individu

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin Individuum, « chose indivisible ». En allemand : Individuum : Einzelner, « individu isolé, particulier ».


Qu'est-ce qu'un être dont on pourrait dire qu'il forme une unité entièrement discernable de tout autre agrégat de matière dans l'univers ? Former 1e projet d'une connaissance de l'individu, en philosophie comme en psychologie, c'est oser prétendre déduire le singulier de l'universel. La contradiction est patente et ouverte depuis l'invention d'une pensée par concepts qui classe, articule, range et ordonne les êtres comme s'ils n'existaient pas aussi, du moindre ciron jusqu'au plus complexe des mammifères supérieurs et jusqu'à l'homme, à la façon d'individus irréductiblement uniques, irrévocablement inconnaissables.

Philosophie Antique et Médiévale

Objet de pensée constituant une unité distincte, et qui ne peut être lui-même divisé sans disparaître en tant que tel.

L'idée, dont le premier auteur connu est Leucippe, que la réalité peut être conçue comme constituée d'unités indivisibles ou atomes est une idée fort abstraite. Rien dans notre expérience ne répond à cette idée : nous savons que tout corps est divisible, que la personne que nous appelons couramment un individu est faite de parties dont certaines peuvent lui être retirées sans que cela menace son existence, et qu'elle est promise à la décomposition. Aussi les atomistes tenaient-ils les atomes, constituants ultimes de la réalité, pour inaccessibles aux sens et connaissables seulement par la raison. Cette doctrine avait pour conséquence que n'est donné à notre expérience aucun individu, mais seulement des agrégats d'atomes plus ou moins contingents. L'alternative à cette vision sera offerte par la notion de forme (eidos), élaborée successivement et en des sens différents par Platon et Aristote. Mais dans la mesure où la forme est commune à plusieurs individus et définit volontiers une espèce (tel est le double sens de eidos dans le lexique aristotélicien), la relation entre forme et individualité ne cessera de faire problème en métaphysique.

Dans le langage de la métaphysique ancienne, le terme « individu » ne se limite pas à sa portée actuelle, mais désigne n'importe quel être, pris dans sa singularité. Il équivaut aux termes « sujet », « substance » ou « hypostase » (ce même être pris comme substrat des accidents), ou encore suppôt (suppositum, cet être pris comme sujet d'inhérence d'une nature commune, d'une essence), et lorsque l'individu est de nature rationnelle (par son âme, comme un être humain, ou par la totalité de sa substance, comme telle hypostase divine), il est appelé, à la suite de Boèce, « personne »(1). L'individu correspond donc à ce qu'Aristote appelle « substance première » : sujet ultime d'existence et d'attribution(2). C'est cela qui est vraiment, la chose particulière (to kath' hekaston), existant séparément de toute autre. La substance (ousia) d'un chacun lui est propre et n'appartient pas à un autre(3) alors que l'universel est commun à une multiplicité (telle l'Idée platonicienne, qui par là même ne peut exister ; à moins qu'il n'y ait des idées des individus, ce qu'admettra Plotin(4)). Cependant, puisqu'il est en deçà de toute communauté, l'individu semble échapper à toute saisie conceptuelle, et ne pouvoir être que montré à la vue ou touché du doigt, désigné d'un nom propre ou par un accident particulier(5) (peut-il d'ailleurs exister un savoir de l'individu, contingent et corruptible, s'il n'y a de science que du général ?). Il est signifié par un démonstratif, qui pointe vers sa singularité : gr. tode ti(6), lat. hoc aliquid, « ce quelque chose ».

Mais y a-t-il une raison de l'individualité, un fondement ou une cause qui fasse que chaque chose existante est distincte de toute autre ? Aristote a laissé là-dessus des indications divergentes.

D'une part, il lui arrive de dire que c'est la forme qui établit par soi la chose dans sa singularité(7). D'autre part, il soutient que l'individu Socrate, par exemple, est identique à son père par la forme, et autre que lui par la matière (ces os et cette chair où est réalisée cette nature humaine singulière)(8). Mais, dans la première hypothèse, par quoi au juste la forme particulière se distingue-t-elle de la nature spécifique ? Et dans la seconde, comment l'indéterminé qu'est la matière, pure puissance, peut-il déterminer quelque chose ? Qu'est-ce qui fait que cette matière elle-même est individuelle ? En tout état de cause, la question du principe de l'individuation, ainsi que l'on dira au Moyen Âge, reste pendante.

Porphyre et Boèce, Avicenne et Averroès

Dans la classification logique de Porphyre, les individus d'une même espèce se trouvent au-delà de la différence spécifique dernière, ou de l'espèce spécialissime(9). Il n'existe plus entre eux de différence essentielle mais seulement des différences accidentelles – qui ne sont pas pour autant négligeables, puisqu'elles sont justement ce qui distingue les individus et marque leur singularité : l'individu (atomon) est identifié par un rassemblement (athroisma) particulier de caractères accidentels, que l'on ne retrouve dans nul autre(10). De là vient, comme le souligne Boèce(11), que le terme individuum renvoie à l'idée d'indivisibilité au sens où l'individu n'est pas « partageable », c'est-à-dire ne peut appartenir ni être attribué à rien d'autre qu'à lui-même. Ne différant que numériquement (c'est-à-dire non en nature) de ceux de la même espèce, chaque individu est en même temps numériquement un. Cette unité numérique (absolue, au contraire de l'unité de l'espèce), signifie, comme les médiévaux le soulignent généralement, d'une part l'unité intrinsèque de l'individu, son indivision (toutefois, il n'est pas forcément indivisible absolument comme le sont l'unité pure ou une substance immatérielle, mais il ne peut être divisé sans être détruit comme tel : cf. le transcendantal unum), d'autre part son unicité, qui fait qu'il ne peut être identique ou interchangeable avec aucun autre (transcendantal aliquid). « Non séparé [distinctum] en soi, mais séparé de tous les autres », ainsi que le résume Thomas d'Aquin(12).

En exploitant un des versants de la pensée d'Aristote, il est tentant de rapporter les différences accidentelles entre individus corporels (donc la singularité elle-même) à la présence de la matière, qui par sa nature est principe de l'aléatoire et du changement, des infinies variations individuelles, alors que la forme est toujours une et identique à soi.

C'est la théorie que proposera de son côté Avicenne, et qui sera largement reprise par les Latins : la distinction de la substance composée singulière par rapport aux autres se manifeste dans les accidents et dispositions extérieures(13) ; son fondement est la matière qui lui est propre, cette matière-ci que l'on peut montrer, d'où l'expression de materia signata (= designata). Cependant, la matérialité entre dans la définition de ces substances : il est par exemple de l'essence d'un être humain d'avoir un corps(14). Pour éviter que l'essence comme telle soit d'emblée individuée et particulière, il faut dire qu'il s'agit ici de la materia non signata : « la chair et les os en général », et non « cette chair et ces os ». Seule la materia signata est individuante et limite une essence à être une chose singulière. Elle est complètement déterminée lorsqu'elle est actualisée en recevant une forme substantielle ; mais, inversement, cette réception, et l'individuation de l'essence qu'elle produit, présuppose que telle portion de matière ait pu être délimitée, divisée de toute autre. Ce qui rend possible cela est, selon Avicenne, la présence d'une première forme, dite « forme de corporéité », qui rend la matière apte à recevoir les trois dimensions spatiales fixées par la forme substantielle.

Averroès introduira une correction majeure(15) : la forme de corporéité ne précède pas toute information quantitative, mais consiste elle-même en certaines « quantités dimensives » fondamentales. En puissance d'être déterminées comme la matière l'est à l'égard de la substance toute entière, ces dimensions ne sont pas encore les dimensions propres à la chose constituée (figures et limites – lesquelles d'une part dépendent de la forme substantielle, et d'autre part varient fréquemment dans le même individu selon l'accroissement et le décroissement). Il s'agit donc de dimensions interminatae, inachevées ou indéterminées, mais qui « signent » la matière et lui permettent d'être cause de la diversité numérique, en en faisant un continu divisible.

Le Moyen Âge latin

Reprenant en grande partie cette thèse de l'individuation par la materia signata quantitate (ce qui devient une position péripatéticienne standard), Thomas d'Aquin se contente finalement de cette synthèse : c'est la matière qui donne à la chose d'être substance première, de n'être ni dite de, ni dite dans un substrat autre ; c'est la quantité dimensive qui lui assure de ne pas exister en plusieurs êtres (de même rang), car c'est elle qui divise la matière et permet à tel individu d'exister indivis et séparé de tout autre(16).

Mais, premièrement, peut-on alors encore dire que la matière soit principe d'individuation ? Car son rôle semble réduit à la réception de déterminations qui, en fin de compte, sont formelles. Deuxièmement, ou bien l'on soutient que la quantité est requise comme condition dispositive et se trouve dans la matière avant l'introduction de la forme substantielle ; ou bien l'on dit que la matière est seulement en puissance de la quantité, qui ne la déterminera en acte qu'après la venue de la forme substantielle. Mais dans le premier cas, on contrevient au principe qui veut que l'accident ne peut précéder la forme substantielle et que cette dernière s'unit à la matière nue. Dans le second cas, on concède que la quantité ne contribue pas fondamentalement à l'individuation, qu'elle est au plus un signe de l'individuation ; mais puisque la matière, en tant qu'elle est commune à plusieurs individus et est pure puissance, ne peut être facteur suffisant d'individuation, il faut alors se tourner (en exploitant l'autre versant de la pensée d'Aristote) vers la forme pour obtenir une détermination de la singularité.

Troisièmement, les difficultés épistémologiques de cette théorie ne sont pas moins aiguës. Si c'est la matière qui individualise, et puisque l'intellect ne connaît que l'intelligible, c'est-à-dire la forme, celle-ci, considérée en soi, n'est pas individualisée, n'est qu'un universel ; l'individu échappe alors à toute intelligibilité, et n'est appréhendé que par les sens. Thomas d'Aquin répond qu'il existe tout de même une intellection indirecte de l'individuel, par réflexion sur l'acte de connaître et sur les images d'où est abstrait l'universel : on revient vers le singulier, qui a fourni l'impression première, en lui appliquant le concept qui a été dégagé. Mais alors, comment les êtres non sensitifs, tels que Dieu, ont-ils connaissance des individus ?

Quatrièmement, l'individuation par la matière pose des problèmes spécifiquement théologiques : comment expliquer l'individualité de Dieu (et de chacune des personnes divines), des formes séparées, des âmes humaines ? Thomas d'Aquin assume cette conséquence, avancée par Avicenne(17), qui sera souvent critiquée : parmi les être immatériels (comme les anges), il ne peut y avoir de différence accidentelle qui distingue un individu d'un autre de même essence ; autrement dit, chaque espèce ne peut comprendre qu'un seul individu, car plusieurs seraient indiscernables les uns des autres.

C'est une des raisons pour lesquelles Jean Duns Scot posera que l'individualité n'est pas de l'ordre de l'accident, mais termine la série des prédicats essentiels(18). Elle est constituée par une réalité positive, l'« haeccéité » (terme forgé à partir du démonstratif haec : cette singularité), qui s'ajoute à l'essence : elle ne lui apporte pas un nouveau contenu quidditatif, mais en achève et clôt l'unité de manière à ce qu'elle ne soit plus divisible ultérieurement. Tout ce qui est commun est divisible, l'haeccéité constitue précisément l'individu dans sa singularité impartageable, radicalement différente de toute autre. Elle n'est pas une nouvelle forme (car toute forme peut être commune), mais l'actualité dernière de la forme (mais peu importe que la chose en question soit ou non dotée d'une existence actuelle : « cette pierre-ci » peut être conçue distinctement, indépendamment du fait qu'elle existe ou non ; en l'imaginant, nous la concevons comme une pierre singulière, qui ne se confond avec aucune autre).

Cependant, la façon dont s'applique l'haeccéité pose problème. Si elle s'ajoute, pour la déterminer, à la nature commune, qui est une entité une et par soi, elle ne s'en distingue pas seulement par une distinction de raison ; mais si elle doit former avec elle une nouvelle unité par soi, et non par accident, elle ne s'en distingue pas non plus réellement. Autrement dit, la théorie de Scot repose entièrement sur celle de la distinction formelle (ni réelle ni seulement de raison), et subit le même sort qu'elle si cette dernière est rejetée.

C'est le cas avec Guillaume d'Ockham, qui en fin de compte récuse purement et simplement le problème même de l'individuation, au motif qu'il n'y a pas de raison de l'individuel à rechercher puisqu'il est premier en nature. La singularité, l'identité à soi inanalysable, est le trait fondamental et non déductible de chaque étant. Toute substance est individuelle par elle-même, de plein droit(19), et inversement il n'existe que des individus. Il n'y a rien qui précéderait le singulier et pourrait être dit s'individualiser : la forme n'est pas une entité existant à un niveau spécifique, comme nature commune, avant d'être réalisée dans tel individu. En un sens, l'universel peut être dit aussi individu, en tant qu'affection de l'âme numériquement une. Mais il n'existe pas hors de l'âme et est le signe d'une autre chose, contrairement à l'individu au sens fort du terme.

La priorité de l'individu s'affiche également au plan cognitif. D'une manière générale, les Franciscains défendent (contre Thomas d'Aquin notamment) la possibilité d'une intellection directe de l'individuel (connaissance intuitive, rapport direct de connaissance, par opposition à l'abstraction et à la médiation des « espèces »), doté en soi d'une certaine intelligibilité puisque sa singularité n'est pas liée à la matière mais relève de la forme. Pour Scot néanmoins, la connaissance de l'individuel est réservée aux esprits dégagés de la matière. L'intellect humain n'atteint pas directement l'haeccéité comme telle, mais seulement la nature (quiddité), qui en soi n'est ni singulière ni universelle. L'individuel est saisi dans ce concept qui est celui de l'espèce la plus déterminée (corrélativement, la saisie de l'universel est le résultat d'une généralisation de cette représentation de la quiddité). Avec Ockham, le singulier, non réellement distinct de l'essence (il est l'essence), est le premier intelligible, par une intuition directe. Le singulier est perçu à la fois dans sa manifestation sensible par les sens, et dans son essence intelligible par l'intellect.

Avec l'intervention du nominalisme, la question du principe de l'individuation tendra donc à tomber en déshérence. Lorsque le temps et l'espace seront devenus deux formes universelles et absolues, les contenants de la totalité des objets (au lieu d'être des accidents de ces derniers), ils suffiront à distinguer extrinsèquement les individus les uns des autres, par le seul fait qu'ils existent ici ou là, maintenant ou plus tard. Leibniz sera un des derniers à poser la question de la raison de l'individualité : selon lui, si deux individus étaient parfaitement semblables et égaux en leur nature, ils seraient indiscernables(20) ; autrement dit, « il ne peut y avoir dans la nature deux choses singulières différant seulement par le nombre »(21). La différenciation par le temps et l'espace ne suffit pas, il doit y avoir un principe interne de distinction, ce qui conduit Leibniz à inclure tous les prédicats dans l'essence du sujet, et ainsi à ramener en quelque sorte l'individu à une infima species. Il faut noter aussi qu'à partir de 1695 (Système nouveau de la nature), il semble réserver le terme d'« individu » aux âmes humaines, alors qu'il choisit pour terme plus général « substance simple » ou « monade ».

Jean-Luc Solère

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Albert le Grand, Commentarii in primum librum Sententiarum, d. 23, B, a. 2, éd. Borgnet, t. 25, p. 585b.
  • 2 ↑ Aristote, Catégories, 5, 2 a 12.
  • 3 ↑ Aristote, Métaphysique, VII, 13, 1038 b 10.
  • 4 ↑ Plotin, Ennéades V, 7.
  • 5 ↑ Boèce, In Porphyrii Isagogen, editio 2a, III, § 10, CSEL p. 234 l.1-8.
  • 6 ↑ Aristote, Métaphysique, VII, 3, 1029a27-28.
  • 7 ↑ Aristote, Traité de l'âme, 412a6-9.
  • 8 ↑ Aristote, Métaphysique, VII, 8, 1034 a 6-8.
  • 9 ↑ Porphyre, Isagoge, II, 6-7 (trad. A. de Libéra et A.-Ph. Segonds, Paris, Vrin, 1998, pp. 6-7).
  • 10 ↑ Isagoge, op. cit., II, 15, p. 9.
  • 11 ↑ Boèce, In Porphyrii Isagogen, editio 2a, II, § 7, CSEL p. 195 l.12 sq.
  • 12 ↑ Thomas d'Aquin, Summa theologiae, Ia p., q. 29, a. 4, c.
  • 13 ↑ Met. V 1 et 2.
  • 14 ↑ Cf. Thomas d'Aquin, « De Ente et essentia », chap. 2, in L'Être et l'Essence. Le vocabulaire médiéval de l'ontologie. Deux traités de ente et essentia de Thomas d'Aquin et Dietrich de Freiberg, trad. A. de Libera et C. Michon, Paris, 1996.
  • 15 ↑ De substantia orbis, chap. I, éd. du texte hébr. et trad. angl. A. Hyman, Cambridge-Jérusalem, 1986, pp. 53-65.
  • 16 ↑ Thomas d'Aquin, Summa theologiae, IIIa p., q.3, a.2, c.
  • 17 ↑ Shifâ, De Anima l. V, chap. 3, Metaphysica l. V, chap. 2.
  • 18 ↑ Voir Scot, J.D., Le Principe d'Individuation, trad. G. Sondag, Paris, 1992.
  • 19 ↑ d'Ockham, G., Scriptum in librum primum Sententiarum Ordinatio, d. 2, q. 6, éd. S. Brown et G. Gál, Opera theologica, t. II, St Bonaventure, N.Y., 1970, p. 196.
  • 20 ↑ Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain, l. II, chap. XXVII, § 3.
  • 21 ↑ Leibniz, « Primae veritates », in Opuscules et Fragments inédits, éd. L. Couturat, Paris, Alcan, 1903, p. 519 (cf. ibid., pp. 8-10).
  • Voir aussi : Alféri, P., Guillaume d'Ockham. Le singulier, Paris, 1998.
  • Bérubé, Q., La Connaissance de l'Individuel au Moyen Âge, Montréal-Paris, 1964.
  • Boler, J.F., « Intuitive and abstractive cognition », in N. Kretzmann et al. (édd.), The Cambridge History of Medieval Philosophy, Cambridge, 1982.
  • Mayaud, P.-M. (éd.), Le Problème de l'Individuation, Paris, 1991.
  • Le De ente et essentia de S. Thomas d'Aquin, éd., introd., notes et études historiques par M.-D. Roland-Gosselin, Kain, Le Saulchoir (Revue des Sciences philosophiques et théologiques), 1926.
  • Solère, J.-L., « Cajetan et le problème de l'individuation dans la tradition dominicaine », in B. Pinchard (éd.), Rationalisme analogique et Humanisme théologique. Thomas de Vio-Cajetan, Naples, 1993, pp. 85-109.

→ accident, concept, essence, forme, matière, nominalisme, substance

Philosophie Moderne

Unité substantielle à laquelle s'attachent l'identité et la singularité.

L'individualité ne se laisse pas connaître, car la connaître, c'est la figer dans des catégories, un entrecroisement de concepts c'est-à-dire d'universels dont on ne voit pas à quel moment ils parviennent à cerner la pointe ténue de la singularité. Georges Politzer a vu dans sa psychologie concrète(1) un moyen de venir à bout de cette contradictoire et antinomique connaissance du singulier. Ce qui fait à chaque fois problème, c'est la déduction de l'individualité, l'antique aporie de la science qui n'est que du général et de la perception même des réalités, nécessairement singulière. La singularité se dérobe au savoir, constitutivement en quelque sorte, et imprime au bergsonisme honni par Politzer le style même de la psychologie classique qui abandonne l'individu à sa différence prochaine. La critique de Politzer repose sur l'idée qu'il existe un moyen de ne pas engendrer l'individu à partir des pôles de la qualité et de la durée d'une part, et du vécu d'autre part, mais qu'il y a une science capable de séjourner dans l'individuel comme tel. L'individu n'est donc pas le terme d'une succession (elle pourrait être infime et ne jamais supposer aucune concrétude puisque chaque qualité peut être décrétée a priori(2), affirme Politzer dans) de classes de plus en plus particularisées (il faut bien franchir à un moment le seuil du général au singulier et expliquer en quoi tel acte est proprement celui de tel sujet : ce que la psychanalyse fait immédiatement en se plaçant sur le terrain de la vie dramatique) mais le centre de référence de ce que nous devons nous contenter de nommer avec Politzer, le drame d'une existence individuelle.

Une connaissance de ce genre ressemble fort à la connaissance spinoziste du troisième genre, celle qui, débarrassée d'une connaissance par entrecroisement de concepts, possède une intuition vraie et joyeuse de l'essence singulière des choses.

La notion classique de l'individualité s'est formée dans le débat entre Descartes et Leibniz.

Pour expliquer l'individualité d'un corps, tout en refusant l'hylémorphisme (qui assurait l'individualité d'un corps par la matière et la forme) aussi bien que la physique atomistique (qui individualise les composants des corps), Descartes s'appuie sur l'unité de mouvement(3). Non seulement un corps peut participer à divers mouvements, mais il n'en possède qu'un seul propre. Ainsi, si l'on peut définir le corps individuel comme ce qui se meut ensemble, il y a autant de mouvements propres qu'il y a de composition de parties de matière ou de corps individuels. Mais la connaissance du mouvement propre d'une telle substance suppose celle du corps individuel et réciproquement. Pour échapper à la circularité seule une décision de l'esprit peut déterminer, en fonction d'un usage pragmatique, ce qu'est un corps individuel. L'individu découpé dans une région de la matière est tout à la fois une unité interne de mouvement et une désignation commode face à la divisibilité infinie de la matière. La divisibilité à l'infini est l'une des propriétés fondamentales de la matière chez Descartes. Par conséquent il n'y a pas, en toute rigueur de corps individuel. Chez Descartes, l'étendue est connue pour cela seul qu'elle est dimensionnelle : en elle on trouve longueur, largeur et profondeur. L'un des éléments traditionnels de la corporéité, l'impénétrabilité ou antitypie, ne se trouve pas dans la philosophie naturelle de Descartes. Il faudrait ajouter à l'étendue une propriété non intelligible pour en faire un corps au sens du matérialisme ordinaire. Cette propriété, Leibniz veut en rendre raison.

Intéressons-nous à la façon dont Leibniz remet en cause cette désignation (ou absence de désignation) de l'individuation chez Descartes par la considération seule de la division modale d'une étendue d'abord indifférenciée. La réalité n'est pas pour Leibniz la simple actualisation de l'étendue, mais bien la mise en place des séries de notions complètes qui expriment mécaniquement, dans l'étendue (mécaniquement : i.e. selon les lois du mouvement qui ne sont que la traduction au niveau des corps des rapports dynamiques constants qui s'observent dans l'univers monadique), leur force interne. La mécanique en ce sens ne décrit que la surface de la substance. Les phénomènes matériels traduisent avec confusion, dans le temps et dans l'espace, l'activité sous-jacente des substances. L'inertie est l'expression même de cette puissance interne aux corps, qui prouve qu'ils ne sont pas seulement étendus.

C'est dans le champ ouvert par le problème de l'unité substantielle de la matière que Leibniz éprouve la difficulté de saisir le temps, et singulièrement ici : l'espace, comme des réalités, c'est-à-dire comme des êtres subsistant per se. Cette difficulté le conduit à poser une distinction entre les phénomènes qui sont donnés dans des conditions d'espace et de temps et la composante réelle qui, en eux, garantit leur réalité.

La détermination cartésienne du corps comme étendue dont les modifications de figure et de mouvement constituent l'essence se heurte à l'affirmation de Leibniz selon laquelle il faut plus qu'une différence de figure ou de mouvement pour pouvoir réellement parler d'un corps. Pris dans sa signification authentique, le mouvement est un simple changement de place dont Leibniz sait, en fidèle lecteur de Christiaan Huygens, qu'il n'est que relatif entre plusieurs corps. Relatif, c'est-à-dire selon l'interprétation de Leibniz : sans réalité, sans que l'on puisse attribuer le mouvement à l'un ou à l'autre corps qui se meuvent toujours respectivement. Le critère distinctif, qui permet d'attribuer réellement le mouvement à un corps, c'est la force :

« (...) le mouvement, si l'on n'y considère que ce qu'il comprend précisément et formellement, c'est-à-dire un changement de place, n'est pas une chose entièrement réelle, et quand plusieurs corps changent de situation entre eux, il n'est pas possible de déterminer par la seule considération de ces changements, à qui entre eux le mouvement ou le repos doit être attribué (...). Mais la force ou cause prochaine de ces changements est quelque chose de plus réel, et il y a assez de fondement pour l'attribuer à l'un ou à l'autre. Or cette force est quelque chose de différent de la grandeur de la figure et du mouvement, et on peut juger par là que tout ce qui est conçu dans le corps ne consiste pas uniquement dans l'étendue et dans ses modifications, comme nos modernes se persuadent. Ainsi nous sommes encore obligés de rétablir quelques êtres ou formes, qu'ils ont bannis. Et il paraît de plus, quoique tous les phénomènes particuliers de la nature se puissent expliquer mathématiquement ou mécaniquement par ceux qui les entendent, que néanmoins les principes généraux de la nature corporelle et de la mécanique même sont plutôt métaphysiques que géométriques, et appartiennent plutôt à quelques formes ou natures indivisibles comme causes des apparences qu'à la masse corporelle ou étendue »(4).

Leibniz s'appuie en définitive sur le constat d'un manque dans le corps ou plutôt d'une lacune dans la constitution de la matière parla seule étendue. L'étendue n'est pas différente du vide et les différences dans l'étendue, la disposition relative des agrégats de matière dans un espace géométrique donné, ne disent encore rien de l'individuation des corps, de ce qui les fait tenir ensemble et leur donne une dimension substantielle. Ce que Descartes décrit dans le principe de conservation de la quantité de mouvement(5), c'est un monde de matière agrégée, dont les interpolations et les variations sont indifférentes parce qu'elles ne touchent pas à la réalité des corps, mais seulement à leur position et à leur configuration. Le monde visible exige d'être fondé en raison, les phénomènes sont en attente de cette liaison et de cette connexion (panta sumpnoia : tout conspire) que l'on voit partout dans l'univers, depuis les arrangements de matière jusqu'à l'activité de l'esprit pur, connexion qui transparaît, au niveau des corps, dans la conservation de la même quantité de force dans l'univers. La géométrie est utile puisqu'elle permet de mener à bien la connaissance mécaniste des corps. Mais elle demande à être relevée et subsumée dans la métaphysique, science qui assure très nettement le lien ici entre une mécanique potentiellement athée et les exigence minimales d'une Théodicée. Le corps en tant que tel ne saurait être une substance (i.e. un être réel, existant par soi) et il suppose un de ces être ou une de ces « formes » indivisibles que Leibniz nomme Ames / Entéléchies. Le corps pris en lui même n'est que la répétition de quelque chose qui, en lui, est étendu et continu. L'espace est de l'ordre des vérités universelles : il est, de même que le temps, une idéalité. S'il en était autrement, l'espace serait une substance, un être. Cette affirmation serait contraire à deux principes dont Leibniz affirme qu'ils sont au fondement de toute substance : le principe du meilleur et le principe des indiscernables. Si l'espace uniforme et plein se voyait attribuer des parties réelles

1) on ne pourrait pas comprendre « pourquoi Dieu, gardant les mêmes situations des corps entre eux, ait placé les corps dans l'espace ainsi et non pas autrement ; et pourquoi tout n'a pas été pris à rebours (par exemple), par un échange de l'Orient et de l'Occident »(6).

2) les « parties » étant homogènes, rien ne les distinguerait. Cela va contre le principe des indiscernables qui gouverne l'individualité radicale des substances.

L'espace, comme le temps, sont les conditions de possibilité idéales des rapports. L'espace est le rapport de coexistence qui mesure l'étendue, le temps, quant à lui, est succession qui mesure la durée.

Ce qui donne sa réalité au corps, ce n'est donc pas ce qui est mesuré par l'espace, c'est-à-dire l'étendue, mais bien plutôt ce qui donne à l'être par agrégat sa résistance, son infrangibilité, son élasticité propre. Aucune de ces qualités n'est déductible de l'étendue seule. Il y a quelque chose de plus qui fait l'essence et la réalité substantielle des corps.

Fabien Chareix

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Politzer, G., Écrits II - Les fondements de la psychologie, textes réunis par Jacques Debouzy, Éditions sociales : Paris, 1973.
  • 2 ↑ Politzer, G., La fin d'une parade philosophique : le bergsonisme. J.-J. Pauvert éditeur : Utrecht, 1967.
  • 3 ↑ Descartes, R., Principes de la philosophie, Seconde Partie, article 25 (Éd. Vrin-reprise, XI vol., Paris, Vrin, 1993).
  • 4 ↑ Leibniz, G.W., Discours de Métaphysique, art. 18 (Paris, Vrin, 1978).
  • 5 ↑ Descartes fait comme si le mouvement pouvait mesurer la force. Or c'est la différence des mouvements dans le temps (l'accélération) qui permet de mesurer la force. Cette dernière n'entre pas immédiatement dans le mouvement, elle en est la cause cachée.
  • 6 ↑ Leibniz, G.W., Correspondance de Leibniz-Clarke, Éd. A. Robinet, Paris, PUF, 1991 (1957) Lettre à Clarke, III, § 5.

→ classe, genre, identité, indiscernabilité

Psychanalyse

Notion qui embrasse une pluralité de personnes psychiques (moi, ça, surmoi) sans désigner pour autant leur unité tant topique que dynamique.

La psychologie individuelle ne peut faire abstraction des relations de l'individu avec les autres : il n'y a pas d'individu isolé. Aussi est-elle d'emblée et simultanément une psychologie sociale. Les deux sont traitées conjointement dans Psychologie collective et Analyse du moi(1).

La psychanalyse déconstruit la notion classique de sujet, le tenue d'« individu » qui lui est substitué ne recouvre pas une réalité assignable.

Mazarine Pingeot

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Freud, S., « Massenpsychologie und Ich-Analyse » (1921), G.W. XIII, « Psychologie collective et Analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, p. 191.

→ ça, guide, masse, métapsychologie, moi, surmoi