Jean Auguste Dominique Ingres
Peintre français (Montauban 1780-Paris 1867).
Ingres est le défenseur d'une permanence classique, face aux violences cérébrales et plastiques du romantisme. Son art apparaît cependant curieusement diversifié selon que l'on étudie les tableaux d'histoire, les portraits ou les nus. Si les premiers obéissent à une inspiration souvent académique, les seconds atteignent, au-delà d'une ressemblance parfaite, le caractère psychologique du sujet, affirmation de l'individualité accompagnée pourtant d'une soumission du modèle à l'idéal ingresque, où la souplesse de la ligne dessine des gestes arrondis, des plis moelleux, des yeux en amande. Les nus sont l'aboutissement de cette fascination de la ligne qui semble la substance même de l'art d'Ingres.
1. La formation
La vie d'Ingres se confond avec sa carrière artistique, partagée, après ses premières années à Toulouse, entre Paris et Rome. Son génie, esprit de synthèse, sens de l'abstraction, s'affirme en Italie, mais s'éveille grâce à son père à Montauban et se forme, entre sa douzième et sa dix-septième année, à Toulouse, où l'école centrale de Haute-Garonne, succédant à une illustre académie, dispense un enseignement néoclassique.
Son père, Joseph Ingres (1755-1814), peintre, sculpteur, ornemaniste, aussi habile à modeler des statues pour les parcs languedociens qu'à décorer un plafond ou à réaliser les grandes mises en scène des fêtes publiques, prend très tôt conscience des dispositions artistiques de son fils. Il lui enseigne le violon, le dessin, lui donne à copier des estampes, puis le confie à ses confrères toulousains : le sculpteur Jean-Pierre Vigan († 1829), le paysagiste Jean Briant (1760-1799), organisateur du musée des Grands-Augustins, Joseph Roques (1754-1847), ancien condisciple de David. Ce dernier règne alors sur les beaux-arts européens, auxquels il impose la théorie du « beau idéal ».
2. Dans l'atelier de David
En 1797, Roques envoie son fils Guillaume et le jeune Ingres poursuivre leurs études auprès du maître. L'atelier de David est alors partagé en plusieurs factions : les « romains », partisans d'un strict néoclassicisme ; les « muscadins », royalistes, catholiques et adeptes d'une peinture historique à caractère national ; les « barbus » ou « primitifs », dont le chef Maurice Quay (1779-1804) prône le style « procession », c'est-à-dire le linéarisme des figures tracées sur les vases grecs, dont s'inspire John Flaxman outre-Manche. L'Iliade illustrée par celui-ci connaît un grand succès en France. Ingres sera rempli de fierté lorsque l'artiste anglais déclarera trouver « préférable à tout ce qu'il a vu de l'école française contemporaine » les Ambassadeurs d'Agamemnon (1801, École nationale des beaux-arts), tableau très davidien avec lequel Ingres vient de remporter le premier prix de Rome. Les difficultés financières du gouvernement retarderont jusqu'en 1806 le départ des lauréats pour la Ville éternelle.
3. Les débuts dans la carrière
Il ne faut pas négliger ces années d'attente. Le jeune artiste vit difficilement, mais sa réputation grandit, attestée par les commandes d'un portrait du Premier Consul (1803), destiné à la ville de Liège, et d'un Napoléon Ier sur son trône (1806) pour le Corps législatif.
Ingres se détache de David, se lie plus intimement avec des préromantiques comme Antoine Gros et François Granet, partage l'admiration de son ami, le sculpteur florentin Lorenzo Bartolini, pour le quattrocento, fréquente le salon de François Gérard où il retrouve toute l'intelligentsia de sa génération et se passionne comme celle-ci pour les poèmes prétendument ossianiques de Macpherson.
Enfin, il a l'occasion de pouvoir étudier au Louvre les nombreux chefs-d'œuvre soustraits aux galeries européennes par les troupes de Bonaparte : « C'est en se rendant familières les inventions des autres qu'on apprend à inventer soi-même », assurera-t-il plus tard.
4. Inspirations italiennes
Dans les portraits de la famille Rivière, œuvres majeures de cette première période parisienne, se lisent ses admirations : reproduction de la Vierge à la chaise de Raphaël, négligemment posée près du bras de Monsieur Rivière, utilisation d'un fragment de paysage emprunté à l'Amour sacré et l'Amour profane de Titien dans le fond du portrait de Mademoiselle Rivière, celle-ci ayant d'ailleurs la pose d'un autre Titien (la Dame à la fourrure), mais se détachant à mi-corps en clair sur clair comme la Vierge à la prairie de Raphaël.
L'autorité picturale d'Ingres, tempérament peu imaginatif et toujours dépendant du modèle, vivant ou peint, est cependant telle que les emprunts s'amalgament totalement à son propre style. Au Salon de 1806, le public et la critique reprochent aux portraits des Rivière et à l'autoportrait du musée de Chantilly d'imiter Van Eyck avec extravagance. De Rome, Ingres s'indigne : « Du gothique dans Madame Rivière, sa fille, je me perds, je ne les entends plus… ».
Les carnets du maître, sa correspondance, les souvenirs recueillis plus tard par ses élèves dévoilent son caractère intransigeant (« l'admiration tiède d'une belle chose est une infamie ») ; ses lectures (Dante, Homère, Ossian, lady Montagu) trahissent ses passions : « les Grecs divins », Raphaël, Poussin, Masaccio, mais aussi les maniéristes toscans et les primitifs (il possédait un panneau de Masolino da Panicale).
Respectueux de la hiérarchie des genres, Ingres n'exploite pas ses dons de paysagiste, mais le Casino de Raphaël (1806-1807) et les fonds des portraits dessinés ont une concision et une clarté qui préludent à celles des Corot d'Italie.
5. Le nu et la recherche de la ligne juste
Entre ses deux envois officiels de la Villa Médicis, Œdipe et le Sphinx (1808), où le modèle a la pose de l'un des Bergers d'Arcadie de Poussin, et Jupiter et Thétis (1811), où la déesse est inspirée d'un dessin de Flaxman, mais avec une volupté très personnelle, l'imagerie ingresque se précise, atteint une étrangeté linéaire qui déroute les contemporains.
Dix-huit ans d'Italie (il ne quittera pas Rome à la fin de son séjour à la Villa Médicis) isolent Ingres de l'évolution parisienne. Il n'est cependant pas insensible au romantisme : allure byronienne du portrait de Granet (1807), surréalité du Songe d'Ossian (1812-1813) commandé par le préfet de Rome pour la chambre de Napoléon au Quirinal, style troubadour de Paolo et Francesca (1819), à propos duquel, à la fin du siècle, Odilon Redon s'étonnera : « Mais c'est Ingres qui fait des monstres. » La première version de ce tableau date de 1814 ; il en existe quatre autres, Ingres aimant reprendre à de longues années d'intervalle ses thèmes favoris, qui, pour la plupart, apparaissent au cours de ce premier séjour romain : Vénus Anadyomène, Stratonice, les odalisques…
La Baigneuse de dos (1807) et la Baigneuse de la collection Valpinçon (1808) inaugurent un jeu subtil entre la ligne et le ton local, dont l'allongement maniériste et la pâleur élégante de la Grande Odalisque (1814) sont l'apothéose. Exposée en 1819, 1846, 1855, cette dernière œuvre fut incomprise d'un public insensible à ses beautés intellectuelles.
6. Portraits et réalisme
Un réalisme plus accessible apparaît dans les nombreux portraits commandés par les fonctionnaires impériaux avec lesquels il s'est lié : les Marcotte, les Bochet, les Panckouke, les Lauréal (dont il épousera en 1813 une cousine, Madeleine Chapelle, modiste à Guéret). En 1815, la chute de l'Empire le prive de cette clientèle, mais Ingres, qui a travaillé pour Napoléon, pour les Murat, pour Lucien Bonaparte, n'est pas pressé de regagner Paris. Les admirables portraits à la mine de plomb évoquant si souvent les traits de ses amis (individuellement : Charles François Mallet, 1809 ; ou collectivement : la Famille Stamaty, 1818) deviennent sa principale ressource jusqu'à son départ pour Florence (1820), où l'attire la présence de Bartolini.
Ingres passe quatre ans en Toscane, très occupé par la conception et la réalisation du Vœu de Louis XIII, commandé pour la cathédrale de Montauban grâce à l'intervention de son ami Jean-François Gilibert. Il rentre en France pour présenter au Salon de 1824 cette œuvre assez magistrale malgré la disparité des sources (Raphaël et Champaigne). Le succès fut général et l'approbation unanime, même de la part du jeune Delacroix, qui expose les Massacres de Scio.
7. Austère champion du classicisme
De 1824 à 1835, une pluie d'honneurs s'abat sur l'artiste : Légion d'honneur, fauteuil à l'Institut, professorat à l'École nationale des beaux-arts, dont il devient président en 1834.
Simultanément, ses amis commencent à l'imposer comme le champion du classicisme face au romantisme, et lui-même adopte cette attitude intransigeante. Avec austérité, il enseigne aux élèves de son atelier (créé en 1825) une stylisation, une simplification inspirées de Raphaël et de Poussin, qu'illustrent le schéma pyramidal et les attitudes figées de l'Apothéose d'Homère (1827) et du Martyre de saint Symphorien (cathédrale d'Autun).
Le portrait de Monsieur Bertin (1832), symbole de la bourgeoisie triomphante, échappe à cette doctrine par son caractère sociologique, comme lui échappe en un autre sens la mise en page décentrée de l'Intérieur de harem (1828).
Au Salon de 1834, l'échec du Saint Symphorien écœure Ingres. Il retourne à Rome comme directeur de la Villa Médicis. Excellent administrateur, professeur adoré de ses élèves, dont beaucoup l'ont suivi, il exerce son directorat au milieu de l'estime et de l'admiration générales, accueille de nombreux visiteurs – Thiers, Liszt, Marie d'Agoult, Viollet-le-Duc. En 1841, Ingres rentre en France, où la Stratonice (1840, Chantilly), dont Baudelaire dira qu'« elle eût étonné Poussin », remporte un immense succès.
8. La consécration
Le prestige d'Ingres s'impose de façon définitive sous le règne de Louis-Philippe (cartons des vitraux de la chapelle Saint-Ferdinand à Paris) comme sous le second Empire (composition pour l'Hôtel de Ville). Il fait figure de peintre officiel.
À l'Exposition universelle de 1855, une salle entière est consacrée à ses œuvres et marque l'apogée de sa gloire. Les somptueux portraits de cette époque, la Baronne de Rothschild (1848), Madame Moitessier (1856), ont une richesse un peu lourde, une incroyable perfection technique, mais reflètent l'ennui qu'éprouve le peintre à ces travaux. Son unique apport dans le domaine de la décoration murale, l'Âge d'or, commandé par le duc de Luynes pour Dampierre, est resté inachevé, mais témoigne de ce goût exclusif pour les « formes pures du bel âge », dont la Source (1856) fut en son temps l'exemple le plus apprécié.
Durant cette dernière période, outre ces commandes de décorations monumentales et de portraits, Ingres peint aussi des tableaux religieux, mais surtout, trois tableaux de nus couronnent son oeuvre : Vénus Anadyomène (commencée à Rome dès 1808 mais seulement achevée en 1848, à Paris), la Source et le Bain turc (1862).
Ingres qui avait perdu sa première femme en 1849 se remarie à soixante et onze ans ; il meurt à Paris le 14 janvier 1867.
9. Postérité d'Ingres
Les artistes des générations suivantes, Degas, Seurat, Matisse, indifférents à la grande querelle du romantisme et du classicisme, apprécieront chez Ingres non pas les compositions historiques et religieuses, Jeanne d'Arc, Vierge à l'hostie, tant admirées par les contemporains, mais la géométrie de Virgile lisant l'Énéide (fragment ? 1819), la musicalité de l'Odalisque à l'esclave (1839), l'érotisme intellectuel du Bain turc, testament esthétique où s'affirment l'amour de l'arabesque et la recherche de l'abstraction.
L'art d'Ingres a doublement influencé la peinture en agissant d'une part, à court terme, sur les élèves de son atelier (le plus important du siècle après celui de David) et sur des imitateurs médiocres, d'autre part, à plus longue échéance, sur tous ceux qui rêvent d'ascèse et de style.
L'autorité de son enseignement (« le dessin est la probité de l'art », « il faut vivre des antiques ») aboutit à un système où la doctrine ingriste impose sa froideur, mais non cette étrangeté qui faisait son génie et dont seul Chassériau, disciple infidèle bientôt attiré par le romantisme d'un Delacroix, utilisera les charmes ambigus.
La plupart des élèves d'Ingres (Victor Mottez, 1809-1897 ; Hippolyte Flandrin ; Jean-Louis Janmot, 1814-1892) seront des portraitistes appréciés, mais participeront surtout à un renouveau de la peinture murale religieuse, encouragé par la présence à l'Inspection des beaux-arts de l'architecte Victor Baltard, leur condisciple à la Villa Médicis. Parallèlement à cette peinture à tendance idéaliste se développe un courant néogrec représenté par des artistes tels que Léon Gérome et Charles Gleyre, avec lesquels s'édulcorent les grands principes « ingristes ».
Mais la véritable filiation d'Ingres se trouve chez ceux qui surent assimiler son obsession de la ligne, comme Puvis de Chavannes et Degas, sa volonté de synthèse, comme Gauguin et Maurice Denis, sa méthode intellectuelle, comme les peintres cubistes, qui, de Picasso à La Fresnaye et Lhote, ont toujours admiré la rigueur de son vocabulaire plastique.