Tezuka Osamu
Dessinateur et scénariste japonais de bandes dessinées (Toyonaka 1928-Tokyo 1989).
Entre arts et sciences
Tezuka Osamu naît le 3 novembre 1928, à Toyonaka, dans la province d’Osaka. Quelques mois plus tard, sa famille s’installe à Takarazuka, ville d’une grande richesse culturelle, célèbre pour son théâtre d’opérette joué uniquement par des actrices. Très tôt, sa mère lui enseigne le piano et lui lit, le soir, pour l’endormir, les mangas qu’elle trouve dans la bibliothèque familiale (des œuvres de Hitawa Rakuten ou Okamoto Ippei). Son père, esprit cultivé qui s’adonne en amateur à la photographie et à l’écriture de haïkus, possède également un projecteur manuel, grâce auquel sa femme et ses trois enfants peuvent admirer les dessins animés américains – notamment les premières œuvres de Walt Disney – ou les films de Charlie Chaplin.
Dès qu’il est en âge de tenir un crayon, Tezuka ne cesse de dessiner, ne quittant jamais ses cahiers. Il développe en parallèle un talent de conteur qui, rapidement, lui permet de subjuguer son frère et sa sœur ou ses camarades, par des histoires magnifiant la réalité. Il s’inscrit très tôt au club de théâtre de son école. Fasciné par les dessins animés, il réalise également des folioscopes de plus en plus épais, afin de mettre en mouvement ses images.
Le ministère de l’Intérieur profite du conflit sino-japonais qui éclate en 1937 pour promulguer un décret sur « la purification de la littérature pour enfants ». Face à la baisse de production de mangas qui s’ensuit, Tezuka se lance dans ses propres réalisations, qu’il partage avec toute son école. Ses propres professeurs l’encouragent alors dans cette voie, alors que la propagande nationale décrie cette « sous-littérature ».
À la même époque, il se découvre une passion pour les sciences : il consacre alors à l’astronomie et à l’entomologie, réalisant, toujours pour en faire profiter son entourage, un planétarium et une exposition sur les planètes, une grande collection d’insectes et une Encyclopédie des insectes. Ces différentes connaissances et son attrait pour les mystères de la vie, les métamorphoses, resurgiront dans les aventures de science-fiction qu’il réalisera plus tard.
La guerre et ses séquelles
Lorsque Tezuka entre au collège en 1941, la société s’est fortement militarisée, à cause de la Seconde Guerre mondiale ; des militaires surveillent les établissements scolaires. Il suit les cours d’arts plastiques, mais les restrictions entraînent une pénurie de papier. De plus, réaliser des mangas est alors jugé anti-patriotique. Pour cette raison, un des instructeurs militaires le prend en grippe, épisode sans doute fondamental dans l’anti-militarisme et le pacifisme ultérieurs de l’auteur.
Durant cette période, il découvre les récits scientifiques et de science-fiction d’Unno Juza, ainsi que les films de science-fiction de série B venus des États-Unis. Dans ses dessins apparaissent des mécaniques aux allures désuètes, et un personnage qui le suivra dans nombre de ses œuvres : Shunsaku Ban, « oncle moustache ». Il réalise deux mangas qu’il modernisera quelques années après : Yureïotoko / l’Homme fantôme, 1948), qu’il reprendra pour Metropolis (1949), et une première version de Lost World.
Il découvre également, dans un grenier, des vieilles revues étasuniennes d’avant-guerre, qui publiaient des comics strips, notamment Bringing’up Father / la Famille Illico de George McManus. Si la réalisation d’histoires courtes (strips) n’est pas encore dans ses habitudes – il préfère déjà les histoires au long cours – il s’inspire fortement des décors urbains et des technologies avant-gardistes qu’il y observe.
Envoyé en camp d’entraînement pour enfants chétifs durant l’été 1944, Tezuka contracte une mycose aux deux bras, qui manque de dégénérer en septicémie : il échappe de peu à l’amputation, mais le lourd traitement qu’il doit suivre l’éloigne pendant plusieurs semaines très difficiles de la table à dessin. Empli de gratitude envers les médecins qui l’ont sauvé, il envisage déjà de suivre des études médicales.
Les derniers mois précédant la capitulation japonaise sont éprouvant pour le pays et pour lui. Enrôlé dans une usine d’armement, il ne peut dessiner qu’en cachette, et survit à plusieurs bombardements. Il se retrouve à errer dans la ville d’Osaka en flammes, au milieu de centaines de corps d’animaux et d’humains calcinés. Terribles images qui le poursuivront toute sa vie, et qui reviendront de manière récurrente dans ses mangas (Zefirusu / Zephyrus, Sekai o Horobosu Otoko / l’Homme qui détruit le monde).
Premiers succès
En juillet 1945, Tezuka entre à la faculté de médecine. Il a alors plus de 3 000 pages de manga à son actif. Le Japon, qui connaît l’occupation américaine, traverse une grave période de privations et de famines. Le jeune homme assiste de nouveau à des scènes extrêmement dures qui le marquent à jamais.
C’est dans ce contexte éprouvant pour la majeure partie de la population que le journal Mainichi Shokokumin, d’Osaka, remarque ses travaux, en 1946. Il lui commande alors une série de comics strips, exercice nouveau pour lui, auquel il s’adonne avec ardeur. Ainsi naît Machan no Nikkchô / le Journal de Mâchan, dont le succès est tel que, rapidement, des poupées à l’effigie du héros apparaissent – sans que Tezuka n’en soit prévenu. D’autres journaux le sollicitent, tandis que de nouvelles revues voient le jour, comme Van (1946), revue satirique dirigée par Ito Ippei, ou Mangaman, animée par Osaka Tokio et le vétéran Sakai Shichima.
Tezuka décide d’adhérer au Kansai Mangaman Club, créé pour l’occasion. Sakai lui propose alors de collaborer sur une histoire longue commandée par un éditeur : Shin Takarajima / la Nouvelle Île au Trésor (1947), qui compte près de deux-cents pages – la plupart des histoires d’alors n’en comptant pas plus de soixante –, et paraît directement en recueil. C’est un succès phénoménal : près de 400 000 exemplaires se vendent en peu de temps. Le grand public découvre alors un auteur qui conjugue tradition graphique et innovations cinématographiques : dessin plus arrondi, cadrages plus dynamiques, utilisation de plans variés, généralisation de l’emploi des lignes cinétiques.
Les années tokyoïtes
Tezuka gagne alors Tokyo, pour tenter sa chance. Il y rejoint Mangashuden, un grand groupe de mangakas, et profite de la création d’un nouveau magazine pour enfants, Manga Shônen, par l’éditeur Gakudosha. En quatre ans, il réalise près de trente livres : King-Kong (1947), Lost World (1948), Chiteikoku no Kaijin / les Hommes diaboliques du royaume souterrain (id., qui s’achève tragiquement, à contre-courant de la plupart des histoires d’alors), Metropolis (1949, imaginé à partir de quelques images entraperçues du film de Fritz Lang, et porté sur grand écran en 2001 par Rinato), Faust (id.).
En 1950 apparaît un de ses personnages les plus célèbres : King Leo, dans la série Jungle Tatei. Petit lion courageux, il servira de modèle (inavoué) au Roi Lion des studios Disney. La création la plus emblématique de Tezuka reste cependant Atomu Taishi, bientôt rebaptisée Tetsuwan Atomu / Astro Boy ou Astro le petit robot (1951-1968), machine pacifiste au grand cœur, symbole d’un pays à la fois horrifié et fasciné par la science, toujours meurtri par les drames d’Hiroshima et Nagazaki et engagé dans la course aux nouvelles technologies. Astro, enfant de l’atome, artisan d’un monde meilleur, en butte à des hommes souvent cruels et calculateurs. Astro, dont la coiffure hirsute n’est pas sans rappeler celle de Tezuka, qui prône déjà à l’époque un message de paix universelle et d’amour de tout ce qui est vivant.
Les titres et les succès s'enchaînent : Next World (1951), Bokenkio Jidai / la Ruée vers l’Ouest (id.). Tezuka n’évite aucun thème – même s’il reste très attaché à la science-fiction –, puise dans le folklore et la littérature mondiale – Pinocchio (1952), le Tour du monde en quatre-vingts jours (1953), Guerre et Paix (id.) –, jette les fondements d’un nouveau genre : le shojo manga ou « manga pour filles », avec Princesse Saphyr (id.). Gardant toujours un œil sur l’enfance, il remet au goût du jour Pinpin Seichan (1958), un personnage qu’il avait imaginé alors qu’il n’avait que 9 ans.
Des images en mouvement
En 1961, alors qu’il obtient enfin son diplôme de médecine, Tezuka réalise un des ses plus grands rêves : il fonde la maison de production de dessins animés Mushi Productions – qui deviendra plus tard Tezuka Productions.
En toute logique, Tetsuwan Atomu est le premier de ses personnages à franchir la frontière entre papier et écran de télévision, et connaît dès 1963 un succès considérable. Les adaptations (Jungle Tatei, 1966) et les créations s’enchaînent avec régularité : Wonder Tree (1965), Tableaux d’une exposition (1966), Sirène (1969), Unico (1977), le Chat vert (1983), Jumping (1984), la Légende de la forêt (1987, inachevé), composant au final une œuvre de plus de quatre-vingts dessins animés. L’image mouvante permet à Tezuka de multiplier les métamorphoses qu’il aime tant, et de mettre en scène la nature et son élan vital incessant, ce flux animant toute vie comme une éternelle réincarnation.
Rapidement, ces séries et longs métrages remportent un grand succès en dehors du Japon. Aux États-Unis, pendant plusieurs décennies, les studios Disney font pression sur les chaînes de télévision pour éviter la diffusion des œuvres de Tezuka, afin d’éviter la concurrence. En Europe, quand les dessins animés japonais – dont ceux de Tezuka – font leur apparition durant les années 1970, ils subissent souvent des coupes et des transformations qui les dénaturent profondément, et créent chez le public – notamment chez les parents – une forte répulsion face à des images jugées violentes et peu soignées.
Histoires sombres et autobiographie
Dès 1956, Tezuka a commencé à aborder plus directement l’histoire et ses sombres facettes, avec Phénix, série fleuve mettant en scène une humanité obligée de vivre enterrée après un cataclysme nucléaire.
C’est toutefois à la suite de la rencontre des membres de l’atelier Gekiga, à la fin des années 1960, que ses histoires adoptent un ton plus sombre, plus réaliste, et parfois autobiographique. Dans la lignée de Saito Takao (Golgo 13), Tatsumi Yoshihira (Coups d’éclat) ou Tsuge Yoshiharu (l’Homme sans talent), et en tenant compte de l’élargissement du lectorat des mangas – les premiers lecteurs ayant vieilli –, Tezuka réalise des histoires plus réalistes (MW, 1967 [dans la revue COM qu’il vient de créer], où se mêlent entreprises multinationales, expériences chimiques, meurtres de masse, viol), plus dures (Ayako, 1972), plus troubles (Black Jack, 1973, sa plus longue série : plus de 4 000 pages mettant en scène un médecin exerçant dans l’ombre), plus adultes (la Vie de Bouddha, 1974), plus autobiographiques (le Blues du ventre creux, 1975), plus en phase avec l’Histoire (l’Histoire des trois Adolf, 1983).
Une reconnaissance à deux vitesses
Surnommé Manga no Kamisama (« Le Dieu du manga ») par ses pairs, Tezuka connaît au Japon consécration publique et critique, vendant des millions d’exemplaires de ses séries, et recevant par trois fois le célèbre prix Kodansha, pour Phénix (1970), Black Jack et l’Enfant aux trois yeux (1977) et l’Histoire des trois Adolf (1986).
Père du vigoureux marché des loisirs culturels au Japon, il a posé les jalons du succès d’une œuvre : publication d’un manga, réalisation de produits dérivés, exploitation d’une série animée puis d’un long métrage. Quelques mois après sa mort, survenue le 9 février 1989, un musée lui étant entièrement consacré ouvre ses portes près de Tokyo, et en 1997 est créé le Prix Tezuka, afin de récompenser les mangakas perpétuant l’œuvre du grand maître.
L’Europe a mis plus de temps à accorder à l’auteur la place qu’il mérite. Ainsi, alors qu’il est invité en 1982 au Festival international de la bande dessinée à Angoulême (où il doit présenter son dessin animé Hinotori 2772 / Phénix 2772), Tezuka n’est pas crédité au programme, et tout le monde ou presque parmi les organisateurs et les auteurs semble l’ignorer, mis à part Moebius qui, de par ses voyages au Japon, connaît déjà son œuvre et son aura.
Les éditeurs francophones ne s’intéressent aux traductions des innombrables ouvrages de Tezuka qu’à la fin des années 1990, et il faut attendre la création du Prix du patrimoine au Festival d’Angoulême pour que deux de ses œuvres soient nominées (Ayako en 2004, Prince Norman en 2006), sans toutefois qu’aucune des deux ne soit primée.
Fondateur du « story manga » – les mangas aux histoires fleuves, devenus la norme aujourd’hui –, détenteur de tous les records – plus de 7 000 histoires, 1 000 personnages et 150 000 pages dessinées à son actif ! –, Tezuka est à l’origine de l’engouement pour les mangas au Japon et dans le reste du monde.
En mêlant des valeurs et des cultures universelles, en promouvant la vie et la paix par-dessus tout, avec la naïveté nécessaire pour envoûter les enfants et l’indispensable maturité captivant les adultes, il a rallié derrière son imaginaire débordant des générations de lecteurs.
Fortement attaché à l’humanité, et à un monde meilleur où l’homme et la nature vivraient enfin en harmonie, il a influencé plusieurs dizaines de mangakas, dont Miyazaki Hayao (Mon voisin Totoro) ou Otomo Katsuhiro (Akira), qui perpétuent aujourd’hui encore une œuvre graphiquement ambitieuse et moderne et des histoires portées par un souffle épique et humaniste.