bande dessinée (BD)
Mode de narration utilisant une succession d'images dessinées, incluant, à l'intérieur de bulles, les paroles, sentiments ou pensées des protagonistes.
Si certains ont pu hésiter à considérer comme un genre littéraire ou un art plastique un procédé narratif qui mêle texte et image, la bande dessinée (BD) a été baptisée « neuvième art » par ses nombreux fans : dans un monde de plus en plus tourné vers le visuel, l'imaginaire de jeunes et moins jeunes est autant nourri de Superman que de Don Quichotte, de Tintin que de David Copperfield, de Betty Boop que de Mme Bovary.
De l'art pariétal de Lascaux aux caricatures anglaises du xviie s., en passant par la colonne Trajane, la tapisserie de Bayeux, les enluminures et les vitraux médiévaux, l'homme a cherché à raconter des histoires par des successions d'images, auxquelles s'est souvent joint du texte. Mais ce que l'on appelle communément « bande dessinée » trouve sa raison d'être dans la reproduction : cet art de masse se développe en même temps que la presse à grand tirage, à la fin du xixe s. De son apparition jusqu'à nos jours, dessinateurs et scénaristes se sont ingéniés à donner à la bande dessinée des formes qui l'éloignent de sa stricte définition : récit fait d'images dessinées, à l'intérieur desquelles figure un texte composé principalement de commentaires et de dialogues. Ces derniers, ainsi que certains bruits, sont généralement inscrits dans des réserves blanches appelées « bulles », « ballons » ou « phylactères ».
Aux origines de la bande dessinée
La bande dessinée fait ses débuts à la confluence du roman-feuilleton – auquel elle emprunte immédiatement la thématique et la technique de diffusion des épisodes –, des légendes populaires et du dessin-charge : c'est avec un album de caricatures, Monsieur Vieux-Bois, croqué dès 1827, que le Suisse Rodolphe Töpffer préfigure le genre, qu'il illustrera par la suite avec sept albums d'« histoires en estampes », dont le plus célèbre reste son Monsieur Cryptogame publié dans l'Illustration avec des dessins réinterprétés pour la gravure sur bois par Cham (1845).
À Épinal, ville réputée depuis le xve s. pour sa production d'imagerie populaire, la fabrique Pellerin avait affirmé sa facture particulière dès 1810 ; les images qu'elle produit, profanes, sont diffusées, tout comme les images pieuses, par les colporteurs. Ce moyen d'information touche un public peu scolarisé, dont il est souvent le seul luxe culturel ; les légendes sont naïves, les représentations frappantes, les sentiments manichéens. Les intentions idéologiques, évidentes dans le cas de l'imagerie religieuse, ne le sont pas moins avec les images d'Épinal : ainsi, les effigies de l'empereur servent-elles la propagande électorale, en 1850, du prince Louis Napoléon.
Petit à petit, la fabrique d'Épinal évolue du tableau unique à une suite de cases plus ou moins régulièrement réparties, assurant un découpage plus fin de l'histoire. Elle se tourne rapidement vers un public enfantin, déjà conditionné à l'image par les éditions illustrées des contes de Perrault, de la comtesse de Ségur ou de Jules Verne (une image sous-titrée par un fragment du texte), et s'inspire du roman-feuilleton (d'Eugène Sue à Alexandre Dumas, Xavier de Montépin, l'auteur de la Porteuse de pain, et Caumery, l'inventeur de Bécassine). La formule « la suite au prochain numéro » n'est pas une invention de la bande dessinée : elle a été inaugurée en 1829 par le Dr Véron, directeur de la Revue de Paris, qui offre alors chaque jour à ses lecteurs un « feuilleton ». En 1842, le dessinateur Cham se livre à une parodie des Mystères de Paris, pour une revue, le Musée Philippon, publiée chez Aubert. La convergence de la caricature et du roman-feuilleton s'y fait plus nette. Les artistes Nadar, Grandville, Gustave Doré ou Caran d'Ache vont dans le même sens.
À partir du Second Empire, l'essor de la presse pour jeunes (au fur et à mesure que les enfants, de mieux en mieux alphabétisés, constituent une clientèle potentielle) donne une impulsion nouvelle au mouvement. Les œuvres publiées par le Magasin illustré d'éducation et de récréation de Hetzel, l'éditeur de Jules Verne, le Journal de la jeunesse, d'Hachette, et le Petit Français illustré, d'Armand Colin, amènent en douceur vers la bande dessinée. Ainsi dans le Petit Français illustré paraissent à partir de 1889 les aventures de la Famille Fenouillard, de Georges Colomb, alias Christophe, l'immortel auteur de la Famille Fenouillard, des Aventures du Sapeur Camember (1890) et du Savant Cosinus (1893).
Ces œuvres sont des planches de dessins (la vignette est née), sous-titrés par un texte relativement long, souvent pléonastique. Ce n'est qu'à partir de 1908, avec les Pieds nickelés de Louis Forton, que les bulles font timidement leur apparition, pour souligner telle ou telle réplique d'un personnage. Bientôt elles subsisteront seules, changeant ainsi le rapport entre dessin et texte.
« Magasin d'éducation », dit Hetzel : l'intention pédagogique de la bande dessinée s'est manifestée dès le début, et c'est à ses élèves que Rodolphe Töpffer, maître de pensionnat, destinait ses croquis, avant même de les publier. Le premier, il utilisa le ballon, avant de lui préférer le texte sous l'image, dans la version dessinée de son roman Voyages et Aventures du Dr Festus (1840). De sorte que le ballon semblera, cinquante ans plus tard, une invention américaine, dans Yellow Kid de Richard Outcault (1895), l'une des premières bandes dessinées à paraître outre-Atlantique.
Bande dessinée, presse et cinéma
Qui fut le premier ? Peut-être les Katzenjammer Kids (en français, Pim Pam Poum, les plus anciens héros de la bande dessinée) de Rudolph Dirks, ou les Little Bears and Tigers, de James Swinnerton. Mais la bande dessinée d'Outcault, parue à partir du 7 juillet 1895 dans le New York World de Joseph Pulitzer, est la première à connaître un réel succès et inaugure les rapports entre presse et bande dessinée : William Randolph Hearst, patron du New York Journal, rival sans merci de Pulitzer, débauche Outcault, immédiatement remplacé. Et comme le titre de la bande n'appartient pas à l'auteur, mais à l'éditeur, les deux directeurs se livrent une guerre acharnée à grands coups de Yellow Kid (Swinnerton). L'expression américaine « yellow journalism », qui désigne un journalisme fondé sur le sensationnel et les « coups », fait référence à cet épisode.
En 1907, le « comic strip » Mutt and Jeff de Bud Fisher devient journalier, et depuis des bandes dessinées apparaissent chaque jour dans les journaux américains.
La technique évolue. Longtemps le dessin s'était inspiré du théâtre : un plan fixe, toujours à la même distance du lecteur. Winsor McCay (Little Nemo in Slumberland, 1905) est l'un des tout premiers, avec Pat Sullivan, le créateur de Félix le chat (1921), à varier la composition et le cadre des images, empruntant au cinéma certaines de ses techniques, comme l'alternance de plans d'ensemble et de gros plans. Il est d'ailleurs le premier à se lancer dans le dessin animé (Gertie le dinosaure, 1909), qui très vite concurrence sauvagement la bande dessinée, au point de la cantonner, aux États-Unis, dans les limites d'un art mineur.
Cette interférence des « comics » et des « cartoons » n'est jamais aussi nette qu'avec Walt Disney. Le Journal de Mickey, édité à partir de 1934 en France, porte au papier un héros né à l'écran. De même le Popeye d'Elsie Segar. Dans l'autre sens, le cinéma (et non plus le dessin animé) adaptera plusieurs fois Annie l'Orpheline, créé par Harold Gray en 1924.
Pour survivre, la bande dessinée américaine doit donc se diversifier. Quitte à mêler son esthétique à celle du cinéma, Chester Gould crée Dick Tracy en 1931. L'influence du Scarface de Howard Hawks est claire, mais Gould dispose, sur papier, d'une liberté que le cinéma n'avait pas alors : créer une lignée de « vilains » tout à fait abominables, dans des décors nocturnes et urbains, ceux de la guerre des bootleggers de la Prohibition, où la seule note claire est la tache jaune de l'imperméable de Dick Tracy. En adaptant la série à l'écran quelque soixante ans plus tard, Warren Beatty saura restituer l'aspect fantasmagorique de ce « comic strip ».
Diversification encore : l'humour ne s'adresse plus seulement aux enfants, mais aussi aux adultes, dans le Dave's Delicatessen de Milt Gross et les bandes de Rube Goldberg.
Dans le climat de marasme absolu engendré par la crise de 1929, le besoin se fait sentir – en regard de Blondie (créée en 1930 par Chic Young), reflet de la femme américaine, écervelée mais toujours prête à soutenir sa famille – de « super-héros » qui vengeront, voire sauveront les États-Unis. Dick Tracy est l'un d'eux. Plus mythiques, Tarzan (Harold Foster et Burne Hogarth, 1929), Mandrake (Lee Falk et Phil Davis, 1933), Prince Valiant (Foster, 1937) ou Batman (Bob Kane, 1939), sans oublier le Fantôme (Ray Moore), défendent non seulement l'Amérique, mais l'ensemble du monde occidental. Sans compter Superman (J. Siegel et J. Schuster, 1938), Buck Rogers (P. Nowlan et D. Calkins, dès 1929), Flash Gordon (Alex Raymond, 1933) : la science-fiction, lecture prospective de la réalité présente, envahit la bande dessinée et la renouvelle totalement. La technique de dessin se modifie complètement : les bruits et les sons sont figurés (et non plus seulement écrits) par des éclairs, la vitesse est représentée par des hachures, des rayures, et des multiplications de l'image.
L'Europe en retard
Après avoir inventé la bande dessinée, l'Europe n'en explore pas immédiatement toutes les possibilités. Forton, créateur des Pieds nickelés et de Bibi Fricotin, meurt en 1934. Avec lui meurt la bande dessinée corrosive. Pour longtemps triomphe le « bon goût » (les premiers dessins de Hergé, lorsqu'il crée Tintin au pays des Soviets [1930] ou Tintin au Congo pour le supplément illustré du journal belge le Petit Vingtième, sont d'un conformisme politique et moral notoire), voire le style « bon enfant » (Alain Saint-Ogan, Zig et Puce, 1925).
En revanche, les journaux illustrés pour enfants fleurissent (Cœurs vaillants, 1928), encore que l'impulsion majeure soit apportée par Winkler lorsqu'il importe le Journal de Mickey : le choix d'un plus grand format lui permet de rivaliser avec les productions américaines éditées en album. En 1938, en Belgique, c'est la naissance de Spirou, du nom du petit groom créé par Rob-Vel, appelé à une glorieuse descendance.
Hergé (pseudonyme composé des initiales, inversées, de Georges Rémi) a créé Tintin en 1929 – personnage d'abord ébauché sous le nom de Totor –, mais il ne le perfectionne que peu à peu. Tintin au Congo et Tintin en Amérique ont encore des scénarios hésitants ; les Cigares du pharaon et surtout le Lotus bleu marquent l'acquisition définitive d'une technique : le « suspense de bas de page », en particulier, est complètement maîtrisé ; les lecteurs en collationnent soigneusement les pages parues hebdomadairement pour se constituer des albums de prépublication inédits, objets d'un intense trafic dans les cours d'école. Hergé connaît à partir de 1946, lorsque paraît le Journal de Tintin, un succès jamais démenti depuis, malgré tout ce que l'on a pu dire sur l'idéologie teintée de colonialisme et de racisme de ses créations. Tintin au pays de l'or noir connaît deux versions, réalisées l'une en 1950, au lendemain de la première guerre israélo-arabe, et l'autre en 1977, dans laquelle la référence aux conditions aventureuses de la création de l'État hébreu disparaît, tandis que les Arabes ont désappris à lire ! Mais le principe du dépaysement systématique, l'extrême soin de l'intrigue et la qualité toute belge de ce dessin en aplats emportent l'adhésion des « jeunes de sept à soixante-dix-sept ans ».
La bande dessinée en guerre
Outre-Atlantique, la propagande de guerre gagne la bande dessinée, comme le cinéma : Milton Caniff introduit dans son Terry and the Pirates (créé en 1934) un nouveau personnage, le colonel de l'Air Force Flip Corkin, et réunit une importante documentation (armes, uniformes, tanks, bateaux, avions), qui lui permettra de perfectionner son style jusqu'à la création, en 1947, de Steve Canyon.
En France, dès l'occupation de Paris, certains journaux déménagent en zone sud (Mickey, Jumbo, Robinson), d'autres changent de nom (Bernadette devient Marie-France). Les uns choisissent de rester, en continuant leur travail précédent – quand ils trouvent du papier –, encore que le public se fasse rare ; d'autres collaborent franchement, comme le Téméraire. Auguste Liquois y dessine des extraterrestres agressifs au nez crochu, à rapprocher des sinistres caricatures antisémites de l'époque. Plus question de bande dessinée américaine, disparue avec le jazz et les westerns (encore que souvent certains comics se trouvent pillés et adaptés).
Paradoxalement, pendant la guerre se rodent certains des plus grands créateurs de l'après-guerre. Jijé reprend Spirou, et pense peut-être déjà à Jerry Spring (1954), bande dessinée western antiraciste, où les Indiens, fait exceptionnel à l'époque, ne sont pas systématiquement des tueurs emplumés. Edgar P. Jacobs fait des planches de raccord de Flash Gordon, et sort, en 1944, le Rayon U. À partir de 1946, et jusqu'en 1972, il dessinera Blake et Mortimer dans le Journal de Tintin : et c'est le Mystère de la Grande Pyramide, la Marque jaune, qui prouvent assez, comme plus tard l'Achille Talon de Greg, que le dessin peut faire bon ménage avec un texte envahissant aux prétentions littéraires évidentes.
L'âge d'or de la bande dessinée franco-belge
Curieusement, c'est une loi muselant la presse qui permet à la bande dessinée européenne de s'épanouir. En 1949, un texte repris du régime de Vichy (et qu'aucun ministre de l'Intérieur n'a voulu abolir jusqu'à aujourd'hui) permet d'interdire toute publication, sous prétexte d'offense au public, ou de perversion de la jeunesse. Bien pratique en politique, cette loi est surtout, entre les mains des éditeurs européens, une redoutable arme antiaméricaine. Complices pour l'occasion, l'Église catholique et le Parti communiste s'entendent pour faire interdire tous les produits qui diffusent la bande dessinée américaine. Le PCF lance une revue de qualité, Vaillant (qui deviendra Pif-gadget en 1968, signe d'un certain ratage de l'évolution, puisque ce n'est plus pour la bande dessinée que les jeunes lecteurs se procurent le magazine, mais pour le jouet qui l'accompagnera), où collaboreront, au fil des années, Arnal (Pif le chien) et Gillon (plus tard collaborateur de Mickey avec Barbe-Noire, et de Métal hurlant pour les Naufragés du temps, avec Forest).
Les éditeurs français indépendants ayant pour la plupart été laminés par la guerre, les Belges se lancent sur le marché. En 1946, Franquin, qui a alors vingt-deux ans, entre à Spirou, le journal de l'école de Charleroi, et reprend la bande dessinée-titre. Il crée le comte de Champignac, l'abominable Zorglub, et le marsupilami, pendant que Jijé invente Fantasio. Dans la même veine, il imagine Modeste et Pompon, et, en 1957, le calamiteux Gaston Lagaffe. Il fallait un sens de l'anticipation très développé pour imposer un antihéros gaffeur dans un univers, la bande dessinée, envahi de superhéros. En 1947, un garçon du même âge, Morris, entre aussi à Spirou et crée Lucky Luke. Le héros connaît son apogée à partir de 1955, quand René Goscinny vient l'épauler. En 1952, Peyo crée dans le même journal Johan et Pirlouit. Avec Franquin, il invente les Schtroumpfs (1958) : leur succès est si considérable que dès l'année suivante ces petits lutins malicieux occupent leur créateur à plein temps. Peyo cependant se lasse, laisse les concepteurs américains lui emprunter ses personnages pour des dessins animés de facture médiocre, et, après les Taxis rouges (1960), crée, en collaboration avec Will, un petit super-héros qui craint les rhumes, Benoît Brisefer. Dans le même journal, à la même époque, collabore Tillieux (Gil Jourdan, 1956).
Second pilier de la bande dessinée belge : Tintin, le journal de l'école de Bruxelles. Journal de son héros éponyme, bien sûr, mais aussi celui de Cuvelier (Flamme d'argent, 1960), de Jacques Martin (Alix, qui inaugure, en 1948, une série d'équivalents graphiques des péplums cinématographiques), d'Uderzo (Oumpapah le Peau-Rouge, 1958, déjà sur un scénario de Goscinny), de Macherot (Chlorophylle, 1954). Bob De Moor, qui reprendra les Studios Hergé à la mort de leur fondateur, est déjà dans le Tintin de l'après-guerre – de même que Greg, créateur dans Pilote d'Achille Talon (1963), qui reprend le journal Tintin en 1965 – avant de diriger Dargaud USA, signe absolu du succès international de la bande dessinée franco-belge.
Ce qui donne une unité à tous ces dessinateurs, c'est une technique commune, un aspect similaire : dessins en aplat, priorité au trait, absence totale de lyrisme.
Expériences « pilotes »
Dans la bande dessinée, comme au cinéma, les intervenants se multiplient : metteurs en scène, décorateurs (très vite Franquin ne dessine presque plus rien des bandes dessinées qu'il signe), coloristes (le maître d'œuvre, comme les artistes de la Renaissance, détermine l'essentiel et laisse l'accessoire à ses assistants), et surtout scénaristes. C'est autour de l'un d'eux, René Goscinny, que se crée le journal Pilote en 1959. Goscinny, c'est Astérix (avec Uderzo), le Petit Nicolas (avec Sempé), Lucky Luke (avec Morris), les Dingodossiers (avec Gotlib), Iznogoud (avec Tabary). C'est aussi autour d'auteurs (Cavanna, Delfeil de Ton, ou Romain Bouteille) que se crée Hara-Kiri en 1960, sous la houlette de Georges Bernier, alias le professeur Choron. C'est autour d'un scénariste-rédacteur en chef, Yvan Delporte, que Spirou atteint son apogée.
Aux États-Unis, Harvey Kurtzmann crée en 1952 le magazine Mad, dont le ton de dérision au second degré s'adresse avant tout à un public adulte. D'outre-Atlantique vient aussi, avec les Peanuts (1950) de Charles Schulz, l'habitude de représenter des comportements adultes sur des vecteurs enfantins ou animaliers. Par ailleurs, les années 1950 et 1960, après le baby-boom de l'après-guerre, inventent l'adolescent(e), nouveau venu dans la sphère de la consommation. Pilote et Hara-Kiri répondent à l'attente d'un nouveau public. À noter que ce public vieillit, et que ses journaux favoris seront donc très vite tenus de vieillir avec lui : Hara-Kiri est presque tout de suite un journal pour adultes, Pilote le deviendra plus tard, au prix d'affrontements au sein de la rédaction, en 1968, qui aboutiront à la création par des dissidents du journal, au début des années 1970, du très adulte l'Écho des savanes.
Les années 1960 sont aussi celles de la consécration de la bande dessinée comme genre littéraire et artistique majeur. La première étude paraît en Italie en 1961. En Italie encore est organisé le premier Salon de la bande dessinée, en 1965 : pour la première fois, artistes américains et européens se rencontrent au-dessus de leurs pages. Bien des exégèses voient le jour, qui analysent le genre et ses auteurs. Astérix est ainsi, au gré des interprétations, vu comme un Français franchouillard, ou comme un résistant à l'oppression, clin d'œil au-dessus des siècles et des océans aux combattants de tous les maquis : Goscinny fera de cette manie de l'interprétation une charge mordante dans la Guérison des Dalton. Les années 1960 voient également l'apparition, de plus en plus massive, des fanzines, revues souvent éphémères, tirées dans des conditions approximatives, que les fans de telle ou telle série s'arrachent.
À Pilote travaille Gir (alias Giraud, alias Moebius). Il crée le Lieutenant Blueberry sur des scénarios de Charlier, et plus tard Arzach, dans Métal hurlant, en 1975, bande dessinée sans texte, narration purement graphique. Plus délirant encore, l'Incal fou, sur un scénario de Jodorowski. Moebius travaille également aux États-Unis (où il a repris le Surfer d'argent de Stan Lee) et a imaginé la créature du film Alien. À Pilote aussi, Mézières (Valerian, à partir de 1968, avec Christin, l'un des scénaristes de l'équipe), Mandryka (le Concombre masqué, 1965), Pétillon (Jack Palmer, 1974), Fred(Philémon naît dans Pilote en 1967, mais son créateur vient de Hara-Kiri, où il avait créé le Manu-manu et le Petit Cirque), et l'une des très rares femmes de la bande dessinée mondiale, Claire Bretécher, venue de Spirou (les Gnangnan, 1969), qui crée Cellulite à Pilote dans les années 1970, avant de passer dans la presse hebdomadaire (les Frustrés dans le Nouvel Observateur à partir de 1973).
Mais le grand nom de Pilote est incontestablement Gotlib. Entré au journal en 1965, il dessine les Dingodossiers sur des scénarios de Goscinny (1965), avant de se lancer seul dans les Rubrique-à-brac : graphisme classique et audaces de scénario. Sans rompre tout à fait avec Pilote, il crée l'Écho des savanes, où il fait paraître les planches fort débridées reprises dès 1972 dans Rhâ-Gnagna et Rhââ-Lovely, avant de créer Fluide glacial (1975). Il sait aussi travailler en association : Superdupont est le fruit de sa collaboration avec Lob et Alexis (avec qui il réalise également Cinémastock). Il amènera également la dérision dans l'univers de la revue Rock & Folk avec Hamster jovial.
À Hara-Kiri travaillent Wolinski (Histoires lamentables, 1965), Reiser (qui tua son héros, le Gros Dégueulasse, peu avant de mourir lui-même), Cabu (passé de Pilote, avec le Grand Duduche, à Hara-Kiri, avec Mon Beauf'), Gébé (Il est fou, 1971), Willem ou Copi. De Hara-Kiri à Charlie (mensuel et hebdo), la même équipe bombarde allégrement l'actualité. Les condamnations, les interdictions pleuvent. La plupart des membres de l'équipe passeront au dessin satirique de presse, qui au Nouvel Observateur, qui à l'Humanité, qui au Canard enchaîné.
Bande dessinée et érotisme
On peut suivre dans l'histoire de la bande dessinée celle des mœurs (et de leur répression). Le premier de tous (si l'on ne tient pas compte de bande dessinée sadomasochistes parues aux États-Unis puis au Japon dans des revues non plus spécialisées mais « très spéciales »), Jean-Claude Forest, frappe un grand coup en 1964 avec Barbarella, qui sera incarnée dans le film de Roger Vadim (1967) par Jane Fonda. Plus épanouies encore, les créatures de Georges Pichard (Paulette, avec Wolinski, en 1970, puis Blanche-Épiphanie, avec Lob, et enfin Marie-Madeleine de Saint-Eutrope, tout seul) vaudront maints ennuis à leur créateur. Plus érotiques enfin, plus suaves et plus froides, les figures féminines de l'Italien Guido Crepax (Valentina, Histoire d'O) ou de Milo Manara (le Déclic).
Perspectives : la bande dessinée d’auteurs
Le lancement dans le cours des années 1970 de nouveaux périodiques plus expérimentaux (Tante Leny aux Pays-Bas, El Vibora en Espagne, Frigidaire en Italie, l'Écho des savanes, Métal Hurlant et À Suivre en France…) permet aux auteurs d'abandonner progressivement le format des séries pour des récits plus atypiques ou personnels. Leur impact est immense en Europe et dans le monde. L'émancipation définitive de la bande dessinée se fera pourtant au détriment de ces revues qui disparaîtront presque toutes au début de la décennie 1990. Symétriquement, le marché des albums se développe et couvre une production d'une formidable variété. À côté de best-sellers qui perpétuent avec plus ou moins de fraîcheur les traditions héritées des années 1950 à 1970, certains auteurs comme Moebius, Enki Bilal, François Bourgeon, André Juillard, Lorenzo Mattotti, François Schuiten ou Jacques Tardi élaborent des œuvres singulières qui suscitent l'engouement d'un public nombreux et averti. Un vivier très actif de petites structures éditoriales s'emploie à ouvrir encore le champ des possibles en offrant aux auteurs d'explorer la sphère de l'intime (auto-fiction, journal intime, récit de voyage…) ou de travailler sur le renouvellement formel : succursale de L'Oulipo, un OUvroir de BAnde dessinée POtentielle (Oubapo) rassemble ainsi un groupe de dessinateurs qui, dans l'esprit des écrivains Queneau et Perec, fait de la contrainte le moteur de la création. Aux États-Unis, la bande dessinée s’émancipe également et ce sont des auteurs à part entière qui publient des œuvres nouvelles, pour adultes, proches de romans graphiques. Parmi les grands noms de cette mouvance s’inscrivent Justin Green, Robert Crumb (Fritz the Cat), Harvey Pekar ou Art Spiegelman (Maus).
En France, à partir des années 1973-1975, le paysage éditorial se redessine… Frank Margerin devient (avec son banlieusard de Lucien) l'idole de Métal Hurlant. François Bourgeon lance les Passagers du vent dans Circus (1978-1984) et rafle d'autorité le prix du Salon d'Angoulême qui vient de se créer. Dans Mormoil on découvre Binet, que Gotlib récupère à Fluide glacial, créé en 1977 : Binet y lance Kador et les Bidochon, promis à un succès international.
Les années 1960 ont vu également arriver un nouveau produit, l'album quasi direct, dont les planches sont à peine passées par le filtre d'essai du magazine. Jacques Tardi (le créateur en 1976 d'Adèle Blanc-Sec), F'Murr (le Génie des alpages est de 1973), Enki Bilal (qui crée avec Christin d'étonnants albums, la Croisière des oubliés en 1974, le Vaisseau de pierre en 1976, La ville qui n'existait pas en 1977, les Phalanges de l'ordre noir en 1979, et Partie de chasse en 1983), Philippe Druillet : plus tard cofondateur des Humanoïdes, il a innové radicalement en éclatant les petites cases, en occupant l'espace-feuille, en imaginant, dès le Lone Sloane de 1966, des mises en page et en couleurs délirantes ; suivent Yragaël en 1974, la Nuit, en 1975, où il combine dessins et photographies, ou la série des Salammbô, d'après Flaubert, depuis 1980 – tous travaillent à Pilote, mais leur réputation vient des albums de grand format. Arrive enfin l'album en soi (qui correspond également à un accroissement, avec l'âge, du pouvoir d'achat des « fans »), comme ceux d'Annie Goetzinger (la Demoiselle de la Légion d'honneur, 1979), de Gérard Lauzier (Tranches de vie, à partir de 1974), de Martin Veyron qui crée Bernard Lermite dans l'Écho des savanes en 1977, ou de Jean Teulé qui adapte directement en album le Bloody Mary de Jean Vautrin en 1981-1983.
L'âge d'or de ce type de publication, entre 1970 et 1985, voit l'expansion des maisons d'édition, Dupuis, Dargaud, Casterman pour les plus généralistes, Glénat, Fluide glacial, Audie, les Éditions du Fromage, les Humanoïdes associés ou Futuropolis pour les plus ciblées. Entre 1985 et 1990, ces éditeurs ont connu un certain effondrement, à l'exception de Casterman, aidé par le succès jamais démenti de Tintin et de Corto Maltese (d'Hugo Pratt, le plus grand nom de l'histoire de la bande dessinée italienne) et pari risqué mais réussi du magazine À suivre, qui sur un format et avec une qualité album propose des histoires... « à suivre » : ainsi Magnum Song, de Jean-Claude Claeys, en 1981, démarquage respectueux des films noirs des années 1950. Même Dargaud a été racheté par l'un des puissants groupes « multimédias » qui se partagent le marché européen. À l'écart subsistent les Éditions Albert-René, créées par Uderzo et la veuve de Goscinny (1926-1977) et consacrées exclusivement à la diffusion des Aventures d'Astérix. Ces mêmes années voient l'effondrement de la plupart des magazines (à l'exception notable de Fluide glacial) : leur public a décidément trop vieilli, et la jeune génération ne se reconnaît pas aisément dans les produits qu'on lui propose. Le second souffle vient alors essentiellement d'Espagne et d'Italie (ainsi Rank Xerox de Liberatore). Il faut noter que, à quelques exceptions près (ainsi la Survivante de Gillon en 1985-1987), le style des albums s'assagit, sous la pression des maisons d'édition, pression économique (réaliser des travaux plus « faciles » à lire, donc à vendre) et pression morale de certains grands groupes bien-pensants. Cependant à la fin des années 1990 et au début des années 2000, semble poindre un renouveau, notamment à travers les œuvres de Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim, Joann Sfar ou Marjane Satrapi qui représentent une nouvelle génération de bande dessinée d’auteurs.
La bande dessinée au Japon
Au Japon, le manga désigne toute œuvre graphique d'inspiration humoristique ou fantastique. En Occident, ce terme est aujourd'hui plus spécialement employé pour désigner un type de bande dessinée japonaise.
Dans les années 1990 la bande dessinée japonaise déferle successivement sur les États-Unis et l'Europe. On découvre ainsi une riche et ancienne tradition à peu près méconnue jusqu'alors. Le Japon est en effet, et de longue date, le premier marché au monde pour la bande dessinée, aussi bien pour le nombre de titres régulièrement publiés que pour les tirages. Les mangas (le terme inventé à la fin du xviiie s. par l'artiste Hokusai signifie « dessin dérisoire » et en est venu à désigner indifféremment la bande dessinée, le dessin animé ou le dessin d'humour) représentent un authentique phénomène de masse dont le vecteur reste la presse périodique. Chaque semaine, les titres les plus populaires publient à des millions d'exemplaires des numéros de 300 pages imprimées en noir et blanc sur du papier de qualité médiocre. Les séries les plus populaires font ensuite l'objet de recueils et, pour les plus appréciées, d'adaptation en dessins animés destinés à la télévision. C'est d'ailleurs par cet intermédiaire que les amateurs occidentaux ont d'abord découvert les mangas, sous forme de programmes spécifiques destinés aux enfants.
Au sein de cette authentique industrie du divertissement, les publics sont segmentés et il existe des mangas pour les toutes les tranches d'âge des deux sexes, dans tous les genres. C'est une des particularités les plus frappantes de la production japonaise que d'offrir à des millions de jeunes lectrices des séries (les « Shôjo manga ») elles-mêmes dessinées par des femmes. Alors qu'un album de bande dessinée en Europe excède rarement 44 ou 68 pages, l'épisode complet d'une série manga s'étend habituellement sur plusieurs centaines de planches. Cette longueur s'explique autant par l'enracinement des mangas dans la tradition du feuilleton que par un mode narratif qui, soucieux d'être instantanément compris, décompose les actions en une multitude de cases, là où l'artiste occidental aurait inséré des ellipses comparativement drastiques.
Isolées dans les décennies 1960 à 1980 (on peut citer les publications en Europe d'Astro le petit robot de Tezuka Osamu dans les années 1960 et de Barefoot Gen de Keiji Nakazawa dans les années 1980), les traductions en Europe et aux États-Unis de bandes japonaises s'intensifient dans les années 1990, après le succès remporté par Akira, spectaculaire fresque post-atomique brossée par Katsuhiro Otomo. La fièvre de la première découverte est un peu retombée et cependant les titres japonais continuent d'être régulièrement traduits et publiés. Ce que connaissent et apprécient les lecteurs européens n'a que peu de rapport avec la réalité du marché japonais, mais on peut tout de même se réjouir de découvrir une partie de l'œuvre immense de Tezuka Osamu (1926-1989), père du manga moderne, artiste versatile et prolifique dont toutes les œuvres délivrent de manière nuancée un message humaniste de respect de la vie. le Roi Léo (1950), l'Oiseau de feu (1967), Bouddha (1972) sont parmi ses chefs-d'œuvre. Pour le reste, l'univers de la bande dessinée nipponne est à découvrir, et l'on peut gager que, comme la bande dessinée américaine dans l'entre-deux-guerres, les mangas n'ont pas fini de faire sentir leur influence au sein des autres grandes traditions.
→ manga.
Rayonnement d'un genre
Influencée par l'art et le cinéma, la bande dessinée n'a pas manqué en retour de marquer cinéastes et plasticiens. Si le « modern style » a été l'une des références majeures de nombre de dessinateurs de BD dans les années 1920, les artistes du pop art, trente ans plus tard, s'inspirent des « comics » (Roy Lichtenstein), tout comme après eux les tenants de la figuration narrative et, plus récemment de la figuration libre. De grands cinéastes ont souvent fait état de l'intérêt qu'ils portent à la bande dessinée : Federico Fellini, Alain Resnais, Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Jeunet ou Luc Besson en Europe y font dans leur œuvre de fréquentes références, conscientes ou inconscientes ; aux États-Unis, Steven Spielberg et George Lucas aiment à rappeler qu'ils cherchent à reconstruire sur l'écran l'enchantement des aventures des héros de papier. Des salons internationaux sont apparus en Italie (à Lucca), puis en France (Angoulême) et aux États-Unis (San Diego). Des musées se sont édifiés en France, en Belgique, aux États-Unis et au Japon. Depuis les années 1960, une réflexion critique s'est élaborée, émanant parfois des auteurs eux-mêmes (Will Eisner, auteur américain du classique Spirit [1940] a publié en 1985 et 1995 deux passionnants ouvrages théoriques).
Au terme d'une évolution un peu plus que centenaire, la bande dessinée a démontré sa capacité à traiter de tous les sujets. Ayant emprunté à toutes les grandes traditions narratives, elle a à son tour créé quelques-unes des figures mythiques les plus marquantes du xxe s. Elle excelle, dans un rapport familier avec son lecteur, à susciter le rire, l'émerveillement, le rêve. Produit de masse autant qu'expression de l'intime, le 9e art est désormais irréductible à une définition univoque : il n'y a pas une mais des bandes dessinées.