Robert Crumb
Dessinateur et scénariste de bandes dessinées américain (Philadelphie 1943).
Une enfance sous tension
Robert Crumb naît le 30 août 1943, d’un père militaire et d’une mère femme au foyer. Troisième enfant d’une fratrie de cinq, il grandit entre violence paternelle et dépression maternelle, et oublie son mal-être en dessinant très tôt, avec ses deux frères Charles et Maxon, des albums de bande dessinée inspirés de comics books animaliers.
Son autre échappatoire est la musique : dès 1955, il acquiert un ukulélé (en plastique). La même année, il entre au collège catholique, où son père imagine que les sœurs lui inculqueront discipline, droiture et courage, à l’image de ce qu’il a pu connaître au front. Robert en héritera surtout de nombreuses angoisses et psychoses, générées par un milieu autoritariste, psychologiquement violent, et souvent castrateur.
En 1958, après avoir découvert Mad Magazine de Harvey Kurtzman, il réalise le fanzine Foo. Il entame également une collection de vieux 78 tours de musique populaire – collection qui compte aujourd’hui plus de 5 000 titres. Ultime collaboration avec ses frères, il réalise en 1959 Crumb Brothers Almanac. Sous son crayon, le chat de la famille devient Fred the Cat, qui sera rapidement rebaptisé Fritz the Cat, personnage emblématique de sa production, concentré de tous les tabous en vigueur à l’époque : le sexe, la drogue, l’alcool. Un succès.
Les années d’émancipation
En 1962, Robert Crumb quitte le giron familial et s’installe à Cleveland. Il cohabite avec Marty Pahls, amateur de bandes dessinées qu’il connaît depuis l’enfance, et rencontre Harvey Pekar, grand collectionneur de jazz. Il gagne sa vie en réalisant des illustrations pour l’American Greeting Cards Compagny, qui l’emploie jusqu’en 1967. En parallèle, il entame la réalisation de plusieurs comics books, dont The Big Yum Yum (inspiré du conte britannique Jack et le Haricot magique) ou Roberta Smith, office girl.
En 1963, il entre en contact avec Harvey Kurtzman, qui dirige la revue Help !, à laquelle il collabore et grâce à laquelle il fait la connaissance de Terry Gilliam. Robert Crumb rencontre Dana Morgan en 1964. Ils se marient et partent en voyage de noces en Europe pendant 8 mois. Crumb en profite pour dessiner les aventures de Fritz the Cat. À leur retour, ils s’installent à New York, à la demande de Kurtzman. Mais Help ! vient de faire faillite. Crumb dessine alors des cartes à échanger sur la bande dessinée pour Topps Gum.
1965 est l’année de sa première et longue expérience du L.S.D. Il évolue alors dans une semi-conscience floue, dans un « carnaval d’images » d’où émergent plusieurs personnages qui feront date dans sa bibliographie, comme Mr Natural ou Snoïd. Dana et lui partent s’installer à San Francisco en 1967, en pleine révolution hippie. Il y rencontre Gilbert Shelton et Spain Rodriguez, autres auteurs de comics books « marginaux », et ses histoires Mr Natural et East Village Other paraissent dans le magazine Yarrowstalks.
Le mouvement « underground »
1968 est une année charnière dans sa carrière et dans sa vie. Robert Crumb voit en effet sa vie chamboulée par la naissance de son fils Jesse, et par celle de son magazine Zap Comix, dont la création entraîne rapidement une multiplication de magazines et de fanzines « underground » : graphiquement débridés, sans aucun tabou sur le plan scénaristique, de nombreux auteurs se réunissent autour de lui pour laisser s’exprimer leur liberté longtemps bridée par une société pesante et bien-pensante. Parmi eux, Rick Griffin (qui dessine en noir et blanc, et réalise en parallèle des affiches de concerts et des pochettes de disques), Victor Moscoso (au style beaucoup plus coloré) et S. Clay Wilson (dont les dessins souvent grotesques et caricaturaux choquent le lectorat, et avec lequel Crumb réalise Snatch Comics, un livre pornographique).
Alors que le premier numéro de Zap Comix doit paraître, l’éditeur prend la fuite avec toutes les planches originales. Crumb utilise donc les travaux prévus pour le deuxième opus pour éditer le numéro 1, et retravaille ses photocopies des premières planches pour sortir par la suite un numéro 0 qui fait date. La même année paraissent Bijou Funnies et Head Comix.
Cette profusion graphique n’empêche pas Crumb de rester très lié au monde de la musique ; il réalise d’ailleurs la pochette du deuxième album du groupe Big Brother and the Holding Company, Cheap Thrills, pour lequel Janis Joplin chante. Il refuse en revanche de réaliser une pochette de disque pour les Rolling Stones, car leur musique lui déplaît.
Voyageant à travers les États-Unis en 1969, il fait la rencontre de Kathy Goodell, avec laquelle il entame une relation qui durera cinq ans. Il achète un terrain au nord de San Francisco pour vivre en communauté. De son côté, Dana Morgan-Crumb signe (peut-être sans l’accord de son mari) un contrat avec Ralph Bakshi et Steve Krantz pour la réalisation du dessin animé Fritz the Cat.
Ses productions et collaborations ne cessent dès lors de se multiplier : Rober Crumb’s Comics and Stories, Motor City Comics, Jiz Comics, Big Ass Comics, Robert Crumb’s Fritz the Cat (1969), San Francisco Comic Book, Uneeda Comix, Despair (1970), Hytone Comix, Home Grown Funnies (1971). Certains sujets récurrents – voire obsessionnels – commencent à le caractériser : ses difficiles relations avec les femmes – qui finissent souvent en objets de tous ses fantasmes –, son rejet de la religion – les douloureux souvenirs de l’enfance ne sont jamais loin –, la solitude et la lente plongée de la société dans un futur sombre et sans espoir.
En 1971, sa rencontre avec Aline Kominsky, peintre et dessinatrice, lui fait entreprendre une production plus autobiographique : il se met alors plus régulièrement en scène, avec noirceur et dérision, dans la filiation d’une certaine tradition humoristique juive. Il franchit une étape musicale en 1972 en cofondant le groupe Keep On Truckin’Orchestra, avec Alan Dodge et Robert Armstrong (lui aussi dessinateur) – rejoints plus tard Terry Zwigoff (qui réalise en 1995 le documentaire Crumb, film très détaillé dont la réalisation a pris plus de dix ans).
La même année, il découvre le dessin animé Fritz the Cat. N’y reconnaissant pas son œuvre, il demande à ce que son nom soit retiré du générique. Quelques mois plus tard, il réalise Fritz the Cat Superstar, dernière aventure du félin dépravé, qui trépasse sous les coups d’une furie et d’un pic à glace. Durant ces années, ses travaux commencent à être publiés en France, d’abord dans des magazines (Actuel, l’Écho des Savanes, Pilote) puis sous forme d’albums (édités par Kesselring, Dargaud, Futuropolis).
Retour au calme
En 1973, Robert Crumb cesse définitivement sa consommation de L.S.D. et de marijuana, et s’installe tout aussi définitivement avec Aline Kominsky. L’avocat Albert Morse intente des procès pour toutes les utilisations abusives des images produites par Crumb, et rapporte quelques milliers de dollars à l’auteur. Cet argent sera toutefois insuffisant lorsque, quelques années plus tard, le fisc lui réclamera les arriérés sur ces sommes. Crumb ne pourra régler sa faramineuse dette – près de 30 000 dollars ! – que grâce à une collecte publique et à une forte avance versée par l’éditeur allemand Zweitausendeis.
Toujours aussi prolifique (Funny Animals, Black & White Comics, Artistic Comics), il réalise à quatre mains avec Aline Dirty Laundry Comics (1974), et tous deux collaborent régulièrement au trimestriel Arcade, initié par Bill Griffith et Art Spiegelman. En 1975 paraît pour la première fois The Big Yum Yum Book, tandis qu’en 1976, il retrouve Harvey Pekar, qui scénarise pour lui des histoires paraissant dans American Splendor.
Après son divorce d’avec Dana Morgan en 1977, il épouse Aline Kominsky, l’année suivante. Son rythme de production ralentit, et il dessine davantage avec sa nouvelle épouse : Dirty Laundry Comics #2, et diverses histoires pour la revue alternative californienne Winds of Change.
Il s’adonne un temps à la peinture abstraite en 1980, tout en illustrant, dans un style beaucoup plus figuratif, plusieurs lots de cartes pour Yazoo Records : Heroes of the Blues (1980), Early Jazz Greats (1982), Pionners of Country Music (1985), les As du Musette (1994). Ces travaux donnent un nouveau jour à sa nostalgie toujours plus profonde des États-Unis des années 1920, et à son attachement à la musique de cette époque.
Deux nouvelles naissances en 1981 : celle de sa fille Sophie (qui est aujourd’hui dessinatrice et dont on a pu voir certains travaux dans le film Ghost World, d’après le roman graphique de Daniel Clowes, digne héritier de Crumb), et du magazine Weirdo, dont il assure la rédaction en chef jusqu’au numéro 9 (en 1983), le magazine perdurant jusqu’à son numéro 28 en 1993.
Rencontres et nouveaux horizons
En 1983, il illustre deux nouvelles de Charles Bukowski, There’s no business et Bring me Your Love. Il est de nouveau fait appel à lui en 1998 pour illustrer le premier ouvrage posthume du romancier : The Captain is out to Lunch and the Sailors have taken over the Ship.
Il collabore également avec David Z. Mairowitz, en 1993, pour illustrer Kafka for beginners. Invité en 1986 par le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême – qui lui attribuera le Grand Prix en 1999 – Robert Crumb fait une rencontre majeure en la personne de Dominique Cravic et de son groupe de musique, Les Primitifs du Futur. Y apportant son banjo et sa mandoline, il enregistre avec eux un 33 tours, Cocktail d’amour, première pierre musicale d’une édifice comptant depuis deux autres titres : Trop de routes, trop de trains, et autres histoires d’amour (1994) et World Musette (1999). Crumb peut s’adonner sans retenue à son amour pour la musique du début du xxe siècle, au sein d’une formation atypique et éclectique.
Avec Aline, il s’installe définitivement en France, dans les Cévennes, en 1990. À partir de cette date, sa production se fait très rare, sous la forme de quelques collaborations – Zap (1994, 1998, 2004), Self Loathing Comics (avec Aline, 1995, 1997), Art & Beauty (1996, 2003) – et de quelques illustrations et couvertures pour le New Yorker.
Le Centre national de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême lui consacre deux expositions : le Monde selon Crumb, en 1992, et Qui a peur de Robert Crumb ?, en 2000 (année où il est président du Festival). Depuis 1998, les éditions Cornelius ont entrepris un volumineux et ambitieux travail de publication en France, et éditent presque un ouvrage par an afin de présenter différentes œuvres de l’auteur.
L’adepte de la « ligne sale »
Doué d’un style graphique et musical ancré à l’aube du xxe siècle, inspiré aussi bien par Elzie C. Segar (Popeye, 1919), George Herriman (Krazy Kat, 1913) ou Walt Disney que par le graveur britannique William Hogarth, Robert Crumb a longtemps été décrié et critiqué pour son dessin (qualifié de « ligne sale ») et pour ses histoires jugées pornographiques, scabreuses, scatologiques, violentes… Autant de travers qui ont assuré son succès et fait de lui le chef de file du mouvement « underground » aux États-Unis, puis dans le monde.
Ses œuvres ont permis de libérer le graphisme des canons en vigueur à l’époque (les comics books étant alors dominés par des super-héros aux anatomies parfaites) et de débarrasser les histoires d’une morale bien-pensante masquant le mal-être de toute une société à une époque de profondes ruptures idéologiques et sociales. En mettant au grand jour les pans les plus noirs de son subconscient, il a permis à toute une génération d’afficher ses doutes et ses douleurs les plus profonds.
Depuis 2005, contre toute attente, il réalise le Livre de la Genèse illustré par Robert Crumb, autour duquel a été entretenu le plus grand secret. Ce pavé de près de 200 pages, peut-être son « grand œuvre », publié par les éditions Denoël Graphic à l’automne 2009 – et prépublié durant l’été 2009 dans le magazine Télérama – est une adaptation fidèle du premier livre de la Bible : l’auteur avoue en effet n’avoir pu en faire une œuvre satirique. Il a su toutefois, sous l’apparence d’une simple illustration, en donner une lecture neuve, empreinte d’une violence et d’une cruauté inédites.