Franz Kafka
Écrivain tchèque de langue allemande (Prague 1883-sanatorium de Kierling, près de Vienne, 1924).
Introduction
Le 3 juillet 1883, Franz Kafka naît à Prague, qu'il tentera de quitter à plusieurs reprises, convaincu, cependant, que cette ville ne le lâchera jamais. Ses parents étaient tous deux originaires de la Bohême méridionale. L'héritage de ses ascendants maternels, parmi lesquels se trouvent des rabbins et des médecins, domine en lui : il se reconnaît maints traits originaux des Löwy, dont il tient le goût de la solitude et la constitution délicate. Siegfried, demi-frère de sa mère, médecin de campagne, homme très érudit et secret, était l'oncle préféré de Kafka, qui lui rendait de fréquentes visites à Triesch, en Moravie. Sa mère, Julie Löwy, née en 1856 à Podebrady, fille d'un riche commerçant orthodoxe « éclairé », était dévouée, travailleuse, très timide. Elle avait grandi à Prague, où son père s'était installé après son second mariage en 1860. L'arrière-grand-père du côté maternel de Kafka était un homme « pieux sous tous les rapports », qui, selon le témoignage de Julie, « négligeait souvent son commerce pour se consacrer au Talmud ». Le père de Franz, Hermann Kafka, homme très autoritaire, d'une vitalité inépuisable, naquit à Wossek en 1852. Issu d'une famille nombreuse et des plus modestes, il connut une enfance difficile, dut gagner sa vie dès l'âge de quatorze ans et s'installa à Prague en 1881. Il ouvrit un commerce de mode dont le choucas (Kavka en tchèque) était l'emblème et se maria en septembre 1882.
Prague, la capitale de la Bohême, était alors composée de trois éléments différents : une majorité tchèque et les minorités allemandes et juives. C'est par l'îlot allemand, favorisé sur le plan politique et culturel par le gouvernement de la Double Monarchie, que passait le chemin de la réussite sociale : aussi, Hermann Kafka, dont la langue maternelle était le tchèque et qui avait appris l'allemand imparfaitement à l'unique école juive de son village, avait-il à surmonter plus d'un obstacle. Énergique, âpre au gain, habité par la volonté farouche de parvenir au succès dans les affaires, il finit par s'imposer. Son fils aîné, Franz, et ses trois filles, Elli (née en 1889), Valli (née en 1890) et Ottla (née en 1892), reçurent une éducation allemande et fréquentèrent l'école allemande. Deux autres fils, Georg et Heinrich, moururent en bas âge. Franz Kafka apprit plus tard le tchèque, dont il acquit une étonnante maîtrise. Il grandit au cœur de sa ville natale : ses parents habitèrent d'abord un logement exigu dans le quartier de l'ancien ghetto, puis des appartements plus vastes au voisinage immédiat de la place de la Vieille Ville. L'école primaire, où Franz fut conduit par la terrible cuisinière « jaunâtre mais solide », et l'école secondaire, qu'il fréquenta à partir de septembre 1893, se trouvaient à proximité. C'est l'atmosphère de ce vieux centre de Prague qui forme la silencieuse toile de fond de l'œuvre de Kafka.
Écrire par désespoir
Quoique bon élève, Kafka est hanté par un sentiment de l'échec et manque de confiance en lui. Dès l'âge de seize ans, il se tourne vers les idées socialistes, auxquelles l'initie son ami tchèque Rudolf Illowý, et y adhère durant toute sa vie. En 1918, six ans avant sa mort, il esquisse encore un programme de communauté de travailleurs non possédants, quelque peu utopique et presque monacal. Le socialisme de Kafka, né d'un ardent désir de solidarité et de communication constamment entravé et refoulé, reste toujours teinté de couleurs très subjectives. Ni le lycée ni la maison paternelle ne sont d'aucun secours à cette âme en proie à mille inquiétudes. Au temple, Kafka passe « des heures interminables à bâiller et à rêvasser », étouffe à peine le dédain qu'il éprouve pour son père en le voyant s'acquitter de la prière « comme on accomplit une formalité ». À la fin de ses études secondaires, il se déclare athée. Dans son œuvre, cependant, qui comporte des accents prophétiques, il pose souvent les problèmes en termes théologiques. Max Brod (1884-1968), son ami et biographe, affirme qu'il faut ranger sa vie et son œuvre « dans la sainteté et non pas dans la littérature ». Kafka lui-même note dans ses carnets : « Écrire est une forme de prière. » Extrêmement exigeant à l'égard de lui-même, d'une franchise absolue et d'une très grande pudeur, il est hostile aux concessions, aux moyens faciles, aux affectations. Le seul critère de ses écrits est la vérité, si bien qu'ils paraissent toujours exemplaires et objectifs en dépit de leur extrême subjectivité.
Kafka commence à écrire vers 1897-1898, « avec désespoir », dit-il dans son journal, conscient de sa singularité au sein d'une famille fermée à la création artistique. Il soumet ses manuscrits au jugement de son seul ami de lycée, Oskar Pollak, dont il se détachera dès 1903. En classe terminale, il découvre Nietzsche, qu'il lit avec enthousiasme. Promu bachelier en 1901, il fait son premier voyage hors de la Bohême et passe quelques semaines à Norderney et à Helgoland. Puis il se met aux études de chimie, délaissées aussitôt, et assiste à des cours de droit romain, enfin à des cours d'histoire de l'art et de littérature allemande. Après un bref séjour à Munich, il retourne à Prague et reprend ses études juridiques, cédant ainsi à un désir de son père. À l'automne 1902, il fait la connaissance de l'écrivain Max Brod. Il est alors un grand lecteur de Goethe et de Flaubert ; durant toute sa vie, il garde une admiration inaltérable pour ces deux écrivains. Il se passionne également pour le Tonio Kröger de Thomas Mann, pour Hamsun, Hesse, Rudolf Kassner et Hofmannsthal. Les œuvres biographiques et autobiographiques le captivent avant tout. Au cercle du Louvre, il rencontre le philosophe Franz Brentano (1838-1917) dont les idées, par le truchement de son disciple Anton Marty (1847-1914), qui professe à Prague, exerceront une profonde influence sur lui.
Description d'un combat
C'est probablement vers la fin de 1904 que Kafka entreprit la première de ses œuvres qui nous soit conservée, la Description d'un combat (Beschreibung eines Kampfes). C'est un récit en plusieurs parties, dont deux morceaux ont été publiés en 1909 dans la revue Hyperion de Franz Blei (1871-1942), mais auquel Kafka semble avoir encore travaillé en 1910 et en 1911. Le thème du combat constitue un élément fondamental de toute la création littéraire de Kafka, traduisant le conflit intime de son existence et sa lutte sourde et tenace contre toutes les formes du pouvoir. De santé fragile, Kafka doit faire un séjour dans une maison de repos à Zuckmantel (aujourd'hui Zlaté Hory) en Silésie, pendant l'été 1905, puis une nouvelle fois en 1906. Il s'y éprend d'une jeune femme dont il cache même le nom. Ce n'est que dix ans plus tard qu'il évoque cette rencontre avec beaucoup de discrétion, dans une lettre à Max Brod. Peu après l'idylle de Zuckmantel, il rédige un récit, Préparatifs de noce à la campagne (Hochzeitsvorbereitungen auf dem Lande), resté à l'état de fragment.
Le 18 juin 1906, Kafka acquiert le titre de docteur en droit. Après une année de stage au tribunal, il accepte en octobre 1907 un poste d'auxiliaire dans la succursale pragoise de la Compagnie d'assurances générales de Trieste (Assicurazioni generali). Les conditions de travail y sont particulièrement défavorables, et Kafka quitte son emploi neuf mois après, pour entrer aux « Assurances ouvrières contre les accidents pour le royaume de Bohême », où il reste jusqu'à sa retraite anticipée en 1922. La vie de bureau, morne gagne-pain, lui pèse et représente l'empêchement majeur au plein épanouissement de son activité littéraire. Quand il doit consacrer provisoirement ses heures de liberté à une affaire industrielle familiale, Kafka se sent au bord du suicide, qu'il frôlera du reste à plusieurs reprises.
Amitiés
Bien que taciturne et réservé, Kafka ne refuse pas les rencontres avec quelques amis. Il fréquente le salon de Berta Fanta, où l'on voit alors des philosophes, des mathématiciens, des physiciens. Albert Einstein, qui faisait des conférences à Prague, se trouve souvent parmi les invités. Un des rares auteurs de langue allemande à avoir des contacts avec les écrivains tchèques, Kafka connaît Jaroslav Hašek, poète anarchiste, futur auteur du Brave Soldat Š ;vejk. Il se lie avec le philosophe Martin Buber et les poètes Franz Werfel et Oskar Baum. Pendant ses brefs congés d'été, il entreprend des voyages avec Max Brod : excellent nageur et rameur, il fait avec son ami, en septembre 1909, un séjour idyllique à Riva, d'où ils font une excursion à Brescia pour assister à une fête d'aviation. Sur les instances de Brod, il écrit alors un article sur la Fête d'aviation à Brescia (Aeroplane in Brescia), qui paraît peu après. En octobre 1910, lui et Brod se rendent à Paris en compagnie d'Otto Brod, frère de Max, et du philosophe Felix Weltsch. La même année, une représentation théâtrale yiddish met Kafka en contact avec le milieu des Juifs polonais et russes. L'année suivante, à la deuxième session de la compagnie, il se lie avec l'acteur Jizchak Löwy, au grand déplaisir de son père. À la fin d'août 1911, il repart pour le sud, à Zurich, à Lugano, à Milan et revient à Paris.
Felice
Le 13 août 1912, au cours d'une soirée chez les parents de Max Brod, Kafka fait la connaissance de Felice Bauer, originaire de haute Silésie, qui occupe à Berlin un poste de fondé de pouvoir dans une importante entreprise commerciale. Pendant cinq ans, il mène un combat incessant et désespéré avec lui-même pour s'arracher la décision d'épouser cette jeune fille au « visage insignifiant qui porte franchement son insignifiance », selon les propres paroles de Franz, mais courageuse, énergique et gaie, d'une santé solide, aspirant à un bonheur petit-bourgeois. Après des fiançailles en mai 1914, une première rupture six semaines plus tard, puis de nouvelles fiançailles au début de juillet 1917, il se sépare d'elle définitivement en décembre 1917. Ces cinq années sont également une période d'intense production littéraire, où Felice apparaît sous des figures différentes. En août 1912, Kafka rassemble un certain nombre de textes destinés à son premier livre, Contemplation (Betrachtung), qui paraît en janvier 1913 chez Rowohlt à Leipzig. Grand admirateur de Goethe, il fait dans l'été 1912 un pèlerinage à Weimar en compagnie de Max Brod, qui l'introduit à Leipzig chez Ernst Rowohlt (1887-1960) et Kurt Wolff (1887-1963). Celui-ci, vite sensible à la qualité exceptionnelle de son œuvre, devient son éditeur et éprouve pour lui un sincère et durable attachement. Dans la nuit du 22 au 23 septembre 1912, Kafka rédige d'une seule traite le Verdict (Das Urteil), publié pour la première fois en 1913 dans l'almanach Arkadia de Max Brod, avec une dédicace à Felice Bauer. « Je lui dois indirectement d'avoir écrit l'histoire », note-t-il dans son Journal, « mais, ajoute-t-il dans un accès visionnaire, Georg est perdu à cause de sa fiancée. » Le Verdict, récit bref et dense, marque un tournant décisif dans l'art de Kafka : le style limpide et dépouillé, la technique nouvelle qui remplace le fantastique des œuvres de jeunesse par un réalisme étrange, obsédant, rapprochent l'œuvre de l'expressionnisme le plus pur. Kafka lui-même a conscience de l'originalité de ce récit : « Ce n'est qu'ainsi qu'on peut écrire », dit-il dans son Journal du 23 septembre 1912. Le thème central, la sentence de mort prononcée par un père tout-puissant quoique d'apparence sénile contre Georg, son fils unique, tourmenté de remords, se retrouve sous-jacent ou modulé dans la totalité des œuvres ultérieures. Les écrits de la maturité pivotent tous autour de l'idée du jugement, du procès et du châtiment.
Aussitôt après le Verdict, Kafka reprend le travail de son premier roman, dont le manuscrit ne porte pas de titre, mais qu'il avait coutume d'appeler le Disparu (Der Verschollene) ou son « roman américain ». Ce livre, commencé au début de l'année 1912, restera à l'état de fragment et sera publié par Brod après la mort de Kafka, en 1927, sous le titre Amerika. Le premier chapitre, le Chauffeur (Der Heizer), que Kafka termine en automne 1912, paraît chez Kurt Wolff en mai 1913. Le roman est primitivement conçu avec une fin optimiste et d'une tonalité moins sombre que les deux récits qui suivront, mais Kafka envisage dès 1915 une issue tragique : Karl Rossmann, le personnage principal du Disparu, ne devait, lui non plus, échapper à la punition de mort.
Vers la fin de l'année 1912, Kafka compose un récit assez ample, la Métamorphose (Die Verwandlung), publié en novembre 1915 : Gregor Samsa, voyageur de commerce, se trouve un matin, « au sortir d'un rêve agité », transformé en une gigantesque vermine. Cette mutation ne cause aucun étonnement, seulement de la terreur et des menaces, et la mort de Samsa provoque un grand soulagement dans sa famille. Plus cruelle encore que la métamorphose du héros est l'incompréhension totale, l'indifférence, voire l'hostilité de son entourage.
Kierkegaard
En 1913, Kafka entreprend la lecture de Kierkegaard, dont le destin lui paraît semblable au sien. Au début de septembre de la même année, il assiste à un congrès international de secourisme et d'hygiène à Vienne ; son voyage le mène ensuite à Trieste, à Venise, à Vérone et enfin dans une maison de repos à Riva. Au cours de ce second séjour au bord du lac de Garde, il rencontre une Suissesse de dix-huit ans. « Pour la première fois, note-t-il dans ses carnets, j'ai compris une jeune fille chrétienne et j'ai vécu presque entièrement dans sa sphère d'activité. » Elle lui ordonne de ne rien dire d'elle, si bien qu'on ignore presque tout de cette liaison, comme de celle de Zuckmantel. À la fin d'octobre 1913, une amie de Felice, Grete Bloch, arrive à Prague. Après la visite qu'elle rend à Kafka pour intervenir auprès de lui en faveur de Felice, une correspondance de plus d'un an s'engage entre l'écrivain et la jeune femme, qui semble avoir joué un rôle un peu équivoque dans cette affaire.
« le Procès »
En été 1914 éclate la Première Guerre mondiale. Kafka commence le Procès (Der Prozess), roman inachevé, auquel il travaille pendant plusieurs années et dont un chapitre, qui a pour sujet une légende et son exégèse, sera publié en 1919 sous le titre de Devant la loi (Vor dem Gesetz). Joseph K., le héros du Procès, se trouve arrêté sans motif précis le jour de son trentième anniversaire. En fait, il est libre de vaquer à son emploi au sein d'une grande banque. Tout au long du roman, il est confronté avec les images de la Loi, du Tribunal et du Juge, et lutte en vain pour saisir la vérité de ces images, symboles en apparence, allusions en réalité à un monde dont le sens est malaisé à déchiffrer. Il évolue dans un univers totalitaire où la justice semble absente et où les femmes, comme dans la plupart des écrits de Kafka, sont réduites à un rôle purement érotique, avilissant, animal presque. L'avant-veille de son trente et unième anniversaire, il meurt « comme un chien », dans une carrière déserte, égorgé par deux bourreaux mystérieux, vêtus de noir, et « c'était comme si la honte devait lui survivre ». Dans la grande Lettre au Père, qu'il écrira cinq ans plus tard, Kafka commente cette page finale du Procès : « J'avais perdu devant toi ma confiance et, en échange, j'avais reçu un immense sentiment de culpabilité. En souvenir de cette immensité de découragement, j'écrivis un jour au sujet d'un de mes personnages avec juste raison : Il craint que la honte ne lui survive. »
En août 1914, Kafka rédige le récit inachevé Souvenir du chemin de fer de Kalda, qui raconte la vie d'un employé de chemin de fer au fin fond de la Russie. Pris un jour d'une mauvaise toux dont il ne guérit pas, il prévoit qu'il lui faudra partir pour Kalda. La seule œuvre achevée de cette période est la Colonie pénitentiaire (In der Strafkolonie, 1919), évocation insolite d'un univers concentrationnaire sur une île tropicale, où un voyageur visite un bagne qui vit sous la terreur d'une machine hautement perfectionnée, destinée à inscrire dans la chair des condamnés la sentence, que ceux-ci ne comprennent qu'au bout de quelques heures, juste avant une mort extatique. Au moment où la machine se détraque et déchire l'officier qui l'avait manœuvrée, le voyageur quitte l'île, seul dans son canot.
Dans les années 1914-1915, Kafka s'adonne à la lecture de Strindberg, avec lequel il se découvre avec délice une secrète parenté. En février 1915, il écrit la première version des Recherches d'un chien (Forschungen eines Hundes) [une seconde version sera élaborée en 1922], qu'il appelle son Bouvard et Pécuchet. Puis il entreprend un voyage en Hongrie. En octobre, l'écrivain Carl Sternheim (1878-1942) obtient le prix Fontane, mais le cède à Kafka pour sa nouvelle le Chauffeur. Pendant l'hiver 1916-1917, Kafka, extrêmement sensible aux bruits, habite une curieuse petite maison qu'Ottla, sa sœur cadette, avait achetée dans la rue des Alchimistes, un quartier très tranquille de la Vieille Ville. Il rédige Un médecin de campagne (Ein Landarzt), publié trois ans plus tard chez Kurt Wolff dans un recueil comprenant encore treize autres récits, parmi lesquels l'admirable page Dans la galerie (Auf der Galerie), et l'ironique Rapport pour une académie (Ein Bericht für eine Akademie) où un chimpanzé raconte son ascension vers l'humanité. Ce recueil est dédié à son père : « Non que j'espère ainsi réconcilier mon père, écrit-il à Max Brod, mais j'aurai fait quelque chose. »
Fiançailles
En été 1917, Kafka se rend une seconde fois en Hongrie pour accompagner Felice chez la sœur de celle-ci. Il quitte sa fiancée à Budapest et rentre seul à Prague, décidé à la rupture. En août 1917, l'hémoptysie se déclare. Le 4 septembre, le médecin constate un catarrhe pulmonaire, et le danger de tuberculose n'est pas exclu. Kafka accueille le diagnostic avec un mélange de soulagement et d'accablement : libéré subitement de tant d'obligations qu'il ne savait pas assumer, il ressent la maladie également comme un châtiment, comme un « pacte » que son cerveau et ses poumons auraient conclu à son insu. « À vrai dire, écrit-il à Max Brod, il y a aussi la plaie dont celle des poumons n'est que le symbole. » Le même mois, il se met à l'étude de l'hébreu. Il passe un congé de longue durée chez sa sœur Ottla, dont il se rapproche beaucoup pendant ce séjour. Elle gère à Zürau, près de Saaz (aujourd'hui Žatec), au nord-ouest de la Bohême, une petite propriété de son beau-frère. Kafka se trouve pour la première fois en contact avec des paysans allemands, milieu dans lequel il semble se sentir très à l'aise. Felice Bauer lui rend visite dans sa retraite campagnarde, mais la séparation s'impose et survient à Prague à la fin de décembre 1917. Peu après, Kafka retourne à Zürau, où il reste jusqu'en été 1918. Il extrait de ses notes les cent neuf aphorismes, mais écrit peu par ailleurs, préoccupé surtout de ses lectures de Kierkegaard et de saint Augustin. Lorsqu'il revient à Prague, il reprend sporadiquement son service, consacrant ses après-midi au jardinage dans un institut homologique à proximité de la capitale. En 1918-1919, il compose un long récit dont il ne reste que quelques fragments, la Muraille de Chine (Beim Bau der chinesischen Mauer), qui traite de la construction de la Grande Muraille et des relations du peuple chinois avec l'empereur et les lois. En novembre 1918, il part pour Schelesen (aujourd'hui Želizy), près de Liboch, au nord de Prague, où il vit jusqu'au printemps 1919. Il y rencontre Julie Wohryzek, une jeune Tchèque qui possède « un merveilleux mélange de chaleur et de froideur, très difficile à troubler de l'extérieur ». Il fait une nouvelle tentative de mariage : il se fiance pour la troisième fois. Cependant, les doutes et scrupules ne tardent pas à l'envahir, et il rompt avec Julie à Prague en novembre 1919.
Procès du père
Revenu à Schelesen, où Max Brod le rejoint, Kafka rédige un bouleversant document autobiographique, la Lettre au Père (Brief an den Vater), qui n'a jamais été remise à son destinataire, la mère de Franz refusant de la transmettre. Longue de plus de cent pages, cette lettre est un véritable « procès » où Kafka analyse le conflit profond et insoluble dans les relations avec son père. Kafka n'a jamais surmonté un besoin de s'expliquer et de se justifier devant cet homme robuste, fortement ancré dans la réalité. Le mélange d'admiration et de haine qu'il éprouve pour son père a fait naître en lui un inextricable sentiment de culpabilité. Conscient de l'incompatibilité de leur caractère et de leurs intérêts, il n'est cependant pas arrivé à se libérer de l'emprise paternelle et n'a pas cessé de solliciter une approbation impossible à obtenir.
En avril 1920, il part pour Merano, où il passe trois mois et écrit ses premières lettres à une jeune Tchèque, Milena Jesenská-Pollaková, qui vient de lui demander l'autorisation de traduire en tchèque certaines de ses œuvres. Fille très émancipée d'un chirurgien renommé de Prague, mariée à un homme de lettres, Ernst Pollak, et peu heureuse dans cette union, elle voue bientôt un amour passionné et exclusif à Franz Kafka, qui, effrayé d'abord, ému ensuite, lui rend visite à Vienne, puis la retrouve fréquemment à Prague. Vers la fin de l'année, Kafka doit faire un séjour dans un sanatorium dans les Hautes Tatras, où il se lie avec un autre malade, Robert Klopstock, alors étudiant en médecine. La cure reste sans effet, et Kafka rentre à Prague en septembre 1921. Il se trouve alors volontiers en compagnie des jeunes : il reçoit souvent le lycéen Gustav Janouch et s'entretient longuement avec lui de sujets littéraires, sociologiques, religieux, personnels même. Janouch publiera ces conversations en 1951, traduites en français l'année suivante sous le titre de Kafka m'a dit.
« le Château »
C'est probablement en 1921 que Kafka se met à rédiger son dernier roman, inachevé, le Château (das Schloss) : l'arpenteur K., venu de loin, cherche en vain droit de cité dans un village et échoue dans ses tentatives d'entrer en rapport avec « les messieurs du Château ». Éternel étranger, personne en surnombre, sa liaison avec Frieda, fille « d'ici », enracinée dans le réel comme l'était Felice Bauer, ne fera pas de lui un indigène, semblable à ses semblables, tout au contraire : il s'épuise dans sa situation de paria, qui est à la fois son privilège et sa misère.
En été 1923, Kafka se rend à la plage de Graal-Müritz, sur la Baltique, avec sa sœur Elli. Lors d'une visite de la colonie de vacances du Foyer populaire juif de Berlin, il rencontre la jeune monitrice Dora Dymant, issue d'une famille juive hassidique, qui deviendra sa dernière compagne. En dépit de l'opposition de sa famille, il s'installe avec elle à Berlin en septembre 1923. Pour la première et la dernière fois de sa vie, il semble avoir connu le bonheur, se croit un moment libéré de ses démons et trouve un certain équilibre moral. L'inflation de l'hiver 1923 le contraint à de dures privations. En mars 1924, son état physique s'aggrave, et son oncle Siegfried Löwy accourt à Berlin et constate une infection du larynx sans espoir de guérison. Kafka rentre à Prague chez ses parents. Il écrit sa dernière œuvre achevée, Joséphine la Cantatrice ou le Peuple des souris (Josefine, die Sängerin oder Das Volk der Mäuse), qui paraît en automne 1924 avec trois autres récits : Premier Chagrin (Erstes Leid), Une petite femme (Eine kleine Frau) et Un champion de jeûne (Ein Hungerkünstler). C'est peut-être Un champion de jeûne qui reflète le destin de Kafka avec le moins de déguisement : « Je voulais toujours vous faire admirer mon jeûne, dit le héros avant de mourir, mais vous ne devriez pas l'admirer […]. Je ne peux pas faire autrement […] Parce que je n'ai pas pu trouver d'aliment qui me plaise […] ».
Kafka est transporté dans un sanatorium, où l'on constate une laryngite tuberculeuse, puis transféré en avril 1924 dans une clinique à Vienne, où il est traité avec un peu d'égards. Ses amis l'installent finalement dans une clinique à Kierling, aux environs de Vienne. Kafka écrit au père de Dora Dymant pour demander la main de la jeune fille, mais reçoit une réponse négative. Il souffre de violentes douleurs, doit parler le moins possible et ne peut presque plus manger. Il meurt le 3 juin 1924, assisté dans ses derniers moments par Dora Dymant et Robert Klopstock. Il est enterré au vieux cimetière juif de Prague. Max Brod, son exécuteur testamentaire, édite ses œuvres contre la volonté de Kafka, qui lui avait demandé de brûler ses manuscrits.
Avec Kafka disparaît un des écrivains les plus originaux du début du xxe s. Les nombreuses interprétations de son œuvre restent sans issue : « C'est le destin, et peut-être la grandeur de cette œuvre que de tout offrir et de ne rien confirmer », note Albert Camus en 1943 dans l'Espoir et l'absurde.