herméneutique

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec hermeneia, « interprétation ».

Philosophie Générale, Philosophie Cognitive

Au sens premier, art de l'interprétation des textes ; en un sens plus large, art de la compréhension, en tant qu'il décrit notre expérience générale du monde.

Il y a un processus herméneutique, au sens littéral, dans toute communication linguistique en tant qu'elle repose sur l'équivocité des mots utilisés dans la langue(1), et qu'elle oblige donc les locuteurs à sélectionner les significations adéquates dans un ensemble de possibilités. Dans ce sens toute pratique de la langue constitue par elle-même une certaine herméneutique.

Mais l'herméneutique moderne se constitue plus précisément au carrefour de trois arts de l'interprétation : celui de l'exégèse des textes sacrés, discipline essentielle pour les religions du livre, qui vise la mise au jour de la vérité divine enveloppée et impliquée dans le texte(2) ; celui de l'interprétation juridique, qui vise l'application du sens général d'une norme écrite à un cas particulier ; et celui de la philologie appliquée aux belles lettres par les humanistes, philologie qui s'impose comme la première des sciences humaines, débarrassée de sa stricte inféodation à la théologie, et concevant l'universalité de l'humanité comme horizon de toute lecture(3). Ces trois « philologies » peuvent alors être comprises comme des applications particulières d'une discipline unique qui demande à être constituée comme « herméneutique générale ».

Le développement de la « critique » au xviie s. constitue le premier moment de cette naissance d'un art unifié de la lecture et de l'interprétation contextuelle des sens d'un texte : c'est à cette époque qu'apparaît le mot « herméneutique » lui-même (J. Dannhauer, Hermeneutica sacra sive methodus exponendorum sacrarum litterarum, 1654). Mais la véritable fondation de l'herméneutique générale date du début du xixe s. : F. Schleiermacher est le premier à concevoir un art général de l'interprétation qui s'applique à différents types de production de l'esprit humain (textes, mais aussi œuvres d'art) en tant qu'elles résistent à la compréhension(4). L'herméneutique consiste à conjoindre un art grammatical lié à l'appréhension formelle des œuvres à un art psychologique visant, à travers l'œuvre, l'expérience vécue de l'esprit qui l'a créée. Cette conjonction problématique se retrouve chez W. Dilthey, qui cherche à conférer à l'herméneutique le rôle d'épistémologie générale des « sciences de l'esprit » (Geisteswissenschaften) en tant qu'elles doivent être susceptibles de la même rigueur que les « sciences de la nature » (Natürwissenschaften)(5) ; l'herméneutique devient ainsi la méthode fondamentale des sciences historiques en tant qu'elles visent l'explicitation de l'esprit humain par lui-même.

Tandis que l'herméneutique de Schleiermacher et Dilthey enveloppait encore la tension entre la méthode rationnelle de la critique et l'idée romantique de l'objectivation de l'esprit dans ses œuvres, Heidegger conçoit l'existence humaine elle-même comme ontologiquement herméneutique : en deçà de toute objectivation dans un texte ou dans une œuvre, c'est le mode même de notre être au monde qui se caractérise comme le projet d'une explicitation de l'existence(6).

H.-G. Gadamer, élève de Heidegger, récapitule l'ensemble de cette histoire pour y pointer la question fondamentale de l'herméneutique comme art de la compréhension qui ne relève pas seulement d'une science des textes mais bien d'une expérience globale que l'homme prend du monde. Dans cette perspective on rencontre en effet la difficulté de l'objectivation des significations, en tant qu'elle est à la fois nécessaire pour achever le processus herméneutique et impossible en raison de notre propre appartenance au processus historique sur quoi porte ultimement l'art du comprendre(7).

C'est à la lumière de cette difficulté que P. Ricœur propose de ramener l'herméneutique à son objet privilégié, le texte, en tant que la signification que l'on y vise n'est pas seulement l'intention originelle de l'esprit qui l'a agencé, mais aussi l'œuvre même du dispositif textuel comme tel. P. Ricceur choisit de nommer « monde du texte »(8) ce contenu que le sujet vise dans le texte et qui articule l'œuvre du discours et la compréhension de soi.

Laurent Gerbier

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, De l'interprétation, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1989.
  • 2 ↑ Ricœur, P., « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique », in Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II, Seuil, Paris, 1986, p. 119 sq.
  • 3 ↑ Valla, L., La Donation de Constantin (1442), tr. J.-B. Giard, Les Belles Lettres, Paris, 1993.
  • 4 ↑ Schleiermacher, F., Herméneutique (1804-1810), tr. Ch. Berner, Cerf, Paris, 1987.
  • 5 ↑ Dilthey, W., Écrits d'esthétique, Œuvres VII, tr. S. Mesure et H. Wismann, Cerf, Paris, 1995.
  • 6 ↑ Heidegger, M., Être et temps (1927), §§ 3 à 7, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987, p. 18-66.
  • 7 ↑ Gadamer, H.-G., Vérité et méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, tr. E. Sacre et P. Ricœur, Seuil, Paris, 1976.
  • 8 ↑ Ricœur, P., « La fonction herméneutique de la distanciation », in Du texte à l'action, op. cit., p. 101 sq.
  • Voir aussi : Gadamer, H.-G., La philosophie herméneutique, tr. J. Grondin, PUF, Paris, 1996.
  • Gusdorf, G., Les origines de l'herméneutique, Payot, Paris, 1988.
  • Ricœur, P., Le conflit des interprétations. Essais d'herméneutique I, Seuil, Paris, 1969.

→ compréhension, critique, exégèse, horizon, interprétation, langage, monde, sens, vérité