Caucase
Chaîne de montagnes, limite conventionnelle entre l'Europe et l'Asie, bordant, au S., la Russie, et s'étendant entre la mer Noire et la Caspienne.
- Superficie : 440 000 km2
Les termes de Ciscaucasie et de Transcaucasie, qui désignent respectivement le piémont septentrional et les territoires situés au sud de la chaîne centrale, sont d'origine russe. Depuis la fin de l'U.R.S.S., on leur préfère ceux de Caucase du Nord et de Caucase du Sud.
La frontière politique actuelle sépare le versant nord de la chaîne centrale, incluse dans la Fédération de Russie – les deux territoires de Krasnodar et Stavropol et les sept républiques autonomes (Républiques des Adygués, des Karatchaïs-Tcherkesses, de Kabardino-Balkarie, de Tchétchénie, d'Ingouchie, d'Ossétie du Nord-Alanie, du Daguestan) –, des trois républiques indépendantes du Sud (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie).
Les peuples du Caucase | |||||
Statut | Capitale (population, estimations 1999 (2)) | Superficie (km2) | Population, estimations 1999 (2) | Composition nationale en 1989 | Kraï de Krasnodar | Territoire/Fédération de Russie | Krasnodar (642 000) | 76 000 | 5 070 000 | Russes (86,7 %), Ukrainiens (3,9 %), Arméniens (3,7 %), Adygués (0,5 %), autres (5,2 %). | Kraï de Stavropol | Territoire/Fédération de Russie | Stavropol (345 000) | 66 500 | 2 660 000 | Russes (84 %), Arméniens, Grecs, Ukrainiens, divers Caucasiens N. (16 %). | Adygués | République/Fédération de Russie | Maïkop (166 700) | 7 600 | 449 000 | Russes (68 %), Adygués (22 %), Ukrainiens (3,2 %), Arméniens (2,2 %). | Karatchaïs-Tcherkesses | République/Fédération de Russie | Tcherkessk (121 400) | 14 100 | 418 000 | Russes (42,4 %), Karatchaïs (31,2 %), Tcherkesses (9,7 %), Abazas (6,6 %), Nogays (3,1 %). | Daguestan | République/Fédération de Russie | Makhatchkala (332 000) | 50 300 | 2 121 000 | Avars (27,5 %), Darguines (15,6 %), Koumyks (12,9 %), Lezguiens (11,3 %), Russes (9,2 %), Laks (5,1 %), Tabassarans (4,3 %), Azéris (4,2 %), Tchétchènes (3,2 %), Nogays (1,6 %), Routouls (0,8 %), Agouls (0,8 %), Tats (0,7 %), Tsakhours (0,3 %). | Kabardino-Balkarie | République/Fédération de Russie | Naltchik(230 000) | 12 500 | 786 000 | Kabardes (48,2 %), Russes (31,9 %), Balkars (9,4 %). | Ossétie du Nord ou Alanie | République/Fédération de Russie | Vladikavkaz (300 000) | 8 000 | 634 000 | Ossètes (53 %), Russes (29,9 %), Ingouches (5,2 %). | Tchétchénie ou Itchkérie | République (1)/Fédération de Russie | Groznyï(401 000) | 16 600 | 780 500 | Pour l'ensemble Tchétchénie et Ingouchie : Tchétchènes (57,8 %), Ingouches (12,9 %), Russes (23,1 %). | Ingouchie | République/Fédération de Russie | Nazran (77 000) | 2 700 | 317 000 | Géorgie | République indépendante | Tbilissi (1 260 000) | 69 700 | 5 402 000 | Géorgiens (70 %), Arméniens (11 %), Russes (6,3 %), Azéris (6 %). | dont Abkhazie | République autonome (1)/Géorgie | Soukhoumi (120 000) | 8 600 | 537 000 | Abkhazes (17,8 %), Géorgiens (45,7 %), Arméniens (14,6 %), Russes (14,3 %), Grecs (2,8 %). | dont Adjarie | République autonome/Géorgie | Batoumi (137 000) | 3 000 | 293 000 | Adjars (82,6 %), Russes (10,2 %), Arméniens (5 %). | dont Ossétie du Sud | Région autonome (1)/Géorgie | Tskhinvali (35 000) | 3 900 | 99 000 | Ossètes (66 %), Géorgiens (29 %), Russes (2 %). | Arménie | République indépendante | Erevan (1 200 000) | 29 800 | 3 803 000 | Arméniens (94 %), Azéris (2,5 %), Kurdes (1,5 %), Russes (1,5 %). | Azerbaïdjan | République indépendante | Bakou (1 757 000) | 86 600 | 8 016 000 | Azéris (83 %), Arméniens (5,5 %), Russes (5,5 %), Lezguiens (2,5 %). | dont Haut-Karabakh | Région (1)/Azerbaïdjan | Stepanakert(55 000) | 4 400 | 150 000 | Arméniens (77 %), Azéris (22 %), Russes (1 %). | dont Nakhitchevan | République autonome/Azerbaïdjan | Nakhitchevan (61 000) | 5 500 | 327 000 | Azéris (96 %), Kurdes (1 %), Russes (1 %). |
Une barrière au relief compartimenté
Dans ce système de type alpin, les mouvements tectoniques, qui se sont poursuivis jusqu'au quaternaire récent, se sont accompagnés de manifestations volcaniques à l'origine des cônes les plus élevés. On y distingue trois zones : au nord, le piémont caucasien où les dépressions du Kouban et du Terek, de part et d'autre du plateau de Stavropol, appartiennent au monde des steppes ; au centre, la chaîne proprement dite, ou Grand Caucase, qui s'étire du N.-O. au S.-E. sur plus de 1 250 km, de la presqu'île de Taman à celle d'Apchéron, atteignant plus de 4 000 m dans sa partie centrale avec plusieurs sommets au-dessus de 5 000 m (point culminant : mont Elbrous, 5 642 m), tandis que le col le plus bas (Ivris Ugheltekhili ou, en russe, pereval Krestovyi) est à 2 379 m ; au sud, reliés à la chaîne principale par des crêtes transversales qui délimitent plusieurs bassins d'effondrement, les massifs volcaniques du Petit Caucase et des monts d'Arménie s'opposent à la dépression du Rioni s'ouvrant sur la mer Noire et à celle de la Koura tournée vers la Caspienne.
Une double dissymétrie, d'ordre topographique, morphostructural et climatique, oppose versants nord et sud et zones occidentale et orientale. Le passage du piémont steppique septentrional à la montagne se fait graduellement, en contraste avec la pente abrupte du versant sud qui plonge directement dans la mer Noire à l'ouest. Sur le versant nord, exposé aux masses d'air froid d'origine continentale, la forêt ne dépasse pas 1 800 m. 90 % des glaciers de la chaîne s'étendent dans la partie centrale au-dessus de 2 000 m. Protégé par la haute chaîne des incursions d'air froid de la plaine russe, abondamment arrosé par les dépressions venues de la mer Noire, le versant méridional offre un bel étagement de la végétation : forêts de feuillus, puis de conifères avec des essences subtropicales et méditerranéennes, prairies subalpines et pelouses de type alpin au-delà de 2 200 m. À l'est du Kazbek (5 033 m), la montagne garde son caractère de barrière, en dépit d'une altitude moyenne moins élevée (de 3 000 à 4 000 m). Raide, le versant méridional domine le fossé de l'Alazani, tandis qu'au nord, dans le Daguestan, où règnent des formes structurales de plissement simples, les altitudes s'abaissent plus lentement. Au phénomène de barrière climatique s'ajoutent les effets de la continentalité : aridité et contrastes thermiques caractérisent le Caucase oriental, qui représente une transition vers les montagnes d'Asie centrale. Le compartimentage morphologique – vallées étroites, bassins et plateaux souvent exigus –, propice à l'émiettement du peuplement, oppose les pays du Caucase aux vastes steppes du Nord, les rapprochant plutôt du monde méditerranéen ou iranien auquel les lient des affinités tant bioclimatiques que culturelles.
Langues et religions
La « montagne des langues »
Difficile d'accès, mais situé au carrefour stratégique de voies commerciales et de routes d'invasions, continuellement pris en tenaille entre les grands empires d'Orient et d'Occident qui venaient y vider leurs querelles, subjugué tantôt par l'un tantôt par l'autre, écartelé entre des aires d'influence rivales, déchiré par de forts particularismes que favorisent le relief compartimenté et une organisation sociale clanique, le Caucase a servi de refuge à une multitude de groupes ethniques aux origines diverses, établis dans cette forteresse depuis des temps immémoriaux ou au fil de vagues successives de migrations et de conquêtes. Ils s'y étagent aux différents niveaux de la montagne, les plus anciens ou les plus faibles se retrouvant aux plus hautes altitudes. Les frontières et divisions administratives actuelles, comme les catégories nationales officielles des recensements soviétiques – une quarantaine au dernier recensement de 1989, contre une centaine en 1926 – établies selon une hiérarchie changeante des langues, ne reflètent que partiellement la mosaïque ethnique de ce que les géographes arabes avaient surnommé la « montagne des langues ». Pline l'Ancien, déjà, indiquait que les Romains devaient avoir recours à près de 80 interprètes.
Quatre grandes familles linguistiques sont représentées :
1) les langues paléo-caucasiques des peuples présents depuis des temps immémoriaux, partagées elles-mêmes en quatre groupes (du Sud ou kartvélien [géorgien et langues ou dialectes apparentés – mingrélien, svane, laz], du N.-O. [abkhaze, abaza, tcherkesse/circassien occidental ou adygué, tcherkesse oriental ou kabarde, oubykh], du N.-E. [multiples langues du Daguestan dont l'avar, le lezguien, le darguine (ou dargwa), l'oudi, le tabassaran, le lak, le routoul, etc. ] et du N.-centre ou groupe nakh [tchétchène, ingouche, bat, kist]) ;
2) les langues indo-européennes de populations qui ont migré dans la région à des époques plus ou moins reculées, d'Asie Mineure ou d'Iran (arménien, ossète, kurde, tat, talyche, grec) ou, plus récemment, du monde slave (russe, ukrainien) ;
3) les langues altaïques des peuples originaires d'Asie centrale (azéri, turkmène au S.-E., koumyk, nogay, karatchaï, balkar, kalmouk au N.-E.) ;
4) les langues sémitiques avec notamment les Assyro-Chaldéens qui ont fui les persécutions turques pendant la Première Guerre mondiale.
Certaines langues sont parlées par des nations de plusieurs millions de personnes, d'autres par des groupes résiduels de quelques centaines de locuteurs. Quelques-unes ont disparu : ainsi l'oudi dont on a redécouvert récemment l'alphabet et que parlaient les Albaniens – nom donné aux habitants de l'Albanie du Caucase –, qui avaient formé un royaume à l'est du Caucase méridional (l'actuel Azerbaïdjan), submergé d'abord par l'expansion des Arméniens, dès le début de notre ère, puis par celle des peuples turcs d'Asie centrale, à partir du xie s. ; ou bien l'oubykh, langue de l'un des peuples tcherkesses, réfugiés dans l'Empire ottoman après la conquête russe, et dont Georges Dumézil avait entrepris d'écrire le dictionnaire avec ses derniers locuteurs.
Une grande diversité religieuse
La diversité religieuse s'ajoute à la variété linguistique. Sur un substrat de polythéisme dont des éléments ont survécu jusqu'à aujourd'hui, le christianisme, représenté par ses deux grandes traditions orientales (orthodoxe et monophysite), a commencé à se répandre dès le ive s., en général sous l'influence de Byzance, chez les Géorgiens, les Ossètes, les Abkhazes et autres Tcherkesses, qui appartiennent à l'Église orthodoxe, ainsi que les Slaves arrivés aux différentes phases de la conquête russe. Parmi ces derniers, on trouve des sectateurs (doukhobors, molokanes) relégués au Caucase pour aider à le coloniser à l'époque tsariste, en même temps que des groupes d'Allemands mennonites. Hormis une minorité de catholiques et de protestants, les Arméniens relèvent quasiment tous de leur ancienne Église apostolique autocéphale, qui s'est séparée de l'Église de Constantinople lors du concile de Chalcédoine (451). Les Assyriens appartiennent à l'Église nestorienne. (→ Églises orientales.)
L'islam, apparu avec les conquérants arabes, prédomine chez les peuples turcs et les montagnards de la chaîne centrale. Chez ces derniers, comme chez une partie des Abkhazes et des Ossètes, il s'est répandu parfois tardivement, entre le ixe et le xviiie s., se renforçant en réaction à la conquête russe. Les confréries soufies (la Naqchbandiyya et la Qadiriyya) ont alors joué un grand rôle. À l'exception des Azéris, majoritairement chiites, les autres peuples musulmans sont sunnites, l'islamisation restant plus superficielle au Caucase du N.-O. Le judaïsme est représenté en Géorgie, dont une grande partie de la communauté juive a récemment émigré vers Israël, et dans les communautés des « Juifs de montagne » persanophones, aux confins du Daguestan et de l'Azerbaïdjan. Les Kalmouks sont majoritairement bouddhistes. Certains peuples peuvent se répartir entre plusieurs confessions : ainsi les Tats, qui sont, suivant les régions, chrétiens orientaux, juifs ou musulmans.
En dépit des frontières politiques, le Caucase constitue un ensemble géographique d'abord, mais aussi culturel. En effet, au-delà du patchwork ethnolinguistique et religieux, malgré l'uniformisation de l'époque soviétique et les contrastes classiques entre les grands centres urbains industrialisés multinationaux et la haute montagne traditionnelle avec des villages homogènes, les habitants du Caucase partagent un certain nombre de valeurs et de traits communs : une longue tradition d'insoumission et de résistance, le sens de l'honneur, de l'hospitalité et de la famille, des mœurs parfois encore patriarcales, le respect des anciens et des coutumes, un clientélisme sinon un népotisme, à la fois résidu de l'ancienne organisation clanique et héritage du système communiste, un certain archaïsme mêlé de modernité et d'une forte influence russo-soviétique.
Un développement économique contrasté
Une région traditionnellement rurale
Dans l'ensemble, le Caucase demeure un monde rural où les zones urbaines font figure d'exception, sauf dans quelques régions comme le littoral pontique, une partie des piémonts autour de Krasnodar et Stavropol, l'Ossétie du Nord autour de Vladikavkaz ou les grandes capitales républicaines du Sud (Bakou, Erevan et Tbilissi). La pénétration et le franchissement de la chaîne restent difficiles : il n'existe pas de voie ferrée transcaucasienne et la principale voie routière, l'ancienne route militaire entre Vladikavkaz et Tbilissi par le col de la Croix, est fermée en hiver. L'essentiel du trafic entre la Russie et le Caucase du Sud continue de contourner la chaîne aux deux extrémités.
La part réduite des terres arables constitue une contrainte importante pour l'agriculture, encore marquée par les modes traditionnels d'exploitation (élevage pastoral transhumant en montagne, plutôt bovin dans la partie ouest, plus humide, essentiellement ovin à l'est, plus aride ; polyculture intensive familiale sur les piémonts), d'autant qu'à l'époque soviétique la réflexion sur l'économie de montagne, tardive (années 1970), est restée embryonnaire. Aux problèmes venant de la faiblesse du réseau routier s'ajoutent ceux de la politique de dépeuplement forcé des montagnes, menée dès le début de la conquête russe, par volonté de contrôle, et qui renforce aujourd'hui les tensions nationales.
Disparités Nord/Sud
L'industrie n'a jamais joué un rôle significatif dans les montagnes du Caucase du Nord, hormis quelques cités minières de métaux non ferreux, des centrales hydroélectriques et le secteur pétrolier de Tchétchénie. Outre l'agroalimentaire, le tissage de la laine pour les tapis et l'orfèvrerie de l'argent, on a essayé d'y dynamiser le tourisme (ski, alpinisme, cures thermales) dans les dernières années du régime soviétique, mais ces activités, gênées par l'enclavement, ont aussi été entravées par les tensions de l'après-communisme. Les piémonts concentrent l'essentiel de la population et des activités industrielles (constructions mécaniques, industries légères) et agricoles les plus riches, en particulier lorsque le climat permet les cultures méridionales (vignes, primeurs, tabac, thé, vergers, agrumes), très demandées sur le marché russe. Le littoral de la mer Noire constituait la « riviera » de l'ex-U.R.S.S. Celui de la Caspienne a commencé aussi à se développer dans ce sens, avec un effort d'aménagement touristique à partir des années 1970, s'ajoutant aux activités de pêche (caviar).
Avec de fortes différences entre les trois républiques et à l'intérieur de chacune d'entre elles, la part de l'industrie est plus importante au Caucase du Sud, où les activités sont concentrées autour de capitales hypertrophiques. Si la Géorgie offre l'image d'un jardin fertile aux paysages et aux productions variées grâce à un climat de type méditerranéen et à des sols plus riches, en Azerbaïdjan comme en Arménie, aridité ou relief, salinisation des sols ou empierrement limitent les possibilités de l'agriculture, dépendante de l'irrigation et de la bonification des terres. Outre l'élevage – ovin ou bovin – et la sériciculture, coton, céréales, plantes fourragères, vergers, vignes, tabac constituent les principales productions, auxquelles sont liées des industries de transformations textiles (filatures, tapis) et alimentaires (conserveries, fromageries, vins, etc.).
Parmi les principaux secteurs industriels de la Géorgie soviétique, on peut citer la transformation des minerais (manganèse, charbon, métaux non ferreux), le matériel agricole et de transport, l'aéronautique militaire (avions Soukhoï), la houille blanche. L'Arménie, dépourvue de ressources énergétiques et de matières premières à part des métaux non ferreux (cuivre, or, molybdène notamment), de l'hydroélectricité et des carrières, avait surtout développé des industries chimiques (caoutchouc synthétique notamment), mécaniques, électromécaniques, électroniques, nucléaires (centrale de Metzamor). Mais c'est le secteur pétrolier de l'Azerbaïdjan qui incarne sans doute le plus le Caucase industriel et lui donne une importance stratégique.
L'or noir de la Caspienne
Utilisé depuis l'Antiquité à des fins domestiques, sans doute à l'origine du culte local du feu au cœur du zoroastrisme, exploité industriellement à partir des années 1870 et exporté par la voie ferrée Bakou-Tbilissi-Batoumi (1893), bientôt doublée par un pipeline, le gisement de la presqu'île d'Apchéron a fait de Bakou le premier centre pétrolier mondial au début du xxe s. et, encore jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, le principal centre de production et de raffinage de l'ex-U.R.S.S., avant une période de déclin continu. La découverte récente d'importantes réserves de pétrole et de gaz offshore en mer Caspienne a redonné, depuis l'indépendance, une nouvelle jeunesse à cet ancien secteur-clé que l'Azerbaïdjan a entrepris de développer en faisant appel aux investisseurs étrangers, occidentaux (Europe, États-Unis) et régionaux (Russie, Turquie, Iran), malgré les incertitudes sur les voies d'évacuation et les divergences avec la Russie et les autres États riverains de la Caspienne sur le statut de celle-ci (« lac international » ou « mer fermée »), qui détermine le droit de propriété des gisements (condominium sur les ressources ou droit souverain des États dans les limites des eaux territoriales). Depuis la fin de 1998, les résultats décevants des premiers forages ont commencé à remettre en cause certains des projets coûteux d'oléoducs soutenus par les États-Unis, à travers la Géorgie (par Soupsa près de Poti) et la Turquie jusqu'au terminal de Ceyhan en Méditerranée – des projets évitant le territoire russe et le passage par le Bosphore, pour des raisons d'ordre géopolitique plus qu'économique : trouver des voies d'acheminement alternatives à celles contrôlées par la Russie, contourner l'Arménie – malgré un trajet court – en raison du confit du Haut-Karabakh qui l'oppose à Bakou, soutenu par Ankara. Commencé en septembre 2002, le tube Bakou-Tbilissi-Ceyhan (ou B.T.C., plus 1 700 km, 1 million de barils/jour à capacité maximale) a été inauguré en juillet 2005. Un projet de gazoduc – Bakou-Tbilissi-Erzurum – inauguré en décembre 2006, est le premier maillon du futur européen Nabucco, dont l'accord de construction a été signé à Ankara le 13 juillet 2009, en concurrence avec le South Stream qui passe par la voie russe.
Les difficultés de la transition post-soviétique
Dans l'attente d'éventuelles retombées positives de la rente pétrolière, l'Azerbaïdjan, au cours des dix premières années de son indépendance, a connu une situation de crise économique, des difficultés sociales et de graves problèmes écologiques. Le secteur industriel a été affecté par les effets conjugués de la vétusté des équipements, de la rupture des échanges avec l'ex-U.R.S.S., des destructions et blocus provoqués par les conflits régionaux (crise du Karabakh, guerre en Tchétchénie, etc.), de l'afflux de réfugiés, de l'instabilité politique et de la corruption. Ces problèmes, d'ailleurs communs à tout l'ancien espace soviétique, sont partagés par l'ensemble du Caucase. Engagées par l'État et soutenues par l'aide internationale – le F.M.I., la Banque mondiale, la B.E.R.D., voire la Banque de développement islamique dans le cas de Bakou –, les réformes (privatisation de la terre et des entreprises, création de monnaies nationales – lari géorgien, manat azerbaïdjanais, dram arménien – et d'un secteur bancaire, reconversion industrielle, ouverture aux investissements et au marché mondial, etc.) s'effectuent dans les républiques du Sud à des rythmes et avec des résultats variables suivant les secteurs et les régions, les atouts et les handicaps respectifs.
Si la rhétorique du « pont entre l'Europe et l'Asie » est utilisée par les trois républiques, la Géorgie mise sur sa situation centrale au Caucase et sa façade maritime qui, par la mer Noire, lui permet d'accéder à la Méditerranée. Elle espère aussi beaucoup du renforcement de ses liaisons ferroviaires, routières, aériennes et surtout par pipelines pour participer à l'exportation du pétrole de la Caspienne, ce qui peut la mettre dans une concurrence délicate avec les intérêts russes. En même temps, le développement des régions frontalières comme l'Adjarie, qui tire parti de sa double frontière terrestre et maritime avec la Turquie, est considéré avec suspicion car pouvant nourrir le séparatisme. Pour surmonter les conséquences du terrible séisme de décembre 1988 et de son enclavement géographique et politique résultant du blocus imposé par l'Azerbaïdjan et la Turquie en raison du conflit du Karabakh, l'Arménie compte sur une main-d'œuvre abondante et qualifiée, à l'esprit d'entreprise proverbial, ainsi que sur l'existence d'une diaspora désireuse de contribuer au redressement de la mère patrie. L'Azerbaïdjan, pour sa part, mise sur les investisseurs occidentaux (américains et européens) intéressés par ses ressources pétrolières et par sa position stratégique de porte de l'Asie centrale dans le projet de corridor de transport Europe-Caucase-Asie (TRACECA), ou nouvelle « route de la soie du xxie s. », dont il essaie d'exclure l'Arménie.
Les trois républiques, qui cherchent à échapper à l'orbite exclusive de Moscou, tentent de rééquilibrer leurs échanges avec d'autres pays de la région, en particulier l'Iran et la Turquie. Elles ont notamment adhéré à la Zone de coopération économique de la mer Noire, lancée à l'initiative d'Ankara (juin 1992). Mais elles se sont aussi divisées entre le GUAMO, association régionale informelle de la Géorgie, l'Ukraine, l'Azerbaïdjan, la Moldavie et l'Ouzbékistan, d'une part, et un axe d'alliance entre la Grèce, l'Arménie, l'Iran et la Russie, d'autre part. Le Caucase se retrouve aussi au centre d'un « Grand Jeu » réactualisé entre les États-Unis et la Russie, en concurrence pour l'hégémonie dans le « nouveau Moyen-Orient », comme on désigne la zone qui va des Balkans à l'Asie centrale. D'où des tentatives de se tourner vers l'Europe ou des appels à surmonter les tensions pour relancer la coopération intrarégionale, seule garante de stabilité politique et donc de reprise économique.
Au cours des années 2000, la divergence des trajectoires post-soviétiques s'est accentuée, avec l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle génération formée en Occident et des options variées en fonction de leurs contraintes géopolitiques et économiques respectives. Si l'Arménie hésite davantage à s'éloigner de son alliance stratégique avec la Russie, malgré un rapprochement récent (à partir de 2008) avec la Turquie, d'ailleurs encouragé par Moscou, l'Azerbaïdjan d'Ilham Aliev, fort de l'atout des richesses de la Caspienne, et surtout la Géorgie de la « révolution des roses » (fin 2003-2004) ont affiché une orientation plus pro-américaine et atlantiste, allant dans le cas de Tbilissi jusqu'à la demande d'adhésion à l'O.T.A.N. et la confrontation ouverte avec la Russie, autour de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud. Mais la désastreuse guerre d'août 2008 pour reprendre le contrôle de ces régions séparatistes a abouti, au terme d'une riposte militaire russe, à la reconnaissance par Moscou de l'indépendance de ces régions sécessionnistes (26 août 2008), en arguant du précédent du Kosovo.
Une contrée mythique à l'histoire turbulente
Si les conflits nationaux et les enjeux pétroliers ont mis récemment le Caucase au centre de l'actualité, cette contrée fabuleuse, scène de célèbres mythes anciens, n'a jamais cessé, depuis l'Antiquité, d'exercer une certaine fascination. La Genèse y situe le jardin d'Éden et le lieu (mont Ararat) où s'échoua l'arche de Noé. C'est sur le Kazbek que Prométhée fut enchaîné pour avoir dérobé le feu aux dieux afin d'en faire don aux mortels. La quête de la Toison d'or sur les rives de la Colchide où débarquèrent les Argonautes, à l'embouchure du Phase (l'actuel Rioni en Géorgie occidentale), évoque l'opulence déjà fameuse de cette région, que gardent Cyclopes et Amazones. Plusieurs légendes persanes et orientales s'y déroulent également.
Les fouilles archéologiques ont révélé la présence de sites paléolithiques et l'apparition du métal au néolithique. De brillantes civilisations, comme celle des Hourrites, y ont vu le jour plusieurs millénaires avant notre ère. Dès le IIIe millénaire, le Caucase est un centre métallurgique important, en relation avec les grands foyers préhistoriques de la Russie méridionale et les vieilles civilisations de Mésopotamie et de Phénicie, puis avec les colonies grecques des bords de la mer Noire, au viie s. avant J.-C.
Du fait de sa position charnière entre les empires centrés sur la Méditerranée et les empires asiatiques, le Caucase a connu de multiples invasions et conquêtes plus ou moins durables. Mèdes, Perses Achéménides, Grecs, Romains, Parthes, Sassanides, Cimmériens, Scythes, Sarmates, Huns, Avars, Khazars, Alains, Byzantins, Arabes, Turcs Seldjoukides, Mongols de Gengis Khan puis de Timur Lang s'y sont succédé plus ou moins durablement ou affrontés. L'histoire des diverses nations du Caucase apparaît comme une succession de phases d'indépendance et de dépendance, d'unification ou de morcellement, de dévastations et de partages, au cours desquelles les puissances hégémoniques adoubent les dynasties et les élites locales contre leurs rivaux, annexent des territoires, déportent ou massacrent les populations. À chaque recul d'une de ces puissances, les peuples du Caucase ont manifesté leur volonté d'émancipation, constituant précocement des formations étatiques, plus ou moins structurées et autonomes, plus ou moins unifiées et rivales, plus ou moins durables.
C'est au sud, en particulier en Arménie et en Géorgie, qu'apparaissent les formations étatiques les plus anciennes et les plus solides, avec une extension parfois considérable et des périodes de forte prospérité, tels les antiques royaumes d'Ourartou – le premier État organisé (ixe-vie s. avant J.-C.) –, d'Ibérie, de Colchide, l'empire de Tigrane II le Grand (95-54 avant J.-C.) ou les royaumes médiévaux des Alains (les ancêtres des Ossètes), des Albaniens et, surtout, des Bagratides arméniens ou géorgiens. Au nord, on voit plutôt se former des confédérations tribales ou des principautés féodales à la structure plus lâche, mais non moins acharnées à défendre leur autonomie. Les entités souveraines arméniennes de Grande Arménie (royaumes d'Ani, de Van, de Kars, de Lori, de Siounie) ne survivent pas aux invasions turco-mongoles (xie-xive s.) et sont remplacées par des émirats ou des khanats, tandis que la population commence à se disperser. Mais l'État géorgien, unifié au xie s., réussit, quoique fragmenté, à s'incarner jusqu'à l'aube du xixe s. Les souverains de Géorgie comme les élites nobiliaires ou marchandes d'Arménie, dont les Églises autocéphales et les langues écrites dans des alphabets originaux ont contribué à sauvegarder une forte identité, tentent périodiquement de trouver un appui auprès des puissances chrétiennes.
La difficile conquête russe
Au cours du xvie s., alors que le Caucase est disputé entre Ottomans et Séfévides d'Iran, les Russes, qui viennent de s'affranchir définitivement de l'ancienne domination de la Horde d'Or en conquérant les khanats de Kazan (1552) et d'Astrakhan (1556), y font leur apparition. Dès 1557, ils établissent un premier fortin, tenu par les Cosaques, à l'embouchure du Terek, sur la Caspienne, et essaient de jouer des rivalités traditionnelles entre les clans et les peuples pour pénétrer l'arrière-pays, s'appuyant sur les clients des anciens khans d'Astrakhan, en particulier les Kabardes, avec lesquels sont noués des traités d'alliance. Jusqu'à la fin du xviie s., cette poussée reste modeste, voire subit des revers périodiques. À partir du règne de Pierre Ier (1696-1725) et, surtout, sous Catherine II (1762-1796), l'expansion se fait plus irrésistible aux deux extrémités de la chaîne du Grand Caucase, vers la mer Noire et la Caspienne. En 1722, la campagne de Pierre le Grand contre la Perse jusqu'à Derbent et Bakou est la première d'une longue série de guerres contre les Empires rivaux turc (1768-1774, 1806-1812, 1828-1829, 1853-1856, 1877-1878) et persan (1804-1813, 1826-1828) qui aboutiront à l'instauration de la domination russe sur l'ensemble du Caucase. Le dernier chapitre des conflits répétés avec les Ottomans qui ponctuent la question d'Orient sera la Première Guerre mondiale.
La conquête est relativement plus aisée au sud de la chaîne, même dans les zones peuplées par les Tatars du Caucase, comme on appelle alors les Azéris, musulmans chiites, d'origine iranienne, mais turquisés linguistiquement lors des invasions turco-mongoles. Au nord, en revanche, elle se heurte à la farouche résistance des montagnards du Grand Caucase, récemment islamisés. Retranchés dans leurs nids d'aigle, les aouls, villages fortifiés perchés dans la montagne, ils ne seront soumis qu'au prix d'une implacable et coûteuse guerre coloniale de plus d'un demi-siècle. L'imam Chamil, un chef avar qui mène la lutte en Tchétchénie et au Daguestan, en s'appuyant sur un réseau de confréries soufies, incarne leur lutte. Après sa reddition (1859), puis celle des Abkhazes (1864), plus d'un demi-million de montagnards choisiront l'exil dans l'Empire ottoman. À l'inverse, des centaines de milliers de chrétiens des zones frontalières des Empires ottoman et perse, en particulier les Arméniens ou les Grecs du littoral pontique, se réfugient tout au long du xixe s. dans les provinces annexées par la Russie. La guerre du Caucase, une guérilla sanglante, a alimenté l'imaginaire des écrivains (Pouchkine, Lermontov, Tolstoï, Dumas, etc.) et la réflexion de générations d'historiens russes ou caucasiens. La domination russe n'a jamais été complètement acceptée, même par les peuples orthodoxes comme les Géorgiens, qui reprocheront toujours l'annexion de leur royaume et l'abolition par les tsars de l'autocéphalie de leur Église, rattachée de force au patriarcat de Moscou, au mépris des accords signés comme le traité de protectorat russo-géorgien de Gueorguïevsk (1783). Aussi toutes les périodes d'effervescence révolutionnaire dans l'Empire russe puis en U.R.S.S., tous les affaiblissements du centre impérial se traduisent par la résurgence de mouvements nationalistes et des tentatives d'émancipation.
La politique coloniale de l'Empire tsariste
Comme la Pologne, le Caucase est soumis à un régime d'administration directe, avec la création d'une vice-royauté (1844), dont le siège est à Tiflis (Tbilissi). La politique impériale alterne des phases de « régionalisme » (déconcentration et prise en compte des spécificités locales, recherche d'adhésion des élites caucasiennes) et d'autres de centralisme autoritaire et de russification. Dans le souci de pacifier, d'uniformiser, d'effacer les traces des anciennes principautés géorgiennes et arméniennes, des pachaliks ottomans ou des khanats persans, la bureaucratie tsariste procède tout au long du xixe s. à des remaniements administratifs, afin d'éviter la formation d'entités ethniquement homogènes susceptibles, dans le contexte de l'éveil des nationalités, de nourrir des tentations séparatistes ou autonomistes. L'installation de colons russes (sectateurs commes les molokanes ou les doukhobors, fonctionnaires, garnisons) et allemands et les déplacements de population modifient la carte ethnique.
Le développement économique est inégal. Un capitalisme dynamique – Bakou devient le premier centre pétrolier mondial – coexiste avec une société rurale traditionnelle, peu touchée par l'essor industriel. Dans la vie culturelle et intellectuelle, l'influence russe devient prédominante. Une partie des élites locales sont aussi formées dans les universités européennes. À la fin du xixe s., les mouvements nationaux et sociaux prennent de l'ampleur et la première révolution russe de 1905 revêt ici un caractère violent : insurrections ouvrières et paysannes, grèves générales, attentats, révoltes nationales et luttes interethniques qu'initient, en février 1905, les pogroms anti-arméniens de Bakou par les Azéris, suivis de représailles. De 1905 à 1907, les « guerres arméno-tatares » qui ensanglantent toute la région sont, de l'avis des contemporains, favorisées par le pouvoir tsariste, qui y voit un moyen de faire dévier la flambée révolutionnaire en attisant les haines entre les nations. Elles apparaissent comme un prélude aux guerres frontalières qui vont accompagner les premières indépendances, lors de l'éclatement de l'Empire tsariste en 1917 (→ révolution russe de 1917).
Indépendance et soviétisation
Après la prise du pouvoir par Lénine et la signature de la paix séparée de Brest-Litovsk avec les puissances de l'Axe (mars 1918), l'armée russe abandonne le front du Caucase, laissant libre cours aux forces centrifuges. Le Daguestan se soulève. À Batoumi est proclamée une République de la Montagne confédérant les peuples du Nord-Caucase. La Transcaucasie fait sécession et s'organise en République fédérative indépendante (avril 1918), dotée d'un organe exécutif et d'un corps législatif, le Seïm (diète), avec Tbilissi pour capitale. Mais cette fédération se disloque devant la reprise de l'offensive turque, du fait des intérêts divergents des trois nations qui la composent. Alors que les bolcheviks tentent de s'appuyer sur la ville industrielle de Bakou où ils ont déclaré une Commune (avril-juillet 1918), la Géorgie, l'Azerbaïdjan et l'Arménie proclament successivement leur indépendance, du 26 au 28 mai 1918, et entreprennent de se constituer en républiques parlementaires, dominées chacune par des partis nationaux hégémoniques (menchevik géorgien, Moussavat azéri ou Dachnaktsoutioun arménien) qui se revendiquent du socialisme.
L'indépendance est éphémère. Dans le contexte de défaite militaire, de ruine économique et de chaos politique de la fin de l'Empire tsariste, les nouveaux États sont confrontés aux aspirations nationales de leurs minorités et se livrent des guerres féroces pour la délimitation de leurs frontières. Déchirée par ses multiples conflits internes, surchargée de réfugiés, la région est entraînée dans le jeu des rivalités entre les puissances qui continuent de s'y affronter, et entre les courants opposés qui traversent chaque camp : celui de l'Axe (Allemands, Turcs Ottomans puis kémalistes), celui des Alliés de l'Entente (Britanniques et Français), et les Russes, blancs ou rouges. Ce sont les bolcheviks qui sauront le mieux tirer parti de ces antagonismes multiples. Dès 1920-1921, l'Armée rouge ramène le Caucase dans l'orbite russe, avec l'aide d'une poignée de bolcheviks locaux dont certains seront appelés à jouer un grand rôle, tels Staline, Ordjonikidze, Beria, Mikoïan. Du communisme de guerre aux années Gorbatchev, en passant par l'ère stalinienne, l'histoire du Caucase s'inscrit dès lors dans la chronologie de l'U.R.S.S. et connaît tous les avatars du totalitarisme communiste. Sa géographie administrative suit les méandres de la politique des nationalités du régime et des relations extérieures de Moscou.
D'un empire à l'autre
Par les traités d'amitié avec l'Iran (21 février 1921) et la Turquie kémaliste (16 mars 1921), la nouvelle Russie soviétique s'entend avec les puissances régionales pour fixer les frontières extérieures des trois républiques transcaucasiennes, telles qu'elles existent à ce jour, en excluant les alliés franco-britanniques de cette zone. Les délimitations intérieures sont définies par le bureau caucasien du parti bolchevik, sous l'égide de Staline, qui veille à ce que « l'intérêt de la révolution » (le contrôle du parti communiste) l'emporte sur la volonté indépendantiste des nations. Ainsi l'État fédéral soviétique, pour afficher la rupture avec la « prison des peuples » qu'était l'Empire tsariste, crée des entités administratives à base ethnique, hiérarchisées suivant le « niveau de développement national » des peuples. Le pouvoir central tient l'ensemble en enchevêtrant trois niveaux de découpage (économique, administratif, national), chapeauté par le parti unique, et en imbriquant des nations rivales suivant le principe traditionnel des empires : « diviser pour régner ». Le cas de l'enclave du Haut-Karabakh, organisé en Région Autonome (R.A.), rattachée contre la volonté de sa majorité arménienne (95 %) à l'Azerbaïdjan, courtisé comme point d'appui pour étendre la révolution en Orient, en est l'une des premières illustrations.
En décembre 1922 est créée une République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie (capitale Tbilissi), qui adhère à l'U.R.S.S. La Constitution soviétique de juillet 1936 la dissout, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie devenant des républiques fédérées (R.S.S.), à la souveraineté fictive, mais dont les limites prennent désormais valeur de frontières. L'organisation du Caucase du Nord, rattaché à la R.S.F.S. de Russie, change plusieurs fois : en janvier 1921 sont créées la R.S.S.A. (République socialiste soviétique autonome) du Daguestan et une R.S.S.A. de la Montagne qui regroupe les districts tchètchène, ingouche, kabarde, balkar, karatchaï, tcherkesse, ossète du Nord. Ces districts sont ensuite séparés en R.A. monoethniques entre 1922 et 1928, puis regroupés, entre 1934 et 1936, en R.S.S.A. biethniques. Certaines entités sont supprimées, alors que leurs nations titulaires sont déportées comme « peuples punis ». Dès 1937, tandis que la terreur de masse frappe l'intelligentsia nationale du Caucase, comme du reste de l'U.R.S.S., ont lieu les premières déportations de Tchétchènes, d'Ingouches, ainsi que des Kurdes d'Azerbaïdjan dont la R.A. avait déjà disparu en 1930. Le pouvoir leur fait souvent payer les révoltes contre la collectivisation forcée. Mais c'est en 1943-1944, lorsque les Soviétiques reprennent possession des zones du Caucase du Nord qu'avaient occupées les troupes allemandes, que s'effectuent les déportations massives des Tchétchènes, des Ingouches, des Karatchaïs, des Balkars, des Meskhets, en tant que collaborateurs présumés ou potentiels avec l'ennemi. Une partie de leur territoire respectif, dont le statut d'autonomie est aboli, est cédée à la Géorgie ou à l'Ossétie du Nord, et peuplée d'autres populations déplacées. Ce n'est qu'en 1957, après la mort de Staline qu'ils seront réhabilités et autorisés à revenir sur leur territoire partiellement reconstitué. D'où de nouveaux litiges, d'autant que le « dégel » ravive le nationalisme culturel.
Malgré le discours internationaliste ritualisé sur « l'amitié entre les peuples » et la création de « l'homme nouveau » soviétique, le régime a paradoxalement favorisé l'évolution des républiques en États-nations et conforté leur identité. Commencée dès la période d'indépendance de 1918-1921, l'homogénéité ethnique s'est progressivement renforcée au détriment des minorités. Ces dernières ont été laminées du fait d'une conception du fédéralisme qui n'accordait l'autonomie culturelle aux nationalités que sur une base territoriale et aussi du fait de l'absence de liberté. Les progrès réalisés dans le domaine de l'éducation, le dogme stalinien de la « culture nationale par la forme et socialiste par le contenu », puis le « dégel » et la réhabilitation sélective de la culture et du passé depuis les années 1960, ont conduit à une fétichisation du « national », sinon à sa folklorisation. Bien avant la perestroïka, le nationalisme culturel était devenu en Transcaucasie l'alternative à l'idéologie communiste.
Une poudrière ?
Lorsque, après l'échec militaire en Afghanistan (1985), Gorbatchev tente de réformer un régime à bout de souffle par sa campagne de perestroïka et de glasnost, les nations du Caucase sont, avec les Baltes, les premières à tenter, à nouveau, de s'affranchir du « dernier empire » affaibli. En février 1988, prenant au mot les slogans appelant à corriger les erreurs du stalinisme, le Soviet régional du Haut-Karabakh vote la réunification de cette région à l'Arménie. Relayée par des grèves générales et des manifestations gigantesques à Stepanakert et Erevan, provoquant des pogroms anti-arméniens en Azerbaïdjan, des heurts entre populations et des chassés-croisés de réfugiés, cette exigence d'autodétermination et d'émancipation de la tutelle d'une nation rivale, imposée par l'ancien colonisateur, joue le rôle à la fois de révélateur et de détonateur des multiples mouvements centrifuges qui aboutissent à l'écroulement de l'édifice soviétique (décembre 1991).
Au sud, les trois républiques fédérées accèdent à l'indépendance et entrent à l'O.N.U. Au nord, après une tentative avortée de reconstitution d'une Confédération de la Montagne (1989), seule la Tchétchénie manifeste un séparatisme radical et proclame, en novembre 1991, une indépendance que Moscou refuse de reconnaître. Dans la nouvelle Fédération de Russie, comme dans les autres nouveaux États indépendants où existaient des enclaves nationales, on voit se multiplier les conflits souvent présentés comme « interethniques », voire « interreligieux », en réalité des conflits politiques entre des aspirations autonomistes ou irrédentistes concurrentes, propres aux phases de décolonisation. Le Caucase, à l'instar des Balkans, apparaît comme une poudrière. Cinq des huit cas de conflits armés de l'ex-U.R.S.S. s'y concentrent, dont quatre sécessionnistes – Haut-Karabakh, Ossétie du Sud, Abkhazie, Tchétchénie – et un dans le district de Prigorodnyï où les anciens déportés ingouches font valoir leur droit au retour contre les Ossètes. En dix ans, ces conflits ont entraîné une centaine de milliers de morts, jeté sur les routes 2,5 millions de réfugiés et de personnes déplacées, ruiné des régions entières. Ils menacent de s'étendre à d'autres zones sensibles : Daguestan, Adjarie et Djavakhétie au sud de la Géorgie, territoires lezguiens au nord de l'Azerbaïdjan.
La région apparaît comme un laboratoire. Terrain d'expérimentation idéal de la conception stalinienne de la nation, c'est aujourd'hui, comme hier, un test des méthodes impériales de la Russie. Celle-ci a su jouer du poids de l'histoire, de sa suprématie démographique, économique et militaire, d'un quasi-monopole des sources d'énergie, de la présence de ses troupes, ainsi que des tensions politiques internes et des conflits comme d'autant de leviers pour ramener dans son orbite le Caucase, comme le reste de son « étranger proche » et, au-delà, se faire reconnaître son rôle de « gendarme » de l'Eurasie. Conquise de haute lutte, cette marge stratégique, au centre d'un arc de crise qui s'étend des Balkans à l'Asie centrale, représente en effet une porte vers le « nouveau Moyen-Orient » (voir plus haut), en même temps qu'un verrou de sécurité, un moyen de préserver ce qui a été un de ses objectifs constants depuis le milieu du xvie s. : l'accès aux « mers chaudes » – Méditerranée et golfe Persique – par la mer Noire et la Caspienne, comme de prévenir l'éclatement à son tour de la Fédération de Russie et les empiétements croissants de son rival américain dans sa zone d'intérêt. D'où la brutalité des guerres menées par Moscou contre les indépendantistes tchétchènes (1994-1996 et 1999-2000), qui évoquent les pires épisodes de la conquête tsariste et d'autres guerres coloniales, mais sont présentées comme des « opérations de police » intérieures contre les mafias et les terroristes islamistes. Officiellement arrêtées en février 2000, les opérations miliaires ont évolué vers une « tchétchénisation » du conflit, avec l'installation d'un gouvernement prorusse à Groznyï (avril 2001) qui s'oppose aux indépendantistes modérés ou plus radicaux, sur fond de poursuite de la guérilla et des attentats – dont la terrible prise d'otages d'une école de Beslan en septembre 2004 –, d'assassinats politiques de chefs des divers groupes ou de journalistes comme la Russe Anna Politkovskaïa (octobre 2006). Sous la coupe, depuis 2006, du clan Kadyrov, prorusse, la reconstruction du pays en ruines avec l'injection massive de crédits n'évite pas la contagion des tensions aux républiques voisines du Nord-Caucase, tandis qu'en Russie, on assiste à la montée d'un racisme anti-caucasien et à la multiplication de crimes xénophobes.
L'accès à l'indépendance des républiques du Caucase du Sud a, en revanche, internationalisé les conflits les concernant, entraînant les tentatives de médiation de l'O.N.U. en Abkhazie ou de l'O.S.C.E. (groupe de Minsk) au Haut-Karabakh. Malgré des cessez-le-feu depuis 1994, les solutions politiques sont difficiles à élaborer, en raison de la contradiction entre deux principes du droit international – l'autodétermination des peuples et l'inviolabilité des frontières –, mais aussi du fait des intérêts divergents des médiateurs régionaux ou extérieurs, qui ne vont pas nécessairement dans le sens de ceux des populations locales, ni de l'apaisement.
Le Caucase reste une zone trop instable pour attirer l'intérêt persistant – hormis au plan économique – des pays non limitrophes, apparemment peu soucieux d'entrer dans un nouveau guêpier de type yougoslave et de disputer à la Russie le rôle hégémonique qu'elle revendique dans son ancien « pré carré ». La Russie a aussi su jouer de sa position dominante en matière d'approvisionnement énergétique de l'Europe, comme de la comparaison de sa guerre en Tchétchénie avec la « guerre contre le terrorisme » des États-Unis après le 11 septembre 2001. Déjà membres du Conseil de l'Europe (depuis 2001), l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie ont, certes, été incluses en juin 2004 dans la politique de Nouveau voisinage de l'Union européenne, concrétisée par trois Plans d'action respectifs (14 novembre 2006), et invitées, avec la Biélorussie, la Moldavie et l'Ukraine, à participer au Partenariat oriental (sommet de Prague de l'U.E., 7 mai 2009). Mais, lors de la guerre russo-géorgienne de l'été 2008 et de la reconnaissance de l'indépendance de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie par la Russie (26 août 2008), ni les États-Unis, ni l'Union européenne ne sont allés, au-delà de la condamnation verbale, jusqu'à l'intervention ou aux sanctions à l'égard de Moscou qui s'affirme toujours comme la principale puissance régionale.