Jean de La Bruyère
Écrivain français (Paris 1645-Versailles 1696).
Introduction
La Bruyère est l'homme d'un seul livre. C'est ce qui fait sa force, mais c'est aussi sa limite. Les Caractères eurent huit éditions entre 1688 et 1694 ; d'année en année, La Bruyère grossit son œuvre, qui passa de 420 à 1 120 remarques. Voilà la preuve d'une belle persévérance, qui dénote la singulière aptitude d'un esprit à enrichir un recueil sans jamais s'écarter du but proposé : peindre l'homme. Mais ce qui est peut-être faiblesse, c'est de ne point varier son talent, d'utiliser une formule à peu près constamment identique et de s'en tenir là. La densité du livre existe au détriment de sa liberté créatrice.
Appartenant à une famille de bonne bourgeoisie, La Bruyère, après des études de droit, achète en 1673 une charge de trésorier général de France en la généralité de Caen. Mais il réside à Paris et, comme sa charge lui laisse des loisirs, il en profite pour lire, méditer, observer. En 1684, probablement grâce à Bossuet, il est précepteur du duc Louis de Bourbon, petit-fils du Grand Condé. Tâche ingrate, que le caractère indocile et distrait de son élève ne facilite guère ; du moins, sa vie auprès des grands offre un champ d'observation à son regard pénétrant. Quand Louis de Bourbon devient duc d'Enghien (décembre 1686), La Bruyère reste attaché aux Condé en qualité de « gentilhomme de Monsieur le duc ». Deux ans plus tard paraissent les Caractères, qui traduisent son expérience du monde et des hommes. Leur succès, dû en partie aux portraits, lui vaut, malgré deux échecs, d'être élu à l'Académie française (1693), où son discours de réception, qui ne loue que les partisans des Anciens, fait scandale.
On a l'impression que cette existence cèle des blessures secrètes, des rancœurs mal étouffées et que La Bruyère avait trop conscience de sa valeur pour ne pas souffrir de vivre dans une société qui, tout en l'admettant, ne lui faisait que trop sentir qu'il n'était pas des siens. On ne saurait en conclure que les Caractères sont un livre de revanche, un constat de déception. La Bruyère n'est pas aigri, il est désenchanté ; sa désillusion n'est pas le fruit de l'humiliation : il montre les hommes pour ce qu'ils sont, et la vision des moralistes n'est jamais réconfortante. Mais comment vaincre la monotonie des jours, sinon en livrant à la postérité les pensées qui tiennent à cœur ? « Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite, et le fait plus tôt remarquer. » La Bruyère sait bien, lui, qu'il ne peut compter que sur lui-même. Même si « tout est dit et l'on vient trop tard », on peut panser ses plaies en puisant dans ses propres ressources : « Le sage guérit de l'ambition par l'ambition même. » Au fond de chacun, il est une sorte de confiance en soi, en son talent, et La Bruyère a la certitude de n'en être pas démuni. Lorsqu'il écrit : « Il faut plus que de l'esprit pour être auteur », ne pense-t-il pas à lui-même et n'est-il pas sûr d'avoir la foi en son inspiration ? Tout ce que les Caractères cachent d'accent personnel sur le « métier de faire un livre » ne révèle, au total, en dépit des difficultés, que la croyance de leur auteur à être original.
« Je rends au public ce qu'il m'a prêté. »
Le but que La Bruyère se propose d'atteindre, dans le grand courant de pessimisme augustinien de son siècle, est de « peindre l'homme ». Conformément au génie de son temps, il vise à enseigner : « On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l'instruction. » Mais, fidèle à la lignée de tous les moralistes classiques, il s'attache à découvrir la permanence dans la nature humaine, à dégager, par-delà les traits particuliers, les caractères éternels. « Je rends au public ce qu'il m'a prêté ; j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage » ; si les contemporains sont l'objet de son étude, La Bruyère se donne une tâche plus haute : dévoiler l'homme dans sa nature universelle. La préface est nette sur ce point : « Penser toujours, et toute la lecture de cet ouvrage, que ce sont les caractères et les mœurs de ce siècle que je décris ; car bien que je les tire souvent de la cour de France et des hommes de ma nation, on ne peut pas néanmoins les restreindre à une seule cour, ni les renfermer en un seul pays. » Déjà La Rochefoucauld disait qu'il est plus aisé de connaître l'homme en général qu'un homme en particulier. La Bruyère parvient-il à saisir l'homme dans sa généralité ? Constatons que, si les Caractères sont souvent le fait d'un écrivain qui juge avec recul, il est aussi d'autres pages où l'on découvre l'homme derrière l'auteur, c'est-à-dire une sensibilité.
Le livre semble, en effet, obéir à une triple orientation. Une bonne partie se compose d'aphorismes d'une clairvoyance désabusée, mais qui n'ont pas la cruauté des maximes de La Rochefoucauld. Peu d'indulgence, mais une générosité instinctive qui empêche La Bruyère de noircir son tableau. Chez lui, la sentence constate, affirme : elle ne juge pas, elle ne débouche pas sur la transcendance, elle n'obéit pas à des raisons métaphysiques. L'homme n'est pas, de par sa nature, corrompu. Il est tel qu'il se montre. Voilà une vision moins profonde que celle de La Rochefoucauld : au moins est-elle plus rassurante. À côté des sentences, les portraits, qui se glissent dans tous les chapitres. C'est là le domaine par excellence de La Bruyère : la variété corrosive de sa palette, le nombre de ses silhouettes, ce plaisir inavoué à étiqueter les êtres et à dénoncer leurs travers comme leurs ridicules offrent un plaisir rare à l'esprit. Mais remarquons que La Bruyère ne s'engage pas : l'acuité du trait, le goût pour la satire, l'humour froid divertissent sans provoquer l'émotion. L'auteur veut amuser en enseignant et il ne croit pas qu'il est possible d'amuser si l'on se montre trop sensible. Sa position est claire : « L'étude de la sagesse a moins d'étendue que celle que l'on ferait des sots », et ce sot, cet autre nous-même, qui « n'entre, ni ne sort, ni ne se lève, ni ne se tait, ni n'est sur ses jambes, comme un homme d'esprit », est la matière de son enquête. Sentences et portraits se complètent par des passages d'indignation généreuse d'un homme scandalisé par l'organisation sociale et politique de son temps. C'est sans doute par là que La Bruyère nous touche le plus. L'écrivain cède la place aux mouvements du cœur ; la sympathie qu'il porte à ceux qui souffrent semble autre chose qu'un sentiment superficiel. « Il y a une espèce de honte d'être heureux à la vue de certaines misères. » « Il y a sur la terre des misères qui saisissent le cœur […]. De simples bourgeois, seulement à cause qu'ils étaient riches, ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. » On sent une émotion vive, et sa sévère critique des grands, des institutions, de la guerre offre un accent de révolte nouveau en ce siècle.
« Il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement. »
Avoir le naturel, la force, la délicatesse, telle est l'ambition de La Bruyère. Son sens de la formule ramassée, ses tours vifs et piquants, son choix des attitudes et des détails révélateurs ne sont pas la moindre qualité d'un art accompli. La Bruyère est un très grand styliste. C'est même le style qui donne à l'œuvre son unité. On peut déjà parler d'une « écriture artiste », grâce aux rythmes, au choix des mots, à l'agencement de la phrase. On a remarqué le caractère moderne des analyses de La Bruyère, qui tranchent sur la simplicité classique de ses prédécesseurs. La contrepartie en est qu'on peut déceler une certaine préciosité, un goût de la recherche qui n'est pas loin du procédé. À force de vouloir être incisif, La Bruyère exagère son dessein. Chez lui, remarquait déjà Sainte-Beuve, « l'art est grand, très grand ; il n'est pas suprême, car il se voit et il se sent ». On pense aussi à cette phrase de La Rochefoucauld, qui semble assez exactement s'appliquer aux Caractères : « Le plus grand défaut de la pénétration n'est pas de n'aller point jusqu'au but, c'est de le passer. »
N'exagérons pas non plus la portée « politique » de l'œuvre de La Bruyère. Si l'on reste très sensible à sa générosité, lorsqu'il s'indigne contre les excès de son temps, on ne saurait voir en lui un révolutionnaire. La Bruyère est loin d'avoir l'étoffe d'un réformateur. Disons qu'il a eu le courage de ses idées, mais cette sympathique franchise ne débouche pas sur une critique positive. Quand il parle des différentes « formes de gouvernement », c'est pour conclure : « Ce qu'il y a de plus raisonnable et de plus sûr, c'est d'estimer celle où l'on est né comme la meilleure de toutes et de s'y soumettre. » Faut-il nécessairement exiger d'un sujet du Roi-Soleil, homme de cœur et capable de nous émouvoir, d'avoir les audaces constructives des « philosophes » du siècle suivant ?