1. masse
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin massa, « pâte épaisse ».
Les masses auraient fait irruption dans l'histoire avec la Révolution française. Et le pluriel indique une positivité que la notion n'enveloppait pas.
Politique
En philosophie politique, ce qui n'a pas la « forme » noble, unifiée et autorisée d'un « peuple ». En sociologie, ce qui, dans l'indistinction obscure de ses membres, interdit toute individualisation. En histoire et en psychologie sociale, multitude des hommes marquée du sceau de l'irrationnel, aussi bien dans ses phases d'amorphisme et d'apathie que dans ses brusques bouffées de révolte ou de tyrannie.
La masse, « ou elle sert bassement ou elle domine avec superbe »(1). De ce « caractère », Machiavel tire contre Tite-Live la leçon : en masse (insieme), la plèbe est puissante ; divisée, elle est faible (Discours, I, 57). Il y a donc une masse de la servitude, dans laquelle et par laquelle les membres sont atomisés, et une masse qui détient la puissance : la multitudinis potentia, qui détermine le droit, l'imperium, l'État lui-même(2). De l'examen de la manifestation de la puissance de la masse, E. Canetti distingue des propriétés qui peuvent aussi bien servir la servitude que la liberté : elle égalise ses membres, les unifie, a besoin d'une direction(3).
Avant le marxisme, qui fait des masses les véritables héros de la création historique, c'est avec Machiavel que la moltitudine (Discours, I, 58), l'universale, gli assai (le Prince, XVII-XVIII), acquiert un statut politique positif qui lui sera historiquement dénié par les philosophies du contrat et du droit naturel. La multitude « qui ne garde point d'ordre [et] qui est comme une hydre à cent têtes »(4), doit être niée au profit de l'unité d'une « personne publique [ou] civile ». Qui ignore la distinction entre la masse et le peuple « dispose les esprits à la sédition »(5). Le refus d'obéir à la « volonté générale » se heurte alors au « peuple » en corps qui « forcera à être libres » (c'est-à-dire « citoyens ») ceux tentés par les jeux aléatoires des agrégations et désagrégations fulgurantes de la plèbe(6).
Car il y a dans la masse une liberté sauvage qui s'affirme et qui résiste en revendiquant pour elle-même le droit, qu'elle possède inaliénablement, à l'autogouvernement, et que l'infirmation séculaire du désir n'a pu éradiquer(7). S'impose alors, dans le cadre d'une ontologie politique libre de tout transcendantalisme, une redéfinition paradoxale de la puissance politiquement souveraine de la masse, dans son désir de démocratie radicale, qui la libère de la théorie bourgeoise de la souveraineté et de sa subsomption sous les concepts de la dialectique et de la téléologie marxiste de l'histoire(8).
Laurent Bove
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Tite-Live, Histoire romaine, XXIV, 25.
- 2 ↑ Spinoza, B., Traité politique, II, 17, trad. É. Saisset, révisée par L. Bove, Le livre de poche, Classiques de la philosophie, Paris, 2002.
- 3 ↑ Canetti, E., Masse und Macht, Classen Verlag, Hamburg, 1960, trad. R. Rovini, Gallimard, Paris, 1966, pp. 27-28.
- 4 ↑ Hobbes, Th., le Citoyen (1649), VI, 1, trad. S. Sorbière, Garnier-Flammarion, Paris, 1966.
- 5 ↑ Ibid., XII, 8.
- 6 ↑ Rousseau, J.-J., le Contrat social, livre I, ch. 7, Garnier-Flammarion, Paris, 1966.
- 7 ↑ Reich, W., Die Massenpsychologie des Faschismus, 1933, trad. P. Kamnitzer, Payot, Paris, 1972.
- 8 ↑ Negri, A., Il potere costituante (1992), Sugar Co. Edizioni S.r.P., trad. É. Balibar, Fr. Matheron, PUF, Paris, 1997 ; Hardt, M., Negri, A., Empire, Harvard University Press, Cambridge, trad. française, Exils, Paris, 2000.
psychologie des masses
Psychanalyse
« La psychologie des masses traite [...] l'homme pris isolément en tant que membre d'une tribu, d'un peuple, d'une classe, d'un État, d'une institution, ou en tant que partie constitutive d'un agrégat humain qui s'organise en foule pour un temps donné, pour une fin déterminée. »(1)
En 1912(2), Freud donne une première description, schématique et structurale, des trois types de collectifs qu'il distingue, selon que l'autorité est détenue par un seul (horde), quelques-uns (matriarcat) ou la plupart (groupe totémique, fraternel ou encore démocratique). À partir de 1921(3), Freud précise les dynamiques onto- et phylogénétiques de constitution, de stabilisation et de disparition de ces formations.
Selon le « mythe scientifique » de la horde originaire(4), le chef de horde, figure absolument narcissique, soumet les fils et accapare les femmes. Dans un collectif de ce type, la soumission des membres au chef tout-puissant a pour corrélat la conviction d'être protégé. L'aséparation et la complétude narcissiques sont restaurées ; réalité extérieure, mort et temps sont ignorés ; la pensée n'existe pas ; la parole n'a aucune valeur. Le meurtre du chef de la horde défait la figure de l'Un, dont les divinités maternelles – figures de mères phalliques – sont les héritières. Déesses de la fécondité, elles confondent vie et mort, et leurs métamorphoses, nombreuses, sont le signe que l'irréversibilité du temps est méconnue, comme l'est aussi l'altérité des sexes. Dans ces collectifs, la seule activité sexuelle autorisée par les mères se réduit aux pulsions partielles. Mais le meurtre permet aussi aux frères de reconnaître et d'élaborer la culpabilité et l'ambivalence. Les interdits totémiques, qui découlent du meurtre, en conservent le souvenir et rendent possible son expiation. L'acte est reconnu, ainsi que la mort, et l'irréversibilité du temps. Dans ces collectifs, la parole vaut : les frères, à l'instar des Anciens, savent casser, et recoller le symbolon. Les séparations, rendues possibles, s'ébauchent. Mais seule l'invention du poète, le mentir-vrai du mythe, permet à l'individu de sortir de la psychologie des masses.
Si la sociologie, les sciences politiques et l'histoire supposent l'existence a priori des collectifs étudiés, la psychanalyse considère que l'investigation étiologique des dynamiques pulsionnelles et des processus psychiques individuels mis en jeu dans toute masse permet d'élucider la métapsychologie de celle-ci, de ses membres et de ses chefs.
Christian Michel
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Freud, S., Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921), G.W. XIII, Psychologie des masses et analyse du moi, OCF.P XVI, PUF, Paris, 1991, p. 6.
- 2 ↑ Freud, S., Totem und Tabu (1912), G.W. XI, Totem et tabou, IV, 5, Payot, Paris, 2001.
- 3 ↑ Freud, S., Massenpsychologie, op. cit.
- 4 ↑ Freud désigne ainsi les élaborations de Totem et tabou dans Psychologie des masses et analyse du moi, p. 74.