred Mombert, Ernst Stadler marquent les premiers jalons ; l'expressionnisme lyrique atteint son apogée vers 1912 avec Georg Heym, Oskar Loerke, Franz Werfel, Gottfried Benn, Walter Hasenclever, Vassily Kandinsky, Georg Trakl, Johannes R. Becher, August Stramm, Carl Einstein, Klabund (Alfred Henschke), et il débouche vers 1920 sur un lyrisme plus orienté avec Ernst Toller, Bruno Goetz et Bertolt Brecht.
Le style de cette poésie est variable. Il peut être pathétique et tendre vers le monumental (Heym), se montrer incisif et précis (Benn), se faire expansion (Stadler) ou mécanisme parfaitement réglé (Stramm), travailler avec des clairs-obscurs particulièrement appuyés (Trakl), pousser le dynamisme jusqu'à la violence (Becher). Il est en tout cas une réaction contre l'esthétisme vieilli du néoromantisme, contre le « formalisme aristocratique » de l'impressionnisme et de l'école de Vienne de Hugo von Hofmannsthal, contre l'art pour l'art du cercle de Stefan George et le faux culte de la personnalité qui s'y développe.
D'une certaine manière, l'expressionnisme lyrique se situe entre l'œuvre des « hautes solitudes » (S. George ou R. M. Rilke) et celle des grands poètes pamphlétaires que sont Erich Kästner, Kurt Tucholsky ou Joachim Ringelnatz ; il reste surtout vision et cri de l'âme. Encore faut-il se montrer prudent, car il arrive qu'un poète, Becher par exemple, écrive successivement, voire simultanément, des poèmes expressionnistes par le style et le thème et des poèmes activistes qui se veulent d'une grande efficacité politique. De même, un poète comme Gottfried Benn, expressionniste par son style, se garde bien du vague à l'âme ou de l'irrationnel sentimental, extatique et même religieux du mouvement.
Regardons une anthologie du lyrisme expressionniste. Les titres sont Morgue, Jeune fille noyée, l'Express, Guerre, Bataille de la Marne Paysage héroïque, la Ville, Faubourg dans le föhn… Les campagnes et la nature (sauf chez Trakl) entrent peu dans cette poésie : pas d'émotion werthérienne devant le clair de lune, l'expressionnisme fait de la nature une forêt-cercueil (Becher) ou la pourriture qui est la fin de toute chose (Benn, Heym, Brecht) ; les habitations des hommes ce sont les cités-casernes, les logements miséreux ; l'environnement ce sont les cheminées d'usine, les morgues, les boucheries, les ordures, les rats, les tranchées ; dans les rues, des individus-robots pressés et poussés vont en tous sens ; seul l'orgue de Barbarie met une ultime note romantique (Becher) ; la ville, d'ailleurs, dévore ses habitants, broie leurs pauvres pensées, vomit sans cesse une lie appelée hommes par dérision ; elle est la préfiguration de l'univers concentrationnaire (Heym) ; il est d'ailleurs remarquable qu'aucune distinction ne soit faite entre les quartiers pauvres et les quartiers riches : Heym et les autres voient la ville dans son ensemble, et il faut attendre les poèmes de Becher pour que la vue des quartiers misérables provoque chez le poète une revendication sociale et politique.
Cette ville a-t-elle au moins un centre ? Oui, mais ce n'est plus la cathédrale ou la maison commune, c'est l'hôpital et c'est la morgue (le cimetière au bord de la cité étant, somme toute, trop paisible). À l'hôpital, les fièvres rôdent dans les couloirs, les bistouris font leur besogne, les cancers vous absorbent lentement ; dans la morgue, la lymphe s'étale, les relents passent, le cadavre dérisoire ne triomphe pas longtemps ; les habitants de la ville horrible se donnent là l'ultime rendez-vous.
La guerre, elle aussi, est vision. Les expressionnistes ne s'exclameront pas comme Apollinaire : « Ah, que la guerre est jolie. » Ils ne chanteront pas le « bel obus semblable aux mimosas en fleurs ». Ils montreront la fournisseuse de la mort dans son horreur mythique et dans son apocalypse : chez Heym, elle se dresse soudain « celle qui longtemps dormit » ; elle est comme la divinité Épidémie, calme et terrifiante ; Trakl étend sa vision jusqu'en ce lieu où s'amasse dans un fond de prairie un nuage rouge habité par le dieu furieux des Combats, puis « toutes les routes se jettent dans la noire pourriture. Sous les branchages dorés de la nuit et des étoiles, l'ombre de la sœur vacille par les bois silencieux pour saluer les esprits des héros, les têtes saignantes […] » ; le poète expressionniste « voit » au-dessus des soldats, et il traite la guerre comme d'autres traiteraient le mythe solaire à travers la corrida. Cependant, aux limites de l'expressionnisme, certains poètes, comme René Schickelé, ne considèrent le conflit que comme une boucherie inutile et se prononceront pour un pacifisme intégral ; d'autres encore, tel Becher, refuseront le principe même de la guerre nationaliste et impérialiste.
Mais il faut souligner que la vision du poète expressionniste est surtout une projection intérieure ; c'est comme si, devant cette génération, la réalité solide et saine s'était désagrégée et qu'il ne restait plus « que ses grimaces », comme le dit Gottfried Benn : « L'esprit n'avait aucune réalité. Il se tournait vers son intérieur, vers son être, sa biologie, sa construction, sa lueur. La méthode pour vivre cela, pour s'assurer de son domaine, c'était l'augmentation de sa force créatrice, quelque chose d'hindou, c'était l'extase, une certaine ivresse intérieure. »
Le théâtre expressionniste
Le théâtre expressionniste obéit à la même esthétique et à la même éthique que la poésie. Mais il traite plus volontiers du passage de la société des robots à la communauté nouvelle et plus humaine. Le genre le plus caractéristique est le Stationendrama : différentes étapes (les « stations ») remplacent l'enchaînement logique de l'action ; le héros fait la route qui doit le mener vers sa réalisation encore idéale (l'homme nouveau) ; il échoue, mais il est justifié (et sauvé) parce qu'il a quitté la mesquine et monotone société.
Ce faisant, l'expressionnisme rompt avec le théâtre tel qu'il existait depuis la Renaissance ; le drame, en effet, était fondé sur les conflits de caractères, sur les intrigues, sur les contradictions et un dénouement ; l'expressionnisme supprime d'un coup caractères, milieux et intrigues ; il rejoint le mystère du Moyen Âge pour affirmer la présence d'un héros à la fois minable et exemplaire, reflet de l'homme à recréer ; plus de conflits classiques ou bourgeois, l'action est un déroulement, un chemin qui parfois ressemble au chemin de croix. Une « Tragödie » de Strindberg datant de 1898 fournit le prototype du genre, et elle porte le nom symbolique du Chemin de Damas. L'Inconnu, seul d'abord, se divise : le Moi qui tend vers le mal, le Moi qui tend vers le bien, puis l'Inconnu et le Connu, le Tenté et le Tentateur ; à un coin de rue, l'Inconnu rencontre Eve la Dame, qui le suit en éloignant de lui les démons, mais, aussitôt que la Dame s'éloigne, les démons l'assaillent de nouveau sur ce chemin de Damas : ce sont le Confesseur, le Mendiant, le Médecin, le Fou…, et ainsi durant sept stations ; à la fin, la Dame elle-même se révèle être une partie de ce moi déchiré qui toujours revient à l'entier et ne trouve pas d'issue ; l'Inconnu a cru entrevoir au-delà de cet univers qu'il est à lui seul, mais ce n'était que mirage ; il finit par se retrouver au même coin de rue où il rencontra la Dame ; la boucle se referme ; sur cette route vers Damas, l'Inconnu ne rencontre pas le miracle ; à première vue, le nihilisme semble total, mais le fait que l'Inconnu se soit mis en route et qu'il ait cherché à sortir de son cercle fait déjà de lui un homme nouveau. Dès cette première pièce, la succession des points d'intensité remplace le déroulement logique de l'action, les personnages sont rendus anonymes (l'Inconnu, la Dame, le Mendiant…), le moi lyrique domine, le général remplace partout le particulier. Des années plus tard, Paul Kornfeld, dans l'introduction de son drame Die Verführung (la Séduction, 1916), expliquera ces tendances de l'expressionnisme : « L'acteur pour répondre à la volonté nouvelle de l'art doit se libérer de la réalité et se séparer des attributs de celle-ci pour n'être que le représentant de la pensée, du sentiment et du destin. »
Le thème du Chemin de Damas est repris dans un Stationendrama écrit en 1916 par Georg Kaiser,Von Morgens bis Mitternachts (Du matin à minuit). Un caissier est arraché au rythme monotone de son existence par le parfum d'une dame inconnue qui ne fait que passer ; rendu à lui-même par ce parfum, le caissier vole l'argent nécessaire à la vie nouvelle qu'il prétend mener ; les « stations » vont le conduire à la course des Six-Jours, au bal, à l'Armée du salut, où il ne verra que l'ombre de la charité ; il ne trouvera d'issue que dans le suicide et s'affaissera contre la croix cousue sur un rideau : « Au début il était nu, à la fin il était nu – du matin à minuit il a parcouru le cercle. » Le modeste caissier a créé sa mort ; il a voulu une « fin », alors que « dans la vie d'ici-bas, dit Rudolf Paulsen, il n'y a pas de fin ; elle est cherchée, mais jamais trouvée ».
Souvent le jeu théâtral dépasse le moi : les hommes et leurs événements sont juxtaposés et confrontés dans le temps et l'espace ; dans la pièce Nebeneinander (À côté l'un de l'autre) du même Georg Kaiser, la scène est divisée en trois ; sur chaque plateau se déroule une action, et les trois actions simultanées sont unies par un lien connu des spectateurs, mais inconnu des personnages. Dans un habit qui lui a été remis, un prêteur sur gages trouve une lettre de rupture adressée à une jeune fille qui menace de se suicider si celui qu'elle aime ne revient pas sur sa décision ; l'adresse étant illisible, il se met en route et fait enquête pour retrouver et secourir la désespérée. La disposition scénique est habile et nouvelle pour l'époque. Nous assistons simultanément aux trois actions : celle de la jeune désespérée, celle du séducteur et celle du prêteur sur gages. Certes, ce dernier échoue dans son entreprise – c'est le sort de tous les héros de l'expressionnisme – , mais la recherche qu'il a commencée par altruisme l'a sorti de lui-même et de son monde : il s'est senti coupable parce que responsable de la vie d'un de ses semblables, il s'est mis en route, il est entré ainsi dans la communauté des hommes nouveaux. Plus tard dans Die Koralle (le Corail) et dans Gas, Georg Kaiser traitera plus directement de la condition humaine dans un monde industrialisé et technique ; la dépersonnalisation des personnages sera plus radicale encore ; certains, réunis souvent en groupes à la manière des chœurs antiques, ne se feront plus remarquer que par la couleur de leurs vêtements ; ces hommes-robots sans qualité seront simplement les hommes en rouge ou les hommes en bleu.
Une autre tendance du théâtre expressionniste, moins intellectuelle que celle de Strindberg ou de Kaiser, apparaît dès 1891 avec le fameux Frühlings Erwachen (Éveil du printemps) de Wedekind : elle exprime la révolte souvent violente d'une jeunesse accablée par l'hypocrite morale de ses pères, par l'âme étriquée de ses maîtres, par les carcans que lui imposent le militarisme et le fonctionnarisme, enfin par la brutalité de mœurs superficiellement polies. Dans sa Lulu-Tragödie, Wedekind nie avec force le monde bourgeois et glorifie une sexualité et une liberté sans tabou ni censure. Le vent de révolte né avec ce théâtre se propage rapidement. Fritz von Unruh (1885-1970), dans ses drames à la dynamique puissante, nous entraîne dans un univers de forces telluriques et primitives, vers les mythes de la guerre et du sang, que l'amour pourtant baigne de sa lumière. Au début de sa grande tragédie appelée Ein Geschlecht (Une race), les fils détestent leur mère ; ils veulent détruire tous les moules et toutes les traditions qui enserrent la pensée ; cependant, la mère reconnaît que ses enfants ne luttent pas contre elle, mais contre le vieux monde sclérosé, contre l'ordre étatique, contre cette puissance qui porte le nom symbolique de patrie : les fils se dressent contre le monde masculin ; c'est la loi qui doit être brisée ; ce sont les verrous qui doivent sauter ; est-ce la nostalgie du chaos ? Non, il faut plutôt revenir au mythe d'Antée : toucher la Terre, la Mère. Cette quête trouvera sa conclusion dans Platz, la suite de Geschlecht, qui se termine ainsi : « Je vois profondément dans le cœur du monde : sortie de cet amour nouveau, ta force créera des hommes nouveaux. »
Cette tendance du théâtre expressionniste qui vise à la destruction des valeurs bourgeoises produira des œuvres féroces, grinçantes, spirituelles aussi et parfois pleines d'humour, où apparaissent, à l'état de projets, des procédés stylistiques ou scéniques qui, plus tard, seront appliqués et développés d'une façon systématique au théâtre et au cinéma ; citons Krieg. Ein Tedeum (Guerre. Un Te Deum) de Carl Hauptmann (1858-1921) et le Methusalem oder Der ewige Bürger d'Ivan Goll (1891-1950), écrit en 1922.
La prose expressionniste
Pour la prose, Dostoïevski est le maître des expressionnistes ; ceux-ci découvrent dans ses romans cette transparence derrière laquelle se meuvent les forces inconscientes et les énergies incontrôlées. Mais, là aussi, dans les œuvres les plus typiques, l'amour plane et enveloppe les damnés de la terre ; l'expressionnisme reste un idéalisme, et ce n'est pas sans raison qu'Albert Ehrenstein écrit : « Tout est réel, sauf le monde. »
Comme au théâtre, deux tendances apparaissent dans la prose expressionniste, qui, selon le cas, se contrarient ou se conjuguent : la démolition du réel bourgeois et le dégagement d'un nouveau réel rayonnant, juste et authentique. C'est ainsi que l'attaque menée par Heinrich Mann (1871-1950) contre l'Allemagne wilhelminienne dans son Professor Unrat (1905) place l'auteur à côté des expressionnistes et que la mise à nu de la construction du moi dans les fascinantes proses de Gottfried Benn est également dans les objectifs du mouvement. L'érotisme aussi est utilisé contre les tabous sociaux (Nouvelles et Timur de Kasimir Edschmid ; Aïssé de Schickelé). Cependant, la dynamique expressionniste ne s'arrête pas aux thèmes : elle pulvérise la forme traditionnelle. Kurt Adler (1892-1916), dans Nämlich (Notamment, 1915) et Die Zauberflöte (la Flûte enchantée, 1916), bannit de ses romans l'action, dissout le temps, mêle les lieux ; Carl Einstein, dans Bebuquin, écrit entre 1906 et 1909, était même allé plus loin : personnages et actions avaient été supprimés – seule subsistait la vie imprévisible, aléatoire, imaginative des êtres et des choses.
Cependant et loin des œuvres avant-gardistes, c'est sans doute Alfred Döblin (1878-1957) qui, dans Die drei Sprünge des Wang-Lun (les Trois Sauts de Wang-Lun), donne en 1915 la prose expressionniste la plus typique. Ce roman, écrit en 1912-1913, nous mène en Chine ; le thème d'origine était l'insurrection des chercheurs d'or de la Lena et sa répression par les troupes du tsar – mais désirant aller au-delà du politique, atteindre le religieux et cette extase si caractéristique, l'auteur s'appuie sur le soulèvement de Wang-lun en 1774 : les Wu-wei (les Non-Agissants, que Döblin nomme les « Vraiment-Faibles ») se libèrent de la religion officielle et n'adorent plus que l'âme de l'univers ; ils renoncent aux biens de cette terre et s'abandonnent au destin pour atteindre le nirvana. Dans cette œuvre nous retrouvons les problèmes fondamentaux de l'expressionnisme : la révolte ou la soumission, le oui au monde ou le non, le royaume idéal, l'au-delà ramené sur cette terre. Comme toujours, il n'y a pas de conclusion : les Vraiment-Faibles sont écrasés ; mais ce n'est pas en vain : ils ont montré aux hommes l'exemple de leur sacrifice.
Les œuvres expressionnistes restent « suspendues » et indécises comme s'il leur manquait le point final ; elles sont comme le reflet de l'existence des poètes qui les créèrent ; rarement, en effet, une génération de créateurs fut à ce point persécutée, décimée, exilée. Parmi les poètes, K. Adler, G. Engelke, W. Ferl, A. Lichtenstein, E. W. Lotz, W. Runge, R. J. Sorge, Stadler, A. Stramm tombèrent sur les champs de bataille ; beaucoup durent fuir l'Allemagne en 1933, lorsque les hitlériens prirent le pouvoir : Becher, A. Ehrenstein, Einstein, Hasenclever, M. Herrmann-Neisse, Else Lasker-Schüler, K. Otten, E. Toller, von Unruh, Werfel, A. Wolfenstein, P. Zech ; certains ne trouvèrent pas à l'étranger l'hospitalité qu'ils auraient été en droit d'espérer et se suicidèrent. Et quand ceux qui avaient survécu purent, après la guerre, regagner l'Allemagne, l'expressionnisme était presque oublié.
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