Œdipe
Héros légendaire thébain, fils de Laïos, roi de Thèbes, et de Jocaste.
Un oracle avait prédit à Laïos que son fils le tuerait et qu'il épouserait sa mère. Épargné, recueilli, Œdipe fut élevé à Corinthe. Adulte il reçut de l'oracle de Delphes le conseil de fuir sa patrie, sous peine de tuer son père et d'épouser sa mère. Mais, en Phocide, il se querella avec un voyageur et le tua : c'était Laïos. Il arriva à Thèbes, où le Sphinx lui posa les énigmes qu'il soumettait aux passants ; il sut répondre et le Sphinx se tua. Les Thébains, reconnaissants, firent d'Œdipe leur roi, avec Jocaste pour épouse. L'oracle était accompli. Pour châtier les crimes – involontaires – d'Œdipe, les dieux dévastèrent Thèbes par la peste. Œdipe, bientôt amené à connaître la vérité, se creva les yeux, et Jocaste se pendit. Chassé de Thèbes par ses fils, guidé par sa fille Antigone, il finit ses jours, près d'Athènes, à Colone.
LITTÉRATURE
Parmi les ombres qu’Ulysse évoque au chant XI de l’Odyssée se trouve celle de « la belle Epicaste », la mère et l’épouse d’Œdipe, dont Homère raconte brièvement l’histoire : sans le savoir, le héros a tué son père, Laïos, et épousé sa mère ; les dieux, sans tarder, révèlent aux hommes le double crime auquel l’a condamné son destin ; Epicaste se pend de désespoir ; Œdipe continue de régner à Thèbes jusqu’à la fin de sa vie, exemple remarquable de cette vérité, selon les Grecs, qui veut que nul ne puisse échapper à sa destinée. Cette légende a inspiré maintes œuvres, entre autres les épopées de Cinéthon, l’Œdipodie (viiie s.), et d’Antimaque, la Thébaïde (ve s.) [une autre Thébaïde était attribuée à Homère], une trilogie d’Eschyle, une tragédie d’Euripide ; tous ces textes sont perdus, et, pour nous, le mythe d’Œdipe est représenté par les deux tragédies de Sophocle. L’oracle de Delphes ayant prédit au roi de Thèbes, Laïos, que de son union avec Jocaste — tel est désormais le nom de la mère d’Œdipe — naîtrait un fils qui tuerait son père et épouserait sa mère, le roi confie le nouveau-né à des serviteurs pour qu’ils le mettent à mort ; ceux-ci l’exposent sur le Cithéron, où il est recueilli par des bergers du roi de Corinthe, Polybe ; celui-ci adopte l’enfant, qu’on nomme Œdipe, c’est-à-dire « Pieds-Enflés », parce qu’il avait eu les pieds percés lors de l’exposition. Plus tard, allant à Delphes consulter Phoibos sur le mystère de sa naissance, Œdipe rencontre un vieillard monté sur un char, qui, avec sa troupe, lui barre la route ; il le tue — et c’était son père. Arrivé devant Thèbes, il devine l’énigme du Sphinx, devient roi de la cité et épouse la veuve de Laïos, sa mère.
Il existe des variantes à ce récit, et la fin d’Œdipe n’est pas la même chez tous les auteurs. L’histoire d’Œdipe a une fortune extraordinaire le jour où, grâce à Freud, de mythe elle est devenue « complexe ». Les interprétations les plus récentes sont celle de Marie Delcourt, qui voit en elle la légende du Conquérant, et celle de Claude Lévi-Strauss, qui, au chapitre xi de son Anthropologie structurale, la rapproche d’un mythe bororo et y découvre un mythe de l’autochtonie.
Ce qui nous retiendra ici, c’est sa fortune au théâtre. Le mythe d’Œdipe est, par excellence, le mythe tragique — et Freud nous permet aujourd’hui de mieux comprendre pourquoi. Il est la tragédie même, et l’analyse qu’Aristote fait de la tragédie se fonde principalement sur Œdipe roi. Aussi bien, l’essence du mythe réside-t-elle dans cette culpabilité première d’Œdipe, qui, à la fois, est à la source de la morale et lui échappe, puisque, pour une morale rationalisée, Œdipe est innocent. Ce problème tragique des rapports de la responsabilité et de la fatalité est au cœur des deux pièces de Sophocle. Dans Œdipe roi, joué sans doute un peu après 430 av. J.-C., la responsabilité d’Œdipe est adroitement atténuée, bien qu’entièrement assumée par le héros : de là la pitié ; la terreur saisit les spectateurs quand ils voient Œdipe mener contre lui-même l’enquête : le coupable sera l’enquêteur lui-même. Pressé de connaître la cause de la peste qui ravage Thèbes, Œdipe, qui, d’abord, refuse de croire le devin Tirésias, apprend enfin son double crime, indiciblement affreux — et l’on comprend pourquoi Sophocle, avec une insistance qui a choqué le « goût », met en lumière la subversion des rapports de parenté par l’inceste le plus interdit qui fut jamais. Jocaste se pend, et — invention probablement du tragique — Œdipe se crève les yeux avec les agrafes d’or de Jocaste. Tragédie de l’aveuglement et de la lucidité, de la fatalité et de la responsabilité. Mais, située au moment de la rationalisation du mythe, la tragédie grecque dépasse ce moment même et élabore la notion de justice. Ainsi, dans Œdipe à Colone, joué en 401, un peu après la mort de Sophocle, justice est rendue au héros, qui ne fit pas le mal volontairement. Né dans le dème de Colone, près d’Athènes, Sophocle a voulu y faire mourir Œdipe, devenu héros tutélaire. Contraint à l’exil, Œdipe a erré longtemps, conduit par sa fille (et sœur) Antigone ; voici le moment de mourir ; Thésée, le roi d’Athènes, accueille Œdipe et assiste à la mort mystérieuse et surnaturelle du héros, qui protégera désormais l’Attique, cependant que sa légende se prolonge dans celle d’Antigone et de ses deux frères maudits, Étéocle et Polynice.
La méditation sur la responsabilité et la fatalité va moins loin dans l’Œdipe de Sénèque, où le chœur exalte la toute-puissance du destin. Baroque, outrée, la tragédie latine ne manque pas d’une beauté sombre et comme sanglante. L’enquête est menée par le devin aveugle Tirésias, qui, aidé par sa fille Manto, évoque des Enfers l’ombre de Laïos en une scène de nécromancie assez puissante. Jocaste se tue d’un coup d’épée, et Œdipe s’arrache les yeux, fouillant à pleines mains ses orbites creusées. Au-delà de la pitié et de la terreur, c’est l’horreur, ce superlatif du tragique, que Sénèque a cherchée dans cette histoire étrange et redoutable. Les crimes et les malheurs des Labdacides devaient inspirer encore un poète latin, Stace, dont la Thébaïde jouit d’une grande renommée au Moyen Âge.
La légende d’Œdipe connaît alors un curieux avatar : dans la Légende dorée (xiiie s.) de Jacques de Voragine, comme, plus tard, au xve s., dans le Mystère de la Passion de Jean Michel et Arnoul Gréban, Judas prend la place d’Œdipe ; il tue son père, épouse sa mère et, son double crime découvert, se jette aux pieds de Jésus pour en recevoir le pardon. Dès le milieu du xiie s., l’histoire d’Œdipe avait trouvé place au début d’une épopée anonyme, le Roman de Thèbes, inspiré par le grand poème de Stace, où manque, au demeurant, le récit des aventures d’Œdipe. Dans l’épopée médiévale, Edipus résout l’énigme du « Pin », ou « Spin », ailleurs remplacé par un géant ; Jocaste, qui n’ignore pas qu’il a tué Laïos, s’éprend cependant de lui et, pressée par ses barons, l’épouse ; ils vivront ensemble vingt ans avant qu’elle-même ne reconnaisse en lui l’enfant aux pieds percés jadis abandonné ; Edipus s’arrache les yeux et se fait emprisonner dans Thèbes ; Jocaste ne meurt pas et assiste aux querelles de ses fils, maudite pour avoir foulé aux pieds les yeux de leur père.
Le mythe réapparaît au théâtre en Italie avec la Giocasta (1549) de Ludovico Dolce. Au début de l’Antigone (1580) de Robert Garnier, on voit Œdipe qui, toujours poursuivi par le remords, se retire sur le Cithéron pour y mourir ; sa fille s’efforce de le détourner de ce projet en le persuadant qu’il est innocent ; le vieillard finit par accepter d’attendre la mort dans une caverne, sans attenter à ses jours, et la tragédie met ensuite sous nos yeux les querelles d’Étéocle et de Polynice, dont la double mort entraîne le suicide de Jocaste, puis se continue par l’histoire d’Antigone. Retiré du théâtre après l’échec de Pertharite, Corneille y fait sa rentrée en 1659 avec un Œdipe qui lui vaut un grand succès et que La Bruyère met au rang du Cid.
En reprenant ce sujet, « le plus tragique de l’Antiquité », Corneille a voulu réagir contre la tragédie galante et romanesque, mise à la mode par son frère Thomas et par Quinault. Mais le problème reste de rendre conforme à la vraisemblance et aux bienséances le sujet le mieux fait pour les heurter. C’est pourquoi Corneille introduit dans son Œdipe l’histoire des amours de Thésée et de la princesse Dircé, fille de Jocaste et de Laïos ; en outre, quand l’ombre de Laïos évoquée par Tirésie déclare que le crime impuni doit être effacé par « le sang de sa race », les soupçons s’égarent d’abord sur Dircé ; cette intrigue annonce l’histoire d’Ériphile dans l’Iphigénie de Racine. Dircé, l’héroïne hautaine qui ne pardonne point à Œdipe d’être monté sur le trône à sa place, a le tort d’éclipser, par son énergie, le héros de la pièce. Dans l’ensemble, le modèle suivi est la tragédie de Sénèque, et le problème moral, propre à ce sujet, rencontre les disputes sur la grâce et le libre arbitre, alors d’une vive actualité : Thésée prononce une tirade contre la prédestination. En 1679 paraît à Londres l’Œdipus de J. Dryden et N. Lee, où se retrouvent les influences de Sophocle et de Sénèque ; mais l’évocation du spectre de Laïos rappelle aussi Shakespeare, et, de même, si l’intrigue d’Eurydice, fille de Jocaste et de Laïos, aimée d’Adraste, prince d’Argos, et de Créon, fait songer à la pièce de Corneille, le personnage de Créon est imité du Richard III de Shakespeare. La tragédie s’achève par un massacre général, au cours duquel disparaissent ensemble Œdipe, qui se jette par une fenêtre, Jocaste, leurs enfants, Créon, Adraste et Eurydice. Quant au problème moral, Dryden suggère que la raison humaine est incapable de juger en vérité du bien et du mal.
En 1718, Voltaire débute au théâtre, avec éclat, avec un Œdipe, où l’on remarque une intrigue amoureuse entre Philoctète et Jocaste, qui a aimé le compagnon d’Hercule avant d’être contrainte à épouser Laïos ; l’auteur a épargné aux spectateurs la vision d’Œdipe aux yeux crevés et a placé dans la bouche de Jocaste une tirade célèbre contre la fourberie intéressée des prêtres. Le succès de cette tragédie amena une discussion entre Voltaire et A. Houdar de La Motte, qui s’inquiétait des invraisemblances inhérentes au sujet et qui en 1726 essaya de les corriger dans un Œdipe en vers, suivi d’un Œdipe en prose. Le père jésuite Melchior de Folard s’était semblablement efforcé d’améliorer le sujet dans un Œdipe publié en 1722. Le sujet de l’Œdipe à Colone, plus attendrissant, convenait mieux à la fin du siècle, et, en 1778, Jean-François Ducis combine, dans son Œdipe chez Admète, la tragédie de Sophocle et l’Alceste d’Euripide ; revenu à plus de simplicité, il extraira de sa pièce, en 1797, un Œdipe à Colone, dans lequel Polynice obtient le pardon de son père. Il en va de même dans l’Œdipe à Colone de Marie-Joseph Chénier (publié en 1818), et dans l’opéra du même titre (1787) de Nicolas François Guillard et Antonio Sacchini.
Mentionnons encore les quatre pièces consacrées à Œdipe (1730 et 1731) par La Tournelle, « commissaire aux guerres », et la Jocaste (1781) du comte de Lauraguais. En Allemagne, August Klingemann imite librement Sophocle et Voltaire dans son Œdipus und Jocasta(1813) ; Gertrud Prellwitz publie en 1898 un Œdipus oder das Rätsel des Lebens, et Hugo von Hofmannsthal donne en 1906 un Œdipus und die Sphinx. Joséphin Péladan fait jouer au théâtre antique d’Orange en août 1903, un Œdipe et le Sphinx, et Saint-Georges de Bouhélier fait monter au cirque d’Hiver à Paris, en décembre 1919, un Œdipe, roi de Thèbes.
Mais c’est aux alentours de 1930 que le thème va connaître un nouveau moment de faveur. En 1932, Georges Pitoëff met en scène l’Œdipe d’André Gide. D’allure simple, non sans des familiarités et des parodies, la pièce oppose à la fatalité la morale de l’individu qui puise en lui-même sa liberté inaliénable. En face de Créon, le conservateur borné, qui ne connaît que la soumission à l’ordre établi, et de l’assommant Tirésias, qui prêche la soumission religieuse, Œdipe, sûr de son droit, accuse la « très lâche trahison » de Dieu, dénonce le piège de la prédestination et affirme la supériorité morale de l’homme. Mais, pour être l’Homme, il faut être Soi, et tel sera le triomphe d’Œdipe. Sans trembler, il mène l’enquête qui conduit à la vérité sur soi ; il assume cette vérité et ne se crève les yeux que par défi, pour contempler, comme Tirésias, le prêtre aveugle, l’« obscurité divine ». Il s’en va libre, au bras d’Antigone.
Bien différente est la pièce de Jean Cocteau, la Machine infernale, que Louis Jouvet joua en 1934, avec les décors et les costumes de Christian Bérard. La mise en scène, somptueuse et compliquée, contrastait avec l’austérité que Gide avait voulue pour sa pièce. À l’acte premier, où ne manque pas le souvenir d’Hamlet, le fantôme de Laïos s’efforce en vain d’apparaître. À l’acte II, le Sphinx, qui est Némésis, accompagnée d’Anubis, a pris la figure d’une jeune fille et aspire à l’amour des hommes ; elle dicte le mot de l’énigme à un Œdipe ingrat et sot. L’acte III s’intitule « la Nuit de noces », l’inceste, ici, ne laissant pas de présenter une séduction profonde. La fin, à l’acte IV, est fort originale : Jocaste s’est pendue avec son écharpe ; son fantôme apparaît, visible seulement aux aveugles, et, redevenue vraiment la mère d’Œdipe, Jocaste morte va maintenant guider son enfant aux yeux crevés. Le titre de la pièce exprime l’idée qui a guidé Cocteau, celle de la cruauté des dieux, de la maligne ironie du destin ; elle figurait dans le Prologue de son Œdipe roi, qu’il avait librement adapté de Sophocle, pour se préparer à écrire le livret d’Œdipus rex, opéra-oratorio de Stravinski, joué en 1927.
De Purcell, en 1692, à Georges Enesco, en 1932, on compte quinze compositions musicales inspirées par Œdipe. Parmi les nombreuses toiles qui mettent celui-ci en scène, citons au moins l’Œdipe expliquant l’énigme au Sphinx (1808) d’Ingres et le tableau de Gustave Moreau sur le même sujet (1863). Mais avec le film de P. P. Pasolini, Œdipe roi (1967), nous revenons à Sophocle et au spectacle. Il est frappant de constater que le thème d’Œdipe se rencontre presque exclusivement dans des œuvres théâtrales. Sans doute, toute réflexion sur ce mythe aboutit-elle à une réflexion sur le tragique, et réciproquement. Sans doute aussi, Freud donne-t-il la clé de cette énigme en nous invitant à voir dans le mythe d’Œdipe l’image même de la fatalité humaine ou de sa menace.