matière
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin materia et materies (de mater, « mère »), désignant originellement le bois de construction. En grec : hulé.
Jusqu'à Aristote, la notion de matière (hule) n'est pas conceptualisée. On note cependant, chez les Milésiens, la référence à une « nature » fondamentale – l'eau ou l'air, par exemple – et le terme « élément » (stoikheion) semble déjà attesté(1). Avec les atomistes, la notion de « corps » (somata)(2) désigne les composants de base de l'univers qui s'organisent en vertu d'une nécessité de type causal(3). Les principes premiers de l'atomisme, les atomes et le vide, ne sont pas appréhendés par les sens, mais par la raison(4).
Philosophie Générale, Philosophie Antique
Initialement, élément naturel destiné à être informé par l'artifice humain. Son étymologie la désigne plus généralement comme le fond indifférencié, le réceptacle, par référence à la mère. Elle est atteinte par une opération de l'esprit et correspond à ce qui subsisterait abstraction faite des qualités qui particularisent une chose. Cette spécificité peut conduire à la considérer comme un concept purement négatif. La nécessité interne dont elle est le siège – qu'elle soit synonyme d'organisation ou, au contraire, de désordre – incite pourtant à la faire figurer parmi les causes ou, même, parmi les principes. Elle interdit, en outre, d'assimiler la matière à un simple matériau passif, dénué de toute forme d'effectivité ou, au moins, de résistance à l'information.
Platon utilise le terme de khora afin de désigner la nature qui reçoit tous les corps. La khora est, dans la cosmologie platonicienne, la nourrice, le porte-empreinte de toutes choses(5), l'emplacement du devenir phénoménal. Elle est le siège de la nécessité, cause errante bien différente de la nécessité atomistique, sorte d'agitation des éléments de nature mécanique avec laquelle le démiurge devra composer(6). Troisième genre d'être, distinct du modèle intelligible et de sa copie sensible(7), la khora est ce qui permet de distinguer la chose sensible de sa forme intelligible, elle est pourtant elle-même invisible(8), et ne peut être atteinte que par un raisonnement bâtard. Notion abstraite, la khora platonicienne, plus qu'elle ne préfigure la matière selon Aristote, annonce, par certains aspects, la conception de la matière développée par Plotin.
Avec Aristote, le mot grec de « matière » (hule) cesse de désigner seulement le « bois » ou le « matériau de construction », et accède au statut de concept et principe philosophique : « J'appelle matière le premier “substrat” (hupokeimenon) de chaque chose, d'où une chose advient et qui lui appartient de façon immanente et non par accident. »(9). Les êtres sensibles sont des composés de matière et de forme, mais la matière est le substrat du changement ; elle-même privée de forme, elle contient la forme en puissance, comme une mère. La « matière première » (prote hule)(10), materia prima pour les scolastiques(11), est absolument indéterminée(12) et donc corps seulement en puissance. Elle est, en ce sens, inconnaissable par soi(13) et toujours appréhendée relativement à une forme(14). La nécessité est présente dans la matière qui participe à la finalité de la chose, une scie par exemple doit être en fer(15), non en laine. Aristote considère, outre la matière sensible, une matière intelligible qui correspond à l'extension des figures géométriques(16) et au genre en tant que matière des différences spécifiques(17).
Le logos, ou Dieu, et la matière, ou substance sans qualité, constituent, pour les stoïciens, les deux principes inengendrés du tout. Dieu, principe actif, même s'il est assimilé à un artisan selon certains témoignages(18), est répandu dans la matière, principe passif, qu'il informe(19).
Plotin semble faire le partage entre matière intelligible(20) et matière sensible. Cette dernière, qu'il nomme l'« altérité en soi » (autoheterotes)(21), constitue l'antithèse de l'Un. Outre une dimension cosmologique, elle revêt une dimension éthique ; de fait, elle est explicitement assimilée au mal(22).
Annie Hourcade
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Diogène Laërce, II, 1.
- 2 ↑ Ibid., IX, 30-33.
- 3 ↑ Leucippe, B 2 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988.
- 4 ↑ Démocrite, B 11, ibid.
- 5 ↑ Platon, Timée, 49 a-50 d et suiv.
- 6 ↑ Ibid., 48 a.
- 7 ↑ Ibid., 48 e.
- 8 ↑ Ibid., 51 a.
- 9 ↑ Aristote, Physique, I, 9, 192 a 31.b.
- 10 ↑ Aristote, Métaphysique, V, 4, 1015 a 7.
- 11 ↑ D'Aquin, Th., (saint), Somme théologique, I, qu. 7, art. 2.
- 12 ↑ Aristote, Métaphysique, VII, 11, 1037 a 29.
- 13 ↑ Ibid., VII, 10, 1036 a 9.
- 14 ↑ Aristote, Physique, II, 2, 194 b 8.
- 15 ↑ Ibid., II, 9, 200 a 10.
- 16 ↑ Aristote, Métaphysique, VII, 10, 1036 a 12.
- 17 ↑ Ibid., V, 6, 1016 a 28 (par exemple).
- 18 ↑ Long, A.A. & Sedley, D.N., Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 44 E, t. II, pp. 243-244.
- 19 ↑ Diogène Laërce, VII, 134.
- 20 ↑ Plotin, Ennéades, II, 4.
- 21 ↑ Ibid., II, 4, 13, 16-20.
- 22 ↑ Ibid., I, 8, 7.
- Voir aussi : Diano, C., « Il problema della materia in Platone : la chora del Timeo », Giornale Critico della Filosofia Italiana, no 49, 1970, pp. 321-335.
- Happ, H., Hyle Studien zum aristotelischen Materie-Begriff, De Gruyter, Berlin, New York, 1971.
- McMullin, E. (éd.), The Concept of Matter in Greek and Medieval Philosophy, Notre Dame, Indiana, pp. 25-36.
- Narbonne, J.-M., Plotin, les deux matières [Ennéade II, 4, (12)], Vrin, Paris, 1993.
- O'Brien D., « La matière chez Plotin : son origine, sa nature », Phronesis, 1999, 44 (1), pp. 45-71.
→ forme, hylémorphisme, mal, matérialisme, nécessité, non-être
Physique
Ensemble des états denses et stabilisés de l'énergie : la matérialité est une résistance. Caractérisée par sa masse et par son impénétrabilité, la matière classique (étendue) est relativisée par le concept d'énergie : elle s'organise à chaque échelle en un système de structures et d'opérations intéressant la microphysique, la chimie et la physique des matériaux.
L'idée d'une matière prime, fondamentalement indéterminée et polymorphe, est étrangère à Aristote, qui pense des compositions de matières et de formes à tous les niveaux. C'est pourtant cette substance universelle qui s'impose en physique classique sous la forme de l'étendue (matière inerte, impénétrable, homogène et divisible). Ce substrat est désubstantialisé et redéployé par les progrès de la science(1). En microphysique, l'opposition matière-force s'efface au profit de la théorie des champs avec singularité. La relativité restreinte impose de penser la variabilité de la masse et sa convertibilité énergétique (E = mc2). La relativité générale intègre la matière aux structures de l'espace-temps(2). En chimie, bien que la conservation des masses soit respectée, l'hétérogénéité des éléments, l'importance des configurations, des compositions et des transformations potentielles remplace l'unité et la simplicité de la matière par une systématicité rationnelle fondée sur la théorie atomique(3).
La complexité et la nouveauté du domaine de la matérialité périment la plupart des « matérialismes »(4) : on découvre de nouveaux éléments ; un élément recouvre des molécules différentes ; la somme des propriétés moléculaires n'explique pas les propriétés d'un matériau. La réélaboration épistémologique passe donc par l'étude des phases de la matière (par exemple, l'état métastable des solutions sursaturées(5)) et des relations entre structure, propriété et application des matériaux en fonction de leur résistance. La physique des matériaux analyse ainsi le « sable » à travers les multiples états du silicium (monocristallin, polycristallin fondu ou frite, amorphe) qui génèrent la viscosité du verre comme la semi-conductance de la fibre optique(6). La morphogénèse de la matière inorganique, organique ou organisée, doit être comprise comme transduction (modulation d'une énergie par une structure).
Vincent Bontems
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Bachelard, G., le Matérialisme rationnel, Vrin, Paris, 1972.
- 2 ↑ Weyl, H., Temps, Espace, Matière, Blanchard, Paris, 1922.
- 3 ↑ Heisenberg, W., Physique et Philosophie, Albin Michel, Paris, 1971.
- 4 ↑ Dagognet, F., Rematérialiser, Vrin, Paris, 1985.
- 5 ↑ Simondon, G., l'Individu et sa genèse physique-biologique, Millon, Paris, 1995, p. 72.
- 6 ↑ Noël, E., la Matière aujourd'hui, Seuil, Paris, 1981, p. 209.