Pierre Corneille
Poète dramatique français (Rouen 1606-Paris 1684).
La situation de Corneille aujourd'hui est paradoxale : un nom illustre, une tragi-comédie extrêmement célèbre (le Cid, 1637), dont quantité de répliques sont connues du grand public, un adjectif (« cornélien ») passé dans l'usage courant contrastent avec une certaine méconnaissance de pans entiers de son œuvre.
Naissance
6 juin 1606 à Rouen.
Famille
Son père est « maître des Eaux et Forêts de la vicomté de Rouen », une modeste profession administrative qui le range dans la petite bourgeoisie. Sa mère est issue d'une famille d'avocats. Son frère cadet Thomas sera lui aussi auteur dramatique.
Formation
Études au collège des Jésuites de Rouen, puis licence de droit.
Premiers succès
Succès immédiat de Mélite, première pièce et première comédie (1629-1630). Triomphe absolu du Cid (1637), aussitôt suivi d’une vive « querelle » (polémique).
Évolution de la carrière de l’auteur :
– un auteur comique (1631-1645) : la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place royale, quatre comédies, de 1631 à 1634. L'Illusion comique (1636). Retour à la comédie sept ans plus tard avec le Menteur (1643-1644) et la Suite du Menteur (1644-1645).
– le spécialiste de la tragédie romaine et politique (1640-1652) : avec notamment Horace (1640), Cinna (1642), Polyeucte (1643), Nicomède (1651).
– la tentation de l’abandon : échec de Pertharite (1652) et « retraite ».
– le retour au théâtre : Œdipe (1659). Efforts de renouvellement avec deux « comédies héroïques » : Tite et Bérénice (1670) et Pulchérie (1672). Échec d’Agésilas (1666). Trois succès : Sertorius (1662), Sophonisbe (1663), Othon (1664).
Concurrence de plus en plus vive de Racine : demi-échec d’Attila en 1667, l’année d’Andromaque. Retraite définitive après Suréna (1674).
Mort
Le 1er octobre 1684 à Paris.
1. Corneille ou une vie vouée au théâtre
Corneille fait ses études chez les jésuites de sa ville natale. Reçu avocat au parlement de Rouen en 1624, il achète deux offices. Mais c'est la carrière poétique et dramatique qui l'attire. Dès 1629, il fait jouer à Paris une comédie, Mélite, et, malgré Clitandre (1630-1631), tragi-comédie, il semble se consacrer au genre (la Veuve, 1631 ; la Galerie du Palais, 1631-1632 ; la Suivante, 1632-1633 ; la Place Royale, 1633-1634). Richelieu l'accueille parmi les cinq auteurs qui travaillent sous sa protection, mais Corneille reprend vite sa liberté, et, alors qu'il donne sa comédie la plus originale (l'Illusion comique, 1636), le succès de sa première tragédie, Médée (1635), infléchit sa carrière, confirmée par le triomphe du Cid.
Mais, si le public le suit, les « doctes » le boudent et suscitent une querelle littéraire qui ne sera close qu'en 1638 avec la publication des Sentiments de l'Académie sur le Cid.
Corneille se tait pendant trois ans et finalement s'incline. Il écrit des tragédies « régulières » (Horace, 1640 ; Cinna, 1641 ; Polyeucte, 1642 ; Rodogune, 1644 ; Héraclius, 1647 ; Nicomède, 1651), entrecoupées de comédies (le Menteur, 1643 ; Don Sanche d'Aragon, 1650).
Marié en 1640 avec Marie de Lampérière, Corneille a six enfants ; son deuxième fils sera tué en 1674 au siège de Grave-en-Brabant. Académicien en 1647, il renonce à ses charges d'avocat trois ans plus tard. En 1651, l'échec de Pertharite le décourage brutalement. Pendant sept ans, il ne s'occupe que d'une traduction en vers de l'Imitation de Jésus-Christ (1656).
En 1659, il tente de reconquérir son public et donne successivement la Toison d'or (1661), Sertorius (1662), Othon (1664), Attila (1667). Mais la plupart des suffrages vont maintenant à Racine, dont la Bérénice (1670) obtient un succès bien plus vif que Tite et Bérénice, que Corneille fait jouer la même année. Après Pulchérie (1672) et Suréna (1674), mal accueillis, il cesse d'écrire, s'occupant de donner une édition complète et réfléchie de son théâtre (1682).
2. L’œuvre de Corneille
Le théâtre de Pierre Corneille comporte deux inspirations correspondant à deux temps de sa vie. Le premier temps – le moins connu – est celui de la comédie, d’une peinture d’actions légères, insolentes, peu morales : c’est un auteur joyeux et caustique qui fait rire son public. Le second temps – malgré deux pièces comiques au début de cette deuxième période, bien plus longue que la première – est celui des tragédies. Cette deuxième inspiration, qui cherche à élever l’âme et l’esprit du spectateur, prend toute sa force à partir du Cid. Cette tragi-comédie est influencée par le théâtre espagnol mais impose une forme et une morale de l’héroïsme qui vont fonder le théâtre classique français (→ le classicisme en littérature).
Corneille donne ensuite de nombreuses tragédies, plus méditatives, très politiques, innervées d’une sensibilité cachée, empreintes à la fois d’un sens stoïcien de la vie et d’une forte croyance dans les vertus du christianisme.
Les œuvres principales sont L’Illusion comique (1638), Le Cid (1637), Horace (1640), Cinna (1641), Polyeucte (1642), le Menteur (1643), Rodogune (1647), Nicomède (1651), Tite et Bérénice (1670), Suréna (1674).
2.1 De la comédie au genre tragique
Le théâtre de Corneille est beaucoup plus varié qu’on ne le croit. Lorsqu’il publia sa comédie le Menteur, il écrivit dans sa préface : « Je vous présente une pièce de théâtre d’un style si éloigné de ma dernière, qu’on aura de la peine à croire qu’elles soient parties de la même main, dans le même hiver. » Il venait, en effet, de faire jouer une tragédie, La Mort de Pompée.
Corneille n’aimait pas les règles et les qualifications trop strictes. Il qualifia Le Cid de « tragi-comédie » avant de le rebaptiser « tragédie ». Et il pratiqua la pure « comédie » et la « comédie héroïque » – genre noble, qui ne prétend pas au seul divertissement. Ce qui importe surtout est de noter que l’écrivain commença par des comédies et qu’à partir du Cid, il cessa d’en écrire, à une exception près.
La majorité de ses trente-deux pièces relève du genre sérieux. On raconte que Corneille suivit le conseil d’un ami lui disant que la gloire était liée au traitement des sujets graves. Une autre raison tient aussi dans la maturation du poète : au fil des années, il eut une vision de plus en plus noire et de plus en plus chrétienne de la vie et de l’Histoire. Il fut pourtant à ses débuts un remarquable auteur de comédies.
Les comédies de jeunesse
Corneille jeune fut le peintre de la jeunesse. Mélite ou les Fausses Lettres (1625), sa première pièce, la Galerie du palais ou l’Amie rivale (1633) et la Place royale ou l’Ami extravagant (1634) représentent de jeunes amoureux qui se quittent, se retrouvent, changent de partenaire, tendent des pièges pour éprouver l'autre ou mettre fin à leur relation… Il y a là une vivacité, une insolence, une liberté, une forme d’immoralité qui surprennent chez un auteur dont l’œuvre ultérieure sera de plus en plus celle d’un rigoriste observant le jeu social et politique.
En outre, l’exercice de la comédie permet à Corneille de parler de son époque, alors que la tragédie est, par principe, transposée dans un univers culturel défini, lié au passé. Il y a donc un premier Corneille tourné vers la joie de vivre et d’aimer.
Une comédie de l’illusion
Parmi ses comédies, l’Illusion comique (1636) est la plus originale. Elle garde ce climat de jeunesse, avec quelques personnages aux amours brouillonnes, mais elle est surtout marquante par sa construction et par son éloge du théâtre. Sa construction imbrique le plan de la réalité et le plan du spectacle, car le personnage du père, qui cherche à connaître le sort de son fils disparu, croit voir une action réelle et suit en réalité, guidé par un magicien, les répétitions d’une pièce où joue son fils. Lorsque ce fils meurt sous ses yeux, il croit à une mort réelle, avant de comprendre qu’il s’agit d’une simulation.
« Illusion comique » veut dire « illusion théâtrale, jouée par des comédiens ». Influencé par le théâtre espagnol (qui restera l’une de ses grandes références), Corneille crée en France une dramaturgie du jeu de miroirs, qui est une préfiguration du « théâtre dans le théâtre » – comme l’illustrera beaucoup plus tard Pirandello. Cet art du vrai et du faux est aussi une célébration de l’art dramatique. En un temps où la profession de comédien est socialement très risquée (elle est notamment condamnée par l’Église, qui excommunie les acteurs) et où les pièces ont de plus en plus de succès, l’auteur proclame le triomphe moderne du théâtre, à travers les propos du magicien Alcandre :
À présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun l’idolâtre
Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits.
2.2. La révolution du Cid
La création du Cid en 1637 est un événement fondateur. La pièce peut être considérée comme la première grande tragédie, ou tragi-comédie, c’est-à-dire tragédie avec une fin heureuse, du théâtre classique français. Aucun auteur n’avait jusqu’alors atteint cet éclat dans la forme et posé des questions aussi existentielles à travers des personnages aussi nobles et des conflits moraux aussi élevés.
Le dilemme cornélien
Les protagonistes se débattent dans un dilemme, depuis qualifié de cornélien : que choisir, de la fidélité aux principes et vertus que l'on vous a inculqués, ou de votre bonheur individuel ? La scène est à Séville, au temps de la Reconquête espagnole. Les temps sont encore chevaleresques et propices aux héros. Rodrigue a tué un homme de bien, il est criminel et pourtant il a sauvé sa patrie.
Le Cid est un chef-d’œuvre à plus d'un titre. D’abord par son principal débat, qui porte sur l’honneur : cette revendication morale doit-elle l’emporter sur les droits de l’amour ? L’honneur lui-même est-il plus important s’il est de caractère national, familial, individuel ? L’esprit de chevalerie est-il plus guerrier que galant, ou plus respectueux de l’amour et de la femme que des idéaux militaires ?
Poser ces questions à travers une tragédie, c’est plaider pour une société où les vérités ne sont pas figées mais soumises à la réflexion morale et aux considérations humaines. Contrairement aux images qu’on a souvent associées au théâtre cornélien, la pièce choisit le camp de la jeunesse et de l’amour. Mais elle le fait sans négliger les enjeux politiques. Elle place ses deux jeunes héros et leur amour enflammé dans la structure et le cheminement d’un pouvoir dont Corneille est un observateur de plus en plus aiguisé.
Succès et polémique
Le succès fut considérable. Mais les critiques, venant d’auteurs jaloux et d’une clique réunie autour de Richelieu et de l’Académie française, qui prônaient l’application stricte de règles étroites, alimentèrent ce qu’on a appelé « la querelle du Cid » – querelle interminable qui, aujourd’hui, peut paraître absurde. Un contemporain, Georges de Scudéry, soutint : « Le sujet est vrai, mais non pas vraisemblable. » Corneille répondit point par point aux attaques, n’acceptant que de très rares défauts (« Je ne puis dénier que la règle des vingt et quatre heures presse trop les incidents de cette pièce »).
2.3 Une lecture politique de l’Histoire
Avec le Cid, Corneille est entré dans l’écriture tragique avec une telle force et un tel talent qu’il ne va plus la quitter, si l’on excepte les deux comédies le Menteur (1643) et la Suite du Menteur (1644). C’est donc un deuxième Corneille qui est né et va se renouveler dans ce répertoire noble. De Horace (1640), qui vient juste après le Cid, à Suréna, (1674), sa dernière œuvre, il composa et fit jouer 21 tragédies, ce qui porte à 23 le nombre de ses pièces d’inspiration tragique écrites sans collaborateur.
Peu importe qu’il fût déclaré perdant dans le concours qu’il accepta de disputer face à Racine en 1670 – chacun écrivit sur le même sujet, lui fit Tite et Bérénice ; son rival, Bérénice, qui eut plus de succès –, il se montra toujours d’une grande force et d’une grande fécondité.
Cet ensemble tragique reprend parfois des thèmes des auteurs anciens mais, le plus souvent, préfère l’Histoire à la mythologie et propose une lecture politique des siècles passés. C’est l’histoire romaine que Corneille reconsidère surtout et qu’il projette sous son éclairage en donnant sa vision de divers événements ou de divers personnages : Horace, Cinna (1641), Polyeucte (1642), pour ne citer que les trois pièces « romaines » retenues par la postérité. Chacune de ces tragédies peut se voir comme un problème politique posé au spectateur – et, au-delà, aux rois et aux conseillers de qui dépend le fonctionnement d’un pays et d’une société.
Horace
Horace reprend le thème, obsédant chez Corneille, de l’honneur : celui qui triomphe dans le combat entre les trois champions de Rome et les trois champions d’Albe, le Romain Horace a employé la ruse et a tué sa sœur ; il a fait triompher l’intérêt collectif, mais sans scrupule. Il est un Rodrigue assez immoral, en qui son père – le vieil Horace – et l’empereur Tulle vont finalement approuver les vertus liées au courage.
Cinna
Cinna s’interroge doublement sur le pouvoir à travers les tourments d’un empereur, Auguste, qui affronte successivement un conflit intérieur et un conflit extérieur : il se demande s’il doit abandonner le trône, puis le conserve ; puis il découvre que son ami Cinna mène une conspiration contre lui dans le but de l’assassiner. Il pardonne. Magnanimité désintéressée ou calculée ? L’impératrice et Auguste lui-même pensent que ce geste de pardon pourra apporter une gloire éternelle à celui qui en est l’auteur.
Polyeucte
Dans Polyeucte, il est à nouveau question d’un complot, mais la révolte a ici des causes religieuses : Polyeucte se convertit en secret au christianisme et veut détruire les idoles païennes. Il pourrait payer de sa vie son action criminelle mais, au contraire, séduit ceux qui l’entourent par sa sincérité et sa force de conviction. Sa femme et ses rivaux se convertissent ou découvrent la foi chrétienne. Le thème n’est plus celui du pouvoir, mais celui d’une minorité agissant contre une doctrine établie. Au-delà de ce thème, d’ailleurs traité de façon édifiante, c’est un tableau du monde en train de changer : ce détail – l’action se passe non pas dans la capitale de l’empire, mais dans le territoire de l’Arménie alors romaine – va modifier l’ensemble de l’univers connu.
Une leçon pour la société monarchique
Ainsi Corneille explore le fonctionnement politique de la société – celle qui existait dans l’Antiquité et qui demeure sous une forme sensiblement différente à son époque, la société monarchique. Étudiant les nations puissantes et les peuples barbares, les païens et les chrétiens, les maîtres et les personnes impliquées dans l’appareil hiérarchique, il met à nu les ressorts idéologiques, militaires, théoriques du pouvoir. Il essaie de tirer des leçons des phénomènes qui semblent se répéter à travers le temps, tout en exprimant de façon proverbiale ce que des potentats ou des chefs militaires peuvent formuler en eux-mêmes (« Quand le crime d’Etat se mêle au sacrilège / Le sang ni l’amitié n’ont plus de privilège », Félix dans Polyeucte, III, 3).
Fervent catholique, il n’en trace pas moins, de pièce en pièce, une fresque de plus en plus marquée par le pessimisme et les échecs de l’Histoire, mais dominée par l’idéal d’un souverain réfléchi et tolérant. En ce sens, la figure d’Octave devenu Auguste dans Cinna, qui admire sa propre maîtrise en disant : « Je suis maître de moi comme de l’univers » (V, 3), est un des éléments importants dans le portrait multiple du monarque rêvé que Corneille n’a cessé de peindre et de retoucher dans son dialogue continu avec l’Histoire.
2.4 Un théâtre de l’exemplarité et de la sensibilité
Le siècle classique français reprit à son compte le précepte des anciens Grecs selon lequel le théâtre devait « purger les passions », c’est-à-dire opérer une catharsis (purification) dans l’esprit du spectateur. Corneille acceptait cette idée mais il voulut plutôt transformer le public par la valeur d’exemple que peuvent incarner des pièces comme Le Cid ou Polyeucte. Mais, de même qu’il a su casser brillamment l’uniformité de la récitation en introduisant des variations comme les stances (formes de monologues poétiques), il n’a pas écrit un théâtre qui pourrait se réduire seulement à cette fonction d’exemplarité, au culte du héros, à l’école du courage et de la volonté.
Passion et tendresse : les héroïnes cornéliennes
On connaît surtout les grands personnages masculins de ses pièces, mais il a également brossé d’amples et saisissants personnages féminins. D’ailleurs, la pièce qu’il préférait parmi ses créations – et que la postérité n’a pas placée au premier plan – repose sur la personnalité d’une femme. Il s’agit de Rodogune (1647), dont l’héroïne, « princesse des Parthes », est âpre et ambitieuse, très différente des mères et des filles fort touchantes qui interviennent dans bien d’autres de ses pièces. Mais c’est néanmoins la représentation passionnée d’un destin de femme. Lui-même donna, sans modestie, les raisons de son attachement à cette œuvre : « Elle a tout ensemble la beauté du sujet, la nouveauté des fictions, la force des vers, la facilité de l’expression, la solidité du raisonnement, la chaleur des passions, les tendresses de l’amour et de l’amitié : et cet heureux assemblage est ménagé de sorte qu’elle s’élève d’acte en acte » (Examen, 1660).
Tout Corneille est dans cette phrase : le théâtre doit « raisonner » mais être aussi empreint de tendresse. Les mises en scène modernes de ses pièces ont fréquemment mis en évidence une sensibilité et une sensualité méconnues. Écrivain affectionnant le discours et la leçon politique, avocat dans l’écriture comme il l’était à la ville, Corneille est aussi à sa façon, qui est plus secrète que celle de Racine, un écrivain du sentiment.