interprétation

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin interpretatio, -inter, « à l'intérieur de deux », et -près, du verbe « acheter » ou « vendre », apparenté à pretium, « prix ». En allemand, Deutung, dérive d'un nom qui signifie « peuple », et désigne « ce qui rend compréhensible, ce qui explique, pour le peuple ».


Si le terme latin interpretatio a toute la diversité de sens de son équivalent français, le mot grec hermêneia, dont il est la traduction, a un sens plus étroit : comme l'énonce Aristote au début du Traité de l'interprétation (Peri hermêneias), c'est la façon dont « les sons de la voix sont les symboles des états de l'âme »(1).

Philosophie Antique, Philosophie Médiévale

Démarche par laquelle on remonte du signe au signifié.

Pour Boèce (480-524), traducteur et commentateur du Traité de l'interprétation, est interpretatio « tout énoncé qui signifie quelque chose par lui-même »(2), soit le nom, le verbe et la proposition (à l'exclusion d'opérateurs linguistiques tels que conjonctions et prépositions) qui seuls font référence, à travers les « états de l'âme » qu'ils symbolisent, à des « états de choses »(3). C'est ainsi des choses, autant ou plus que des pensées, que le discours est l'« interprète ».

Cette conception référentielle du langage, qui s'est imposée à toute la logique médiévale et classique, est encore vivante aujourd'hui, par exemple dans la poétique d'un P. Ricœur.

Michel Narcy

Philosophie de la Renaissance

À la Renaissance, le champ de l'interprétation s'étend de la compréhension des œuvres du passé à la connaissance de la nature elle-même. Deux facteurs contribuent à faire de l'interprétation le modèle humaniste de toute connaissance : la prise en considération des éléments contingents de la réalité et la conscience des limites des facultés humaines. En résulte l'émergence de nouveaux critères de connaissance : le vraisemblable, le plausible, le probable, qui se substituent alors à la vérité.

Sur le plan de la nature, c'est la médecine qui fait figure de paradigme épistémologique : le diagnostic et même la thérapie sont l'œuvre d'une interprétation attentive à la singularité du cas, à l'équivocité des symptômes, à l'action de multiples facteurs, comme le climat, les conditions hygiéniques, les réactions imprévisibles du patient.

Dans le domaine de la philologie, l'interprétation tend vers un art de la conjecture, ou divinatio, s'appuyant aussi bien sur la connaissance de l'histoire des manuscrits que sur le jugement porté par l'interprète sur l'intention de l'auteur ou sur la signification et la valeur de l'œuvre. Le terme « conjecture » est employé par Nicolas de Cues pour définir la modalité selon laquelle l'homme connaît la vérité par une forme de participation qui signe en même temps son altérité(4).

Fosca Mariani Zini

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, Traité de l'interprétation, 1, 16 a 3-4.
  • 2 ↑ Boèce, In librum de interpretatione editio prima, I (Patrologia latina, 64, col. 295).
  • 3 ↑ Aristote, Traité de l'interprétation, 1, 16 a 6-8.
  • 4 ↑ Cues, N. (de), De conjecturis, I, 13.
  • Voir aussi : Canziani, G., et Zarka, Y. Ch. (éd.), L'interpretazione nei secoli XVI et XVII, Milan, 1993.
  • Grafton, A., Defenders of the Text, Cambridge (Mass.), 1991.
  • Lombardi, P., « Homo interpres », in Intersezioni 12, 1992.
  • Piaia, G. (éd.), Concordia discors. Studi su N. Cusano, Padoue, 1993.
  • Siraisi, N. G., Medieval and Early Renaissance Medicine, Chicago, 1990.
  • Rizzo, S., Il lessico filologico degli umanisti, Rome, 1973.

→ exégèse, herméneutique, humanisme, rhétorique

Psychanalyse

Traduction en langage usuel de formations psychiques – rêve, lapsus, trait d'esprit, symptôme, symbole – dont l'expression dépend de l'inconscient et du processus primaire.

Le paradigme du mode interprétatif est l'Interprétation des rêves, où Freud élucide la rhétorique de l'inconscient(1). En 1920, il distingue néanmoins trois temps dans l'histoire de la cure : art de l'interprétation des formations inconscientes, elle est devenue découverte des résistances, enfin travail sur la reviviscence du passé, selon la névrose de transfert(2). Dans ce cas, Freud propose la notion de « constructions dans l'analyse ».

Interprétation ou construction, le travail analytique ne révèle rien de caché, comme l'apologue de « La lettre volée » le souligne(3). Il dépend de l'analyse des contre-transfert et transfert, et ouvre sur la multidimensionnalité des processus psychiques.

Michèle Porte

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Freud, S., Die Traumdeutung (1900), G. W. II-III, « L'interprétation des rêves », Paris, PUF, 1967.
  • 2 ↑ Freud, S., Jenseits des Lustprinzips (1920), G. W. XIII, p. 16, « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981, p. 57.
  • 3 ↑ Lacan, J., le Séminaire sur « La lettre volée » (1957), in Écrits, Seuil, Paris, 1966, pp. 11-61.

→ construction, esprit (mot d'), inconscient, lapsus, processus primaire et secondaire, rêve, transfert

Esthétique

Dans le domaine musical, et dans le monde occidental, exécution des œuvres.

Jusqu'au Moyen Âge, la distinction entre compositeur et interprète est incertaine. Toutefois, la notation se complexifiant avec l'avènement de la polyphonie, le rôle de l'interprète tend à s'affirmer. À l'époque baroque et au début du classicisme, une place centrale lui est même accordée, et il apparaît comme le complice du compositeur qui ne lui transmet parfois que les « grandes lignes » d'une œuvre. Mais, à mesure que l'activité de l'interprète se détache de celle du compositeur, la part de liberté qui est la sienne s'amenuise. Cette tendance coïncide avec l'affirmation du droit moral du créateur, qui s'amplifie au moment de la Révolution française.

Au xxe s., le caractère subjectif de l'interprétation, hérité du romantisme, tend à se réduire. Ainsi Stravinsky demandait-il que sa musique soit lue, exécutée, mais pas interprétée. De nos jours pourtant, l'intérêt pour les musiques anciennes et pour les pratiques qui ne reposent pas sur l'obéissance à un texte écrit, comme le jazz ou les musiques de tradition orale, conduit à réévaluer la part créatrice de l'interprétation et à reconsidérer la hiérarchie entre les fonctions du compositeur et de l'exécutant. La notion d'exécution trouve même une place dans les arts plastiques, par le biais des performances et des installations.

Jean-Yves Bosseur

Notes bibliographiques

  • Furtwängler, W., « Entretiens sur la musique » (1948), in Musique et verbe, LGF, coll. Pluriel, Paris, 1979.
  • Jankélévitch, V., Liszt et la rhapsodie, essai sur la virtuosité, Plon, Paris, 1979.

→ musique

→ « Comment la musique a-t-elle été un objet privilégié d'investigation philosophique ? »

Logique, Mathématiques

Soit le système axiomatique S = {DT}, constitué d'un ensemble D d'éléments quelconques et d'une loi de composition T ayant certaines propriétés, par exemple d'être associative (axiome 1), d'avoir un élément neutre (axiome 2) et telle que tout élément de D a un inverse pour T (axiome 3). Une interprétation de ce système consiste à fixer le domaine D, en prenant par exemple pour D l'ensemble des nombres relatifs ℤ = {..., – 4, – 3, – 2, – 1, 0, 1, 2, 3, 4, ...} et à fixer le sens de T, en disant par exemple que T représente l'addition. Or, l'addition sur les nombres entiers a bien les propriétés énoncées par les trois axiomes ci-dessus. Les nombres relatifs et l'addition constituent donc un modèle de S.
Pour comprendre que toute interprétation d'un système axiomatique n'en est pas forcément un modèle, il suffit, en gardant D = ℤ, d'interpréter T par la multiplication : celle-ci vérifie les axiomes 1 et 2 mais non l'axiome 3 (l'inverse d'un entier pour la multiplication n'est pas un entier). Pour voir qu'un système peut avoir plusieurs modèles, il suffit de prendre pour D l'ensemble des rotations du plan et pour T la composition des rotations ; ou bien pour D l'ensemble des racines d'une équation algébrique et pour T la permutation des racines de cette équation. Dans les deux cas, les trois axiomes sont satisfaits respectivement par les rotations et les permutations.
Une notion dérivée de la précédente est celle d'interprétation d'une théorie déductive (qui est un système axiomatique déjà interprété, ainsi l'exemple {ℤ, +} ci-dessus) dans une autre. Trouver une interprétation d'une théorie T1 dans une théorie T2 équivaut à construire dans T2 un modèle de T1. Par exemple, on sait construire des modèles euclidiens des géométries non euclidiennes.

L'élaboration logique de la notion d'interprétation consiste à expliciter et à définir précisément une pratique mathématique déjà ancienne. En effet, bien que cela n'ait été clairement vu que récemment, l'interprétation se trouve au cœur des mathématiques modernes depuis l'usage par Fermât et Descartes de la méthode des coordonnées. Celle-ci consiste à repérer un point dans le plan par le couple des nombres réels associés à son abscisse et à son ordonnée, en sorte que droites et courbes sont traduites en équations algébriques, et que résoudre un problème géométrique revient à résoudre des systèmes d'équations algébriques. C'est la naissance de la « géométrie analytique ». Au xixe s. est développée de manière systématique l'interprétation des problèmes d'une discipline donnée en termes d'une autre, pour créer de nouvelles disciplines, mixtes de deux anciennes. Voient ainsi le jour la théorie des nombres algébriques (Kummer, Kronecker, Dedekind), la théorie analytique des nombres (travaux de Dirichlet, fonction ζ de Riemann), l'algèbre linéaire ou théorie des espaces vectoriels de dimension n quelconque (Cayley, Grassmann, etc.), etc.

La différence épistémologique entre mathématiques classiques et modernes est dans l'appréciation qui est portée sur ce travail de traduction. Simple changement de langage d'un côté, véritable procédé d'innovation de l'autre. Tandis que Descartes avait le sentiment de ne rien faire que « traduire » l'analyse des anciens dans le langage simplifié de l'algèbre, A. Comte voit au contraire une véritable « révolution » dans le rapprochement de deux sciences « conçues jusqu'alors d'une manière isolée ». Et de fait, revers de l'axiomatisation dont elle est inséparable, l'interprétation permet l'unification de théories en apparence très éloignées.

En logique, la technique d'interprétation est utilisée pour des preuves relatives de non-contradiction ou d'indécidabilté. Par exemple, la non-contradiction de la géométrie euclidienne se réduit, par la méthode des coordonnées, à la non-contradiction de la théorie des nombres réels. De même, on peut prouver qu'une théorie est indécidable en montrant qu'on peut y construire une interprétation d'une autre théorie, dont on a déjà établi l'indécidabilité. Par exemple, par un théorème de Lagrange, on sait que tout nombre entier positif est égal à une somme de quatre carrés de nombre relatifs. Cela permet d'interpréter la théorie élémentaire des entiers positifs ou nuls, ℕ, dans celle des entiers relatifs, ℤ. Sachant que ℕ est indécidable (premier théorème de Gödel de 1931, complété par un théorème de Church de 1936), on en conclura que ℤ est également indécidable.

Hourya Sinaceur

Notes bibliographiques

  • Tarski, A., Introduction à la logique, Paris-Louvain, Gauthier-Villars, chap. VI, 1960.

→ contradiction / non-contradiction, géométrie analytique, indécidabilité, modèle

Logique

Pour un langage, ensemble des données requises pour déterminer la signification ou la référence de toutes les expressions grammaticalement correctes de ce langage.

Une interprétation du langage de la logique propositionnelle consiste en l'attribution d'une valeur de vérité à chaque lettre propositionnelle, la valeur de vérité des formules complexes découlant de proche en proche de cette attribution par le biais des tables de vérités caractéristiques des connecteurs ; de même, une interprétation d'un langage de premier ordre consiste dans le choix d'un univers du discours (le domaine de l'interprétation), et dans l'attribution, à chacun des symboles non logiques de ce langage, d'une référence de type approprié dans cet univers de discours.

L'examen des langues naturelles, qui se présentent comme un ensemble de signes auxquels est associée une interprétation de référence, ne prépare guère à admettre l'idée d'un découplage entre un langage et les diverses interprétations dont il peut être le support. Cette dernière perspective, qui est au centre de la théorie contemporaine des modèles, n'est apparue qu'à la fin du xixe s., lorsque les mathématiciens ont entrepris de faire varier systématiquement l'interprétation des termes primitifs du langage de la géométrie.

Jacques Dubucs

→ modèle




interprétation radicale

Linguistique, Philosophie de l'Esprit

Notion centrale chez le philosophe américain D. Davidson, développée à partir de la théorie de l'indétermination de la traduction de Quine.

Quine appelle « traduction radicale » la situation dans laquelle un traducteur n'a aucune information sur la langue d'une peuplade, et seulement des données comportementales d'assentiment à des phrases. Dans de telles conditions, la traduction est indéterminée. Davidson(1) parle plutôt d'interprétation, en rejetant le béhaviorisme de Quine, et en admettant que l'interprétation radicale porte à la fois sur les croyances, les attitudes propositionnelles, la signification et l'action. Il fait un usage étendu du principe de charité, qui prescrit de maximiser l'accord avec ceux qu'on interprète, et admet que l'interprétation est gouvernée par des normes de rationalité.

Selon Davidson, comprendre un langage, c'est l'interpréter, ce qui n'est pas réductible à une explication scientifique causale par des lois, mais fait intervenir la notion de raison et le rapproche des conceptions herméneutiques.

Pascal Engel

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Davidson, D., Enquêtes sur la vérité et l'interprétation, J. Chambon, Nîmes, 1993.

→ attitude propositionnelle, croyance, rationalité, signification, traduction