James Joyce
Écrivain irlandais (Rathgar, Dublin, 1882 - Zurich 1941).
1. Une vie à se défaire de l'Irlande
1.1. Une enfance affranchie
James Joyce naît le 2 février 1882 à Rathgar, un faubourg du sud de Dublin, dans une famille catholique. La personnalité exubérante et instable de son père, John Joyce, contraste avec celle de sa mère, Mary Jane Murray, surtout préoccupée de veiller sur son logis et ses treize enfants. D'abord aisée, cette famille voit ses difficultés financières s'aggraver au cours des années. Allant de faillite en licenciement, John Joyce oblige sa famille à déménager une quinzaine de fois en quelques années. En 1888, James est envoyé au collège jésuite de Clongowes Wood. Il excelle bientôt en éducation religieuse, en composition anglaise, en mathématiques, à la course à pied et au cricket.
Après deux ans, pendant lesquels il étudie seul, James entre par faveur au collège Belvedere de Dublin, où il obtient des résultats remarquables. Vers sa quatorzième année, sa foi religieuse s'érode, remplacée par sa foi en l'art. James se livre à de nombreuses lectures en dehors des textes classiques, qui sont autant de découvertes chargées d'enseignements : Erckmann-Chatrian, Thomas Hardy, Meredith et surtout Ibsen. À l'entrée à l'University College de Dublin, la rupture avec le catholicisme est consommée.
1.2. Premier exil et tâtonnements
Joyce pénètre dans le monde littéraire à l'occasion de la lecture, en 1900, devant la Société de littérature et d'histoire, d'un essai intitulé le Drame et la vie. Le jeune homme dissocie le drame, avec ses intrigues prétextes à disserter, de la littérature comme pratique renvoyant aux cadres immuables de la nature humaine.
À l'université, il confirme son ouverture sur l'Europe, en particulier vers l'Italie, dont il maîtrise maintenant la langue. Il lit et étudie en profondeur Dante, D'Annunzio, Giordano Bruno, mais aussi Thomas Mann, Tolstoï, Dostoïevski, Flaubert, Nietzsche. En 1902, il obtient son diplôme de Bachelor of Arts (licence de lettres).
L'adieu à l'Irlande
Désirant s'assurer une situation qui lui permettrait de s'exprimer librement, Joyce décide d'entreprendre des études de médecine, qu'il choisit de poursuivre à Paris. Il y est accueilli par le poète William Butler Yeats, et noue une véritable amitié littéraire avec le dramaturge John Synge.
Cet exil timide n'est qu'un coup d'essai avant l'exil intellectuel et spirituel total qui l'éloigne définitivement de l'Irlande et de ses « aborigènes ». Quand il revient en Irlande en 1903, c'est pour la mort de sa mère. Joyce connaît alors à Dublin une existence assez décousue, qui rappelle celle de son père ; il se met à boire, il prend des leçons de chant. Il rencontre Nora Barnacle, belle jeune femme, simple et vive, qui brise sa solitude ; c'est avec elle qu'il décide de partir de cette Irlande qui le rejette. Il a déjà commencé à écrire Stephen le héros (première version de Dedalus) et publie plusieurs nouvelles de Gens de Dublin.
Les années difficiles d'un jeune adulte
En partant pour Zurich, James emporte l'Irlande dans sa chair et dans son esprit pour la recréer au sein d'un monde qui va remplacer la terre qu'il fuit. Le lecteur qui ouvre l'une quelconque de ses œuvres se trouve confronté à un fourmillement de notations biographiques renvoyant aussi bien à la vie privée de l'auteur qu'à la vie publique de l'Irlande, voire de l'univers. Elles n'y sont pas en tant que telles, mais mêlées inextricablement à la substance d'un monde de remplacement : l'objet littéraire.
De Zurich, James et Nora passent rapidement à Trieste. Là, toujours endettés, ils mènent une existence picaresque. James donne des cours d'anglais, en particulier à l'école Berlitz. Nora met au monde un fils, Giorgio. Pour faire vivre sa famille, James doit user d'expédients en tous genres. En 1915, la guerre le contraint lui et sa famille à un nouvel exil après onze années passées à Trieste. Zurich, havre pour expatriés, les accueille après qu'un engagement de neutralité a été pris auprès des autorités autrichiennes. Avec la mise en chantier d'Ulysse, c'est le commencement de la grande période de production de Joyce. Musique de chambre (1907) a déjà été publié, Gens de Dublin (1914) est terminé, et Stephen le héros (parution posthume en 1944) a pris la forme définitive de Dedalus (1916) .
1.3. Au temps d'Ulysse
La guerre finie, la famille Joyce repasse par Trieste avant de rejoindre Paris en 1920, où ils resteront une vingtaine d'années. Giorgio a quinze ans, et Lucia, sa sœur, treize ans ; il manque trois épisodes à Ulysse. À Paris, Joyce se confronte à toute l'Europe et à l'Amérique littéraires : Proust, Larbaud, Wyndham Lewis, Sherwood Anderson, Hemingway, Pound et Eliot, mais aucun de ces écrivains ne semble influencer son projet.
En 1922, Ulysse est publié. La renommée de son auteur grandit, tant auprès de ses admirateurs que de ses détracteurs. Valery Larbaud, son traducteur en français, annonce un nouveau Rabelais. Julien Green, T.S. Eliot et Hemingway partagent son enthousiasme. Mais Virginia Woolf et Gertrude Stein sont réticentes, comme Paul Claudel ou André Gide. Joyce a secoué la conscience littéraire du moment; il saura patienter. La seule indifférence qui soit alors dramatique est celle de Nora, qui, à la suite d'une querelle, regagne Dublin avec les enfants. Mais l'écrivain a déjà commencé à rassembler les matériaux de Finnegans Wake, et c'est avec enthousiasme, s'émerveillant lui-même de ses trouvailles, qu'il va aller jusqu'« au bout de l'anglais ».
1.4. Écrire : un voyage « au bout de l'anglais »
La vie continue, partagée entre les difficultés de publication, une vue qui baisse de plus en plus, la boisson, l'instabilité mentale de sa fille Lucia, un labeur opiniâtre. Richard Ellmann rapporte un fragment de conversation : « C'est une merveilleuse expérience que de vivre avec un livre. Depuis 1922, quand j'ai commencé Work in Progress (titre provisoire de Finnegans Wake), je n'ai pas vraiment vécu une vie normale. Cela m'a coûté une immense dépense d'énergie. […] Depuis 1922, mon livre a été pour moi une réalité plus grande que la réalité même. »
Joyce voyage de nouveau en Belgique, en Allemagne, au Danemark, où il peut expérimenter son danois, et revient par Zurich, où s'est fixé son frère Stanislaus. À Paris, les activités mondaines de la famille Joyce diminuent pendant les dernières années de la vie de James. Finnegans Wake est terminé en 1939. La Seconde Guerre mondiale éclate, et, non sans difficultés, la famille Joyce rejoint Zurich, où James Joyce meurt, le 13 janvier 1941, à la suite de l'opération d'un ulcère duodénal perforé.
2. Joyce ou les mots pour eux-mêmes
Les mots existent indépendamment des choses qu'ils désignent: cette prise de conscience est l'un des éléments essentiels de l'œuvre de James Joyce. Dès ses débuts, l'écrivain refuse de réduire l'art à la simple représentation de la réalité objective ou à l'exposition d'un sentiment individuel. Nourries d'expressions marquantes de l'enfance, d'extraits d'articles de journaux, de bribes de poèmes et, plus généralement, d'éléments étrangers à l'idée traditionnelle de récit, ses nouvelles et ses romans appellent une lecture simultanée sur plusieurs niveaux.
2.1. Une nouvelle définition de la littérature
La place de l'art
Dedalus est le récit de la genèse d'un exil, le récit de l'apprentissage de la vie et de l'art. Le livre met en scène un jeune Stephen soumis à une éducation centrée sur les cultes de la famille, de la patrie et de la religion, principales forces contraignantes de l'Irlande. Le second temps de cet itinéraire spirituel est le désengagement du système, la réfutation de ces valeurs ; il culmine avec la proclamation solennelle de l'Artiste : « Je ne veux plus servir ce à quoi je ne crois plus, que le nom en soit la famille, la patrie ou l'Église, et je veux essayer de m'exprimer grâce à un mode de vie ou d'art aussi librement et aussi totalement que je le pourrai, en utilisant pour ma défense les seules armes que je juge dignes : le silence, l'exil et l'art. »
Une division des genres
En s'appuyant sur les données critiques théoriques d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin, et en fondant sa réflexion sur le rapport de l'écrivain à son objet, Joyce établit une distinction entre les divers genres littéraires. Dans le genre lyrique, l'auteur et son double (son image littéraire) sont en relation immédiate ; dans le genre épique, l'auteur présente son double par le moyen d'une médiation ; dans le genre dramatique, le double de l'auteur apparaît en relation immédiate avec les autres : « La forme lyrique est, de fait, le plus simple vêtement verbal d'un instant d'émotion, un cri rythmique, pareil à ceux qui jadis excitaient l'homme tirant sur l'aviron ou roulant des pierres vers le haut d'une pente. Celui qui profère ce cri est plus conscient de l'instant de son émotion que de soi-même en train d'éprouver cette émotion. »
Le réel, insaisissable
Le cri devient une cadence dans Musique de chambre, et Gens de Dublin est l'articulation d'une conscience avant tout émotionnelle. Dedalus émerge du mode lyrique de Stephen le héros. Le passage du personnel à l'épique s'opère avec Ulysse, où le centre de gravité émotionnel est équidistant de l'artiste lui-même et des autres. Et, avec Finnegans Wake, l'artiste s'est retiré de son œuvre ; il a disparu, sublimé.
Ainsi s'accomplit le miracle de « l'épiphanie », déjà présente dans Gens de Dublin , et qui reçoit sa définition dans Stephen le héros : « […] une soudaine manifestation spirituelle, se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phrase mémorable de la mentalité même ». L'épiphanie, au départ simple éclair de réalisme, possède une qualité spirituelle de révélation que lui confirme sa transposition dans l'écriture ; elle est fixation de l'insaisissable.
La littérature n'a plus pour objet de reproduire le réel ; elle se constitue en objet autonome.
2.2. La narration bouleversée
De la pantomime au roman
Au-delà de la topographie et des habitants, Joyce extrait de Dublin des éléments de l'activité culturelle. Les références aux pantomimes tiennent une grande place. Au modèle londonien, les organisateurs dublinois incorporaient de nombreux traits de la vie locale, et cette possibilité d'enrichissement permanent par l'addition de détails n'est peut-être pas étrangère à la technique d'élaboration d'Ulysse et de Finnegans Wake. La pantomime prenait allure d'événement à l'échelle de la ville de Dublin ; chaque spectacle pouvait, en plusieurs représentations, recevoir des dizaines de milliers de spectateurs. Tout comme Ulysse prend pour prétexte structurel l'Odyssée, la pantomime s'organisait le plus souvent autour d'un conte de fées, d'un récit populaire ou d'une fable historique : Robinson Crusoé, Aladin ou la Lampe merveilleuse, Sindbad le Marin, Cendrillon… À l'intérieur de ce cadre, aux bouffonneries et aux pantalonnades traditionnelles se mêlaient astuces d'acteurs et allusions impertinentes. Cette pratique, transposée dans le roman, prend la forme de multiples procédés : la parodie, la libre association, le symbolisme traditionnel ou psychanalytique, l'analogie, l'allusion, la citation, la confusion des niveaux de signification, le jeu de mots, le calembour le plus pesant…
Collecter, ordonner, raconter
La préoccupation grandissante de Joyce est l'expérimentation linguistique, la concrétisation de toutes les possibilités de la langue anglaise. L'intrigue comprend non seulement les actions et les réflexions des personnages, mais aussi l'acte même de l'écrivain, c'est-à-dire sa manipulation des techniques narratives.
Joyce travaille selon un plan préétabli. Les multiples notes et fragments divers qu'il rassemble sans cesse sont prévus pour s'insérer à un endroit précis du schéma général de l'œuvre. Le livre, dans sa totalité, dans sa complexité, se développe dans l'esprit de l'auteur à partir d'une vision unique. Joyce rassemble en vrac, à tout instant de son existence, toutes sortes de citations, références, idées, échantillons de styles, slogans publicitaires, coupures de journaux, extraits de guides touristiques, etc.
Ensuite seulement, il les ordonne et passe à l'écriture, ce qui n'exclut pas pour autant modifications et ajouts ultérieurs, ces derniers étant rendus de plus en plus facilement acceptables avec la disparition de la logique narrative. En donnant une journée par cadre temporel à son épopée, Joyce exclut la plupart des règles conventionnelles du roman du xixe s., qui se déroule selon un ordre chronologique, avec son dosage éprouvé de description, de dialogue et de narration.