William Shakespeare
Dramaturge anglais (Stratford-upon-Avon, Warwickshire, 1564-Stratford-upon-Avon, Warwickshire, 1616).
William Shakespeare est le dramaturge le plus joué, le plus lu et le plus commenté dans le monde. Mêlant le sublime et le grotesque, celui qu'en anglais on surnomme « le Barde » étonne par la richesse et le charme pénétrant du style, par la maîtrise de la construction dramatique ainsi que par le foisonnement des personnages.
Date de naissance
Vers le 23 avril 1564 (baptisé en tout cas le 26 avril).
Lieu de naissance
Stratford-upon-Avon, dans le comté de Warwickshire (région du centre de l'Angleterre).
Famille
Son père est marchand de cuir (gantier) puis bailli (maire) de Stratford en 1568 ; sa mère est issue d'une vieille et riche famille catholique. À dix-huit ans, William épouse Anne Hathaway (1556-1623), fille d'un fermier, qui lui donne trois enfants, dont des jumeaux.
Formation
Études classiques au collège de Stratford.
Premières œuvres
Vénus et Adonis (poésie, 1593) ; Henri VI (théâtre, 1591-1595).
Premiers succès
La Mégère apprivoisée (comédie, avant 1592) ; Roméo et Juliette (tragédie, vers1595-1596).
Œuvre
Une trentaine de pièces : 35 lui sont aujourd'hui attribuées et nous sont parvenues. La datation des pièces, surtout dans les premières années, est presque toujours incertaine.
Parmi les drames historiques : Richard III (1592 ou 1594) ; Henri V (1599).
Parmi les comédies : le Songe d'une nuit d'été (vers 1595-1596) ; Beaucoup de bruit pour rien (fin 1598) ; les Joyeuses Commères de Windsor (entre 1597 et 1601) ; la Tempête (1611).
Parmi les tragédies : Hamlet (vers 1600) ; Othello (1604) ; Macbeth (1606) et le Roi Lear (1605 ou 1606).
Sujet à controverses
Sa vie et son œuvre ont fait l'objet de vives controverses. Certains ont longtemps douté de son existence ; d'autres lui ont contesté la paternité de ses pièces. Ces querelles sont, aujourd'hui, en grande partie éteintes. Son existence est historiquement établie. Et il est bien considéré comme l'auteur de ses pièces (même si leur chronologie et leur genèse soulèvent encore des difficultés).
Mort
Le 23 avril 1616, à l'âge de 52 ans. Shakespeare est inhumé dans l'église de la Trinité, à Stratford-upon-Avon.
Citations
« Le monde entier est un théâtre, et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs » (Comme il vous plaira, II, 7).
« Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves » (la Tempête, IV, 1).
1. La vie mystérieuse de l'homme de théâtre
1.1. Une jeunesse incertaine
On possède peu de données précises sur la vie de Shakespeare. Né entre le 20 et le 26 avril 1564, William est le troisième enfant de John Shakespeare et de Mary Arden. Cinq de leurs huit enfants survivront, et deux d'entre eux deviendront acteurs : William lui-même et son cadet Edmund (né en 1580), qui le suit à Londres. John est un peaussier-gantier ; artisan respecté, il devient bailli (maire) de la ville, en 1568. Mais il connaîtra ensuite des revers de fortune qui l'obligeront à hypothéquer ses biens.
William est probablement admis à l'école (grammar school) vers l'âge de quatre ans, et y apprend à lire. C'est seulement vers sept ans qu'il a pu bénéficier de la culture humaniste (donc comprenant l'enseignement du latin) de maîtres d'école issus, pour la plupart, d'Oxford. Lui-même ne fréquente pas l'université et sa culture est en partie autodidacte, à la différence de la plupart des dramaturges londoniens de son temps.
Lorsqu'il quitte l'école, sans doute à l'âge de quatorze ans, William suit-il l'un de ses maîtres dans le Lancashire pour y devenir précepteur ? Tout ce que nous savons, c'est qu'à dix-sept ans il est de retour à Stratford et fiancé à la fille d'un fermier de Shottery, Anne Hathaway, de huit ans son aînée, qu'il épouse en 1582. Le couple a trois enfants : Susanna (1583-1649), née six mois après le mariage, et, en 1585, les jumeaux Hamnet (1585-1596) et Judith (1585-1662).
On ignore à peu près tout de Shakespeare entre l'année de la naissance des jumeaux et celle où on le sait à Londres (1588). Fut-il apprenti chez son père, ou dans le Lancashire ? Y rencontra-t-il les comédiens du comte de Derby, lord Strange ? L'hypothèse est plausible, puisque ces acteurs appartiendront plus tard, comme Shakespeare lui-même, à la troupe du lord chambellan (chef de la maison de la reine). On a pensé à un voyage en France et en Italie. Serait-il reparti vers Londres avec les comédiens de la troupe de la reine, qui étaient passés à Stratford en 1587 ? Shakespeare avait une famille à nourrir, et les acteurs pouvaient espérer s'enrichir en investissant dans la construction, toute nouvelle, de théâtres fixes et permanents, dont l'architecture s'inspire des cours d'auberge où se produisaient jadis les acteurs. Ainsi naquirent The Theatre en 1576, sur la rive nord, et plusieurs autres les années suivantes. Shakespeare aurait d'abord gagné de l'argent en gardant les chevaux des gentilshommes à la porte de ces théâtres. Ce qui est certain, c'est qu'il commence à écrire (la Mégère apprivoisée).
1.2. Shakespeare prend la plume
En 1592, il doit quitter la capitale, où il commençait déjà à se faire un nom grâce aux représentations de Henri VI, car une épidémie de peste se déclare, ce qui entraîne la fermeture des théâtres. Le voici donc écrivant de grands poèmes narratifs, Vénus et Adonis, poème érotique, et, dans un genre plus didactique, le Viol de Lucrèce. Ils valent à Shakespeare l'amitié et le soutien de Henry Wriothesley, comte de Southampton, dont les initiales W. H. laissent penser qu'il s'agit du dédicataire des Sonnets, publiés en 1609, mais composés en ces années. (L'identité de la « dame brune » des Sonnets reste quant à elle mystérieuse.)
L'argent rapporté par les poèmes dédiés au comte de Southampton permet à Shakespeare d'acheter en 1594, l'année de la réouverture des théâtres, une part dans la compagnie d'acteurs du lord chambellan, qui vient de se constituer. L'activité créatrice de l'auteur prend alors un nouvel essor. La récente expérience lyrique se fait sentir dans les pièces de cette période : Peines d'amour perdues, le Songe d'une nuit d'été, qui, comme Roméo et Juliette, chantent le thème de la séparation des amants. La poésie entre dans l'histoire avec Richard II, tandis que les deux parties de Henri IV font alterner les scènes comiques et les scènes tragiques. Les divisions en genres s'estompent sous l'influence de la poésie.
Premiers deuils, premiers succès
Shakespeare partage sa vie entre Stratford et Londres, où il choisit ses adresses selon leur proximité avec tel ou tel théâtre. À la fin de 1594, Shakespeare habite dans le quartier de Bishopsgate, non loin du Theatre ; metteur en scène de la troupe du lord chambellan, il a écrit alors au moins deux comédies, la Comédie des erreurs, la Mégère apprivoisée et, sans doute, les Deux Gentilshommes de Vérone. Il termine sa première tétralogie historique, les trois parties de Henri VI, leur suite avec Richard III et le Roi Jean. La première tragédie, décrivant l'invasion de Rome par les Goths, Titus Andronicus, tempère une violence à la Sénèque par une veine poétique inspirée d'Ovide. Pour le dramaturge, la scène est une affaire fructueuse : également sociétaire de la troupe, il reconstitue la fortune familiale dès 1596.
Mais, la même année, meurt à l'âge de onze ans Hamnet, son seul fils. Quelques mois plus tard, le dramaturge reçoit le titre de gentilhomme et l'écusson jadis convoité, sans succès, par son père. Il acquiert la maison de New Place, à Stratford, en 1597. L'année suivante, le révérend et critique Francis Meres classe Shakespeare parmi les grands dramaturges élisabéthains. Célèbre à trente-quatre ans, il n'a pourtant encore écrit presque aucun de ses chefs-d'œuvre. Le Marchand de Venise et Beaucoup de bruit pour rien, comédies de la maturité, datent de cette époque.
Les pièces de Shakespeare sont jouées à la Cour, dans les palais royaux de Greenwich et de Whitehall, dans les associations de juristes (les Inns of Court), dans les nouveaux théâtres de Londres. Il manque un théâtre propre à la troupe du lord chambellan.
1.3. Shakespeare chef de troupe
On pense que Shakespeare recommandait à ses acteurs, tout comme Hamlet (acte III, scène 2 de la pièce éponyme) et plus tard Molière dans l'Impromptu de Versailles, un jeu qui soit le plus naturel et le moins outré possible.
Rappelons qu'à l'époque (jusqu'à la réouverture des théâtres après la Restauration de 1660) aucune femme n'est autorisée sur la scène anglaise. Les rôles féminins sont tenus par des « boy actors », qui se travestissent donc avec aisance en garçons, pour les besoins de l'intrigue.
Le Globe, ce « O en bois »
À la suite d'une dispute entre le propriétaire du terrain du Theatre et les Burbage, comédiens qui l'avaient fait construire, le théâtre est démonté, et le bois transporté au sud de la Tamise. Ce bois servira à la construction du Globe, dont Shakespeare est l'un des actionnaires. Les trois étages de gradins couverts et le parterre peuvent accueillir 3 000 personnes. Shakespeare va désormais s'enrichir. La reine Élisabeth lui commande une suite comique pour Henri IV, avec Falstaff comme personnage central. Ce seront les Joyeuses Commères de Windsor.
Shakespeare termine la seconde tétralogie des histoires avec Henri V, où il fait mention de ce « O en bois », ce Globe tout neuf qui symbolise le monde. Jules César est l'une des premières pièces que l'on y joue. Les comédies Comme il vous plaira et la Nuit des rois sont écrites avec l'idée d'attirer au Globe le public raffiné des théâtres privés.
En 1601, le Globe est le lieu d'un drame politique : les partisans d'Essex paient la troupe du lord chambellan pour que soit joué Richard II, afin que la reine se reconnaisse dans l'image de ce roi déchu. Les acteurs de Shakespeare sortent indemnes de l'épreuve. Le rebelle Essex est exécuté, et le comte de Southampton emprisonné. La même année, le père de Shakespeare meurt. C'est l'année de Hamlet, drame du père mort et du théâtre révélateur de vérité.
En 1603, lorsque Jacques Stuart monte sur le trône, la troupe du lord chambellan devient celle du roi. Mais, de nouveau, la peste ravage Londres : les théâtres sont fermés, les acteurs redeviennent itinérants. Pourtant, en 1604, on retrouve Shakespeare à Londres, logé chez un protestant français réfugié. Ses comédies s'assombrissent : Tout est bien qui finit bien et Mesure pour mesure se rapprochent d'Othello par la thématique de l'épouse abandonnée ou calomniée. Bientôt, c'est la lande désenchantée du Roi Lear. Et pour Jacques Ier, absolutiste et superstitieux, mais ami des artistes, Shakespeare écrit Macbeth. L'honnête Banquo y est représenté comme l'ancêtre des Stuarts. Les dernières tragédies gréco-romaines – Antoine et Cléopâtre, Coriolan et Timon d'Athènes – trahissent un pessimisme politique et un sens tragique de l'isolement de l'individu. En 1608, année de la mort de sa mère, Shakespeare crée le personnage de Volumnia, la mère de Coriolan.
Blackfriars, l'autre théâtre
En 1609, la troupe du roi acquiert Blackfriars, théâtre couvert installé dans un monastère désaffecté. On peut y jouer l'hiver. Ce nouveau lieu théâtral a sans doute contribué à changer le style des six dernières pièces du poète, qui comprennent quatre drames romanesques, Périclès, Cymbeline, le Conte d'hiver et la Tempête, les Deux Nobles Cousins, une comédie écrite en collaboration avec Fletcher, et une dernière histoire, Henri VIII.
En 1613, après l'incendie du Globe, le dramaturge se retire à Stratford-upon-Avon. Il écrit désormais pour ces deux théâtres (le Globe est reconstruit, avec un toit de tuiles, moins inflammables que le chaume). Il meurt à Stratford, des suites, dit-on, d'un banquet avec Ben Jonson, le 23 avril 1616. Dix ans plus tard, deux acteurs de sa troupe lancent la publication d'un recueil de ses pièces.
Déçus par la platitude de sa biographie au regard du foisonnement de son théâtre, nombre d'historiens seront tentés de nier son existence pour n'en faire que le prête-nom de personnages illustres et cultivés, comme Christopher Marlowe ou Francis Bacon.
2. Shakespeare ou le foisonnement du théâtre
En près de vingt-cinq ans d'activité fiévreuse, Shakespeare, outre les Sonnets et les poèmes lyriques ou narratifs, produisit une trentaine de pièces de théâtre. Au xixe siècle, on les répartissait commodément en trois périodes : la première, marquée principalement par des comédies, légère et heureuse ; la deuxième, celle des tragédies, noire et qui aurait correspondu à un profond désarroi personnel ; la troisième, celle des drames romanesques, réaffirmant, au terme des conflits et des désastres, l'ordre et la lumière. Ce schéma doit être nuancé dans toutes ses parties : il y a partout ombre et lumière. On est également frappé par la richesse des thèmes dès les débuts du dramaturge, et par les récurrences tout au long de son œuvre : on peut regrouper des pièces plus ou moins éloignées dans le temps en un même faisceau de significations.
Le théâtre de Shakespeare
Le théâtre de Shakespeare | ||
Titre français | Titre original | Date d'écriture |
Antoine et Cléopâtre | Antony and Cleopatra | 1606 ou 1607 |
Beaucoup de bruit pour rien | Much Ado About Nothing | fin 1598 |
la Comédie des erreurs | The Comedy of Errors | 1594 |
Comme il vous plaira | As You Like It | 1599 |
le Conte d'hiver | The Winter's Tale | 1611 |
Coriolan | Coriolanus | 1608 |
Cymbeline | Cymbeline | 1610 |
les Deux Gentilshommes de Vérone | The Two Gentlemen of Verona | entre 1590 et 1598 |
les Deux Nobles Cousins | The Two Noble Kinsmen | 1613 ou 1614 |
Hamlet | Hamlet | vers 1600 |
Henri IV | Henry IV | partie 1 : 1596 ou 1597 |
Henri V | Henry V | 1599 |
Henri VI | Henry VI | partie 1 : 1592 |
Henri VIII | Henry VIII | 1613 |
les Joyeuses Commères de Windsor | The Merry Wives of Windsor | entre 1597 et 1601 |
Jules César | Julius Caesar | 1599 |
Macbeth | Macbeth | 1606 |
le Marchand de Venise | The Merchant of Venice | fin 1596 ou début 1597 |
la Mégère apprivoisée | The Taming of the Shrew | avant 1592 |
Mesure pour mesure | Measure for Measure | 1604 |
la Nuit des rois | Twelfth Night | 1601 |
Othello | Othello | 1604 |
Peines d'amour perdues | Love's Labour's Lost | 1595 ou 1596 |
Périclès | Pericles, Prince of Tyre | 1608 |
Richard II | Richard II | vers 1595-1596 |
Richard III | Richard III | 1592 ou 1594 |
le Roi Jean | King John | entre 1595 et 1597 |
le Roi Lear | King Lear | 1605 ou 1606 |
Roméo et Juliette | Romeo and Juliet | vers 1595-1596 |
le Songe d'une nuit d'été | A Midsummer Night's Dream | vers 1595-1596 |
la Tempête | The Tempest | 1611 |
Timon d'Athènes | Timon of Athens | entre 1604 et 1606 |
Titus Andronicus | Titus Andronicus | 1591 ou 1592 |
Tout est bien qui finit bien | All's Well That Ends Well | entre 1603 et 1606 |
Troïlus et Cressida | Troilus and Cressida | 1601 ou 1602 |
La notoriété universelle de Shakespeare est un phénomène relativement récent. En Angleterre, le créateur du Roi Lear n’a guère été considéré comme le maître de la littérature nationale avant 1750 ; en France et dans le reste de l’Europe, c’est au xixe siècle que les romantiques ont fait de lui une figure du génie artistique et élevé ses personnages au rang de mythes.
2.1. Les comédies : retour à l'harmonie
La gravité poétique de la plupart des comédies shakespeariennes engage à en chercher les sources dans la tradition romanesque médiévale plutôt que dans la satire antique qui convient à Ben Jonson. Mais les comédies sont aussi tributaires des sources latines (la Comédie des erreurs doit beaucoup à Plaute), ainsi que des sources italiennes (la Mégère apprivoisée s'inspire de l'Arioste). La prose, nouvelle venue sur la scène, rapproche souvent les acteurs de leur public.
Les comédies élaborent une réflexion sur le pouvoir du langage. La vie et la mort s'y livrent une bataille de mots (Peines d'amour perdues). Les femmes, toutes rhétoriciennes, y jouent le rôle principal : Rosalinde (Comme il vous plaira), Portia (le Marchand de Venise), Isabelle (Mesure pour mesure), Béatrice (Beaucoup de bruit pour rien). Elles gagnent, par leur usage judicieux de la parole, les victoires de la vie et de l'amour contre l'hypocrisie puritaine et les pièges machiavéliques : Rosalinde et Béatrice dénoncent la mélancolie amoureuse, Portia et Isabelle sauvent des condamnés à mort.
La comédie met le monde à l'envers pour faire renaître l'harmonie. Les femmes se déguisent en hommes. À l'instar des comédies de Plaute, substitution et dualité parcourent celles de Shakespeare : les jumeaux (la Comédie des erreurs, la Nuit des rois), les doubles (les Deux Gentilshommes de Vérone, les Deux Nobles Cousins), la femme qui se substitue à une autre dans le lit d'un amant volage (Tout est bien qui finit bien, Mesure pour mesure). Sous l'effet du philtre d'Oberon et des métamorphoses d'Ovide, l'un devient l'autre dans le Songe d'une nuit d'été. La magie, finalement, n'était qu'un artifice de théâtre. La mort est feinte et l'héroïne calomniée ressuscite (Beaucoup de bruit pour rien). Mensonges, quiproquos et malentendus servent la vérité.
2.2. Tragédies et drames romanesques
Shakespeare subit l’influence de Christopher Marlowe qui, le premier, impose le mélange de prose et de vers à dix syllabes non rimés (pentamètre iambique), ce qu’on appelle le « blank verse » ou vers blanc. À Marlowe, Shakespeare emprunte encore la vision d’un monde déchiré, que dominent des personnages insatiables – même si Hamlet paraît surtout inspiré de la Tragédie espagnole (1586) de Thomas Kyd.
On ne peut réduire l'œuvre tragique aux schémas de la tragédie à la Sénèque et à ceux de la tradition du De casibus virorum illustrium, de Boccace. Par l'ampleur de sa vision et de sa cohérence thématique, Shakespeare renouvelle le genre. Après 1600, la tragédie shakespearienne voit le spectre de la violence s’effacer peu à peu, au bénéfice d’une analyse plus distante et marquée d’accents philosophiques. Le Roi Lear (1605 ou 1606) est caractéristique de cette conception plus mesurée et néanmoins très sombre, où la dénonciation des travers humains se fait lyrique ou satirique.
La légitimation du pouvoir
Situant son œuvre historique entre 1199 (avènement de Jean sans Terre) et 1547 (mort de Henri VIII), Shakespeare fait revivre l'histoire des Plantagenêts (le Roi Jean) et des Tudors (de Henri IV à Henri VIII).
Ce genre controversé des drames historiques – la vérité est-elle dans la poésie ou dans l'histoire ? – et bientôt condamné, servant à la propagande des Tudors, permet au poète de relier la didactique médiévale à la réflexion politique de la Renaissance. Lorsque Shakespeare met en scène la guerre des Deux-Roses, Machiavel a déjà écrit le Prince. La question centrale est celle de la morale en politique. La première tétralogie (les trois parties de Henri VI et de Richard III) tente d'expliquer la naissance du tyran, tandis que la seconde (Richard II, les deux parties de Henri IV et Henri V) décrit l'avènement du héros national. Chaque tétralogie se termine par un mariage pour souligner le retour de l'harmonie. Fasciné par le thème du double, Shakespeare exploite en la poétisant la théorie des deux corps du roi, faisant de ces fresques historiques une réflexion sur le pouvoir et sa légitimité que l'on retrouvera dans les tragédies qui vont suivre.
Silence et folie
On peut opposer les six tragédies gréco-romaines – inspirées pour la plupart des Vies de Plutarque (Jules César, Antoine et Cléopâtre, Coriolan, Timon d'Athènes) – aux cinq tragédies inspirées de contes italiens (Roméo et Juliette, Othello) ou de chroniques historiques ou légendaires (Hamlet, le Roi Lear, Macbeth).
Des sombres forêts de Titus Andronicus, où Lavinia, violée, la langue arrachée, réinvente des moyens d'expression, aux tribunes bavardes des orateurs de Jules César et de Coriolan, dont le héros refuse les facilités, aux camps de la guerre où les actes sont d'abord des paroles (Troïlus et Cressida, Antoine et Cléopâtre), jusqu'au rivage muet où meurt le misanthrope Timon, les tragédies gréco-romaines étudient le rapport du langage au corps, au pouvoir, à l'acte de guerre.
Les cinq grandes tragédies mettent en scène leurs héros face à un destin qui prend une forme toujours ambiguë – fantôme (Hamlet), paroles mensongères (Othello, Macbeth), mélancolie trompeuse (Roméo et Juliette), silence ambivalent (le Roi Lear) – qu'ils cherchent à matérialiser sans la patience que leur donnerait la foi en la Providence. Ils seront dévorés par le temps, puis l'ordre renaîtra.
Les drames romanesques semblent être une fin heureuse à toute l'œuvre. Certes, il y a des espaces de la folie qui ressemblent à la lande de Lear dans la Tempête, où Caliban serait un pauvre Tom du Nouveau Monde. Mais si, dans les dernières pièces, Shakespeare côtoie toujours la mort, il intègre les nouveaux courants de pensée, il purifie la magie de toute superstition, et semble croire en l'espoir d'une paix européenne concrétisée par le mariage d'Élisabeth Stuart avec l'Électeur palatin. L'amour y est à l'épreuve, que ce soit pour Ferdinand (la Tempête) ou pour Posthumus (Cymbeline) ; quant aux héros de Périclès et du Conte d'hiver, ils ne retrouvent l'amour qu'après de longues années. Les stratagèmes de conversion prennent des allures surnaturelles, comme la statue vivante de Perdita (le Conte d'hiver). Lorsque Thaïsa se réveille du sommeil de la mort (Périclès), le désespoir de Juliette est oublié. À l'aube de la guerre de Trente Ans, ces pièces font revivre la Renaissance élisabéthaine dans un langage nouveau.
Shakespeare, dans ses tragédies, pointe l'inanité des mots comme moyen de communication. Richard II sait autant la vanité de ses paroles que Richard III la portée redoutable de ses mensonges. Hamlet est réduit à la mort et au silence, condamné à laisser son histoire incomprise. Mais, pour nous, le texte shakespearien est bouleversant : les dialogues entre les amants Roméo et Juliette, par exemple, sont un chant d'une grâce éblouissante. Ce n'est pas un hasard si l'anglais est appelé aujourd'hui la langue de Shakespeare.
2.3. Les Sonnets, confession involontaire ?
Une autre voix se fait entendre dans les Sonnets, publiés du vivant de l’auteur (partiellement en 1599, intégralement en 1609) mais très probablement sans son aval.
Ces 154 pièces composées entre 1593 et 1596 constituent un ensemble relativement homogène, en particulier quant au modèle formel qu’elles reproduisent et qui est celui alors pratiqué en Angleterre (trois quatrains à rimes alternées suivis d’un distique à rimes embrassées). Mais au-delà de l’apparente concession à la manière de l’époque et aux figures les plus attendues (amour éperdu, clair de lune, etc.), l'ensemble a une tonalité très intime. Le poète s’incarne en un être douloureux et désabusé, où l’on a souvent voulu reconnaître Shakespeare lui-même, comme s'il livrait ici la confession personnelle que l'on ne peut se retenir de chercher dans son théâtre.