esthétique

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec aisthêtikos, « qui a la faculté de percevoir ou de comprendre », de aisthêsis, « sensation ».


L'esthétique est la théorie, non de la beauté elle-même, mais du jugement qui prétend évaluer avec justesse la beauté, comme la laideur. Le mot apparaît au xviiie s. et ne prend toute son extension qu'avec la publication, par Baumgarten, du premier volume de son Æsthetica en 1750(1). Un second volume paraîtra en 1758, mais l'auteur mourra sans achever son ouvrage.

Philosophie Générale, Esthétique

Connaissance des critères et des principes sur lesquels se fonde l'appréciation de la beauté comme de la laideur, dans l'art comme dans la nature. Elle se substitue au milieu du xviiie s. à ce qu'on nommait auparavant la « poétique ». Adjectivé, le mot qualifie le sentiment ou le jugement qui se rapporte à la beauté.

Baumgarten prend pour point de départ le thème leibnizien de la connaissance sensible, claire bien que confuse. Le sentiment du beau est alors l'indice d'une sorte de perfection sensible (distincte par nature de la perfection spéculative) qui se saisit de la vérité confuse de son objet, telle qu'elle se donne à notre sensibilité dans la plénitude de sa manifestation : « La fin de l'esthétique est la perfection de la connaissance sensible comme telle, c'est-à-dire la beauté » (Esthétique, § 14). On ne définit plus la beauté par la symétrie ni l'eurythmie de la proportion (dans l'objet), mais au contraire par l'excellence de la performance sensible, par l'intensité propre de la sensation (dans le sujet). C'est ainsi que le mot « esthétique » est forgé du grec aisthêsis, qui désigne la sensation.

La richesse de la représentation esthétique suppose alors une nécessaire confusion, il est vrai elle-même savante et nullement négligée : la démonstration du géomètre, claire et distincte, est dépourvue de toute force poétique, tandis que le discours du poète, clairement confus, recourt et doit recourir aux fictions de l'imagination, aux figures de la métaphore et de l'allégorie, et même à la divination du pressentiment, car « les poètes sont aussi des voyants – vates » (Æsthetica, § 36). L'esthétique peut ainsi revendiquer un domaine propre, et « l'horizon esthétique », autonome, doit être séparé de « l'horizon logique ».

Certes, la faculté de juger esthétique, qui cultive savamment l'impropre et le confus, reste une « faculté de connaissance inférieure » (Métaphysique, § 520), et seule la connaissance logique atteint la certitude. « Gnoséologie inférieure », ou « art de l'analogon de la raison », la connaissance esthétique appréhende pourtant le singulier sensible, pour lequel la connaissance logique demeure aveugle. C'est pourquoi, dans le domaine esthétique, c'est toujours l'infiniment petit qui est déterminant. Aussi faut-il, pour le discerner, faire preuve d'« esprit de finesse » (perspicacia) et d'« acuité » (acumen).

Enfin, la connaissance esthétique, inférieure en force démonstrative à la connaissance logique, lui est pourtant supérieure en ce que l'imagination esthétique a le pouvoir, à l'instar du Dieu de Leibniz, d'inventer des mondes possibles, mais non réels, et de nous les rendre sensiblement présents. Les « inventions poétiques » sont des « inventions hétérocosmiques » : le poète est un faiseur de mondes, il rend sensible le virtuel et visible l'invisible, et l'infinité des univers esthétiques dénombre confusément l'infinité des mondes possibles : « Le monde des poètes en effet comprend des îles et des presqu'îles » (Æsthetica, § 598).

Le projet de Baumgarten reste solidaire de l'optimisme des Lumières, et ne doute pas que l'on puisse indéfiniment aiguiser, par l'exercice, l'esprit de finesse et le sens de la grâce, et s'approcher ainsi des véritables principes de la création esthétique. Kant déçoit cette espérance dans une note de la Critique de la raison pure, au début de l'« Esthétique transcendantale », « esthétique » ne désignant plus ici que la mesure de notre réceptivité sensible, que limitent ses formes a priori, et sans relation avec une quelconque « critique du goût ».

Pourtant, la Critique de la faculté de juger redonnera sens à cette recherche(2), mais il est vrai en l'épurant de l'héritage leibnizien : la radicale subjectivité du jugement esthétique interdit la formulation de toute règle objective. Il ne reste donc à l'esthéticien que la tâche de définir le sentiment que nous éprouvons lors de la rencontre esthétique. Psychologie de l'âme soulevée par le sentiment du beau ou du sublime (Kant), ou sociologie de la norme du goût selon le degré d'affinement et de civilisation de nos organes sensibles (Hume), l'esthétique enclôt le jugement de goût dans l'horizon de la seule subjectivité.

Cette orientation fonde le point de vue esthétique, mais c'est sur elle aussi que se porte la critique. C'est ainsi que Hegel, pour qui le beau est un moment nécessaire dans le processus d'objectivation de l'Idée, ne se résigne qu'à contrecœur, se pliant à l'usage, à reprendre le néologisme de Baumgarten, coupable à ses yeux d'avoir fait déchoir la théorie du beau en une simple science des sensations. Aussi faudrait-il parler, si l'on veut s'exprimer exactement, non de la philosophie esthétique de Hegel, mais plutôt de sa philosophie de l'art(3).

Dans la postface ajoutée après coup à la conférence sur l'Origine de l'œuvre d'art(4) qu'il prononça en 1935, Heidegger revient sur ce débat : « Depuis que l'on considère expressément l'art et les artistes, cette considération a pris le nom d'esthétique. L'esthétique prend l'œuvre d'art comme objet, à savoir comme objet de l'aisthêsis, de l'appréhension sensible au sens large du mot ». Ce que Heidegger refuse dans « l'esthétique », c'est précisément son orientation subjective, qui la conduit à mesurer la valeur de l'œuvre d'art à l'aune de la sensation ou du sentiment. La grandeur de l'œuvre vient au contraire, selon lui, de ce qu'elle décèle la vérité de l'étant et fait paraître l'Être duquel il provient. De cette vérité, le Dasein n'est pas la mesure, comme c'est le cas pour la sensation ; il faut dire au contraire qu'il lui est assujetti, et cela par l'expérience originaire de l'angoisse et du souci.

Jacques Darriulat

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Baumgarten, A. G., Esthétique, précédée des Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l'essence du poème, et de la Métaphysique, trad. J.-Y. Pranchère, L'Herne, Paris, 1988.
  • 2 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion, GF, Paris, 1995.
  • 3 ↑ Hegel, G. W. F., Cours d'Esthétique, trad. J.-P. Lefebvre, et V. von Schenck, 3 vol., Aubier, Paris, 1998.
  • 4 ↑ Heidegger, M., « L'Origine de l'œuvre d'art », in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Gallimard, Paris, 1962, pp. 11-68.

→ art, distance esthétique, phénoménologie

→  « Comment naturaliser l'esthétique et pourquoi ? »




attitude esthétique

Esthétique

Manière particulière de considérer les choses, définie par certains auteurs comme « distance psychique » ou « attitude désintéressée ». L'espoir que ces deux traits spécifient l'attitude esthétique est cependant fragile. REM. : c'est une notion spécifique mais problématique, considérée par Dickie comme un mythe, requalifiée comme conduite par J.-M. Schaeffer.

Une attitude est « une manière d'orienter notre façon de percevoir le monde », écrit J. Stolnitz(1). Comme d'autres, celui-ci pense que l'expérience esthétique dépend d'une manière particulière de percevoir le monde, d'une attitude spécifique. Dans le cadre des discussions anglo-saxonnes, le vocabulaire utilisé pour rendre compte de cette spécificité est généralement d'ordre psychologique. S. Dawson, reprenant les thèses de Bullough, défend l'idée que l'activité esthétique, appliquée à une œuvre d'art comme à un spectacle naturel, nécessite une distance psychique telle que nous puissions être « débranchés » de la vie pratique et que notre esprit soit accaparé par l'objet considéré(2). J. Stolnitz préfère la terminologie du désintéressement à celle de la distance : selon lui, la spécificité de l'attitude esthétique repose sur l'absence d'objectif autre qu'elle-même, une pleine sympathie pour l'objet et l'absence de tout intérêt pratique ou cognitif envers lui.

L'idée de distance, objecte Dickie(3), est inutile si elle ne signifie rien d'autre que le fait que l'attention du spectateur est centrée sur l'œuvre. La notion de désintéressement, elle, est ambiguë : si quelqu'un, regardant une peinture ou écoutant un morceau de musique, pense à sa famille, certes il est intéressé, mais, en fait, il ne regarde pas la peinture ou n'écoute pas la musique. Par ailleurs, Dickie considère que cette théorie rend confuse la distinction entre valeur esthétique et valeur morale. D'abord, il n'est pas sûr que toutes les œuvres véhiculent des valeurs morales ; ensuite, il n'est pas sûr que le caractère critiquable des valeurs morales d'une œuvre nuise à son appréciation esthétique.

La question de l'attitude esthétique concerne une importante difficulté de la discussion esthétique. Si on part de cette attitude elle-même, on peut conjecturer qu'elle est susceptible de s'appliquer à n'importe quoi ; si on la considère comme un résultat de l'expérience de l'art, on doit soutenir que certaines sortes d'objets la provoquent et pas d'autres. D'où, pour la seconde option, la tentation de nombreux théoriciens, Beardsley ou Dickie notamment, de restreindre la discussion à l'œuvre d'art, ce qui rend la notion inopérante, comme le souligne Schaeffer(4), dès lors que l'on prend en compte d'autres sortes d'objets, naturels ou artificiels. L'auteur préfère à la notion d'attitude celle de conduite et propose de définir la conduite esthétique par la manière dont elle instaure une relation cognitive avec l'objet. Pourtant, quels que soient les objets considérés, il est rare que ce soit un intérêt cognitif qui justifie leur considération esthétique.

La notion d'attitude esthétique reflète par excellence les deux enjeux majeurs du débat esthétique actuel : choix entre une position objectiviste et subjectiviste, et rôle joué par le cognitif.

Dominique Chateau

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Stolnitz, J., Aesthetics and the Philosophy of Art Criticism, Boston, Houghton Mifflin Co. ; Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, chap. I, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988, p. 103.
  • 2 ↑ Dawson, S., « “Distancing” as un Aesthetic Principle », in Australasian Journal of Philosophy, vol. 56, 1959.
  • 3 ↑ Dickie, G., « Le mythe de l'attitude esthétique » (1964), trad. in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988.
  • 4 ↑ Schaeffer, J.-M., Les Célibataires de l'art. Pour une esthétique sans mythes, Gallimard, Paris, 1996.

→ désintéressement, distance esthétique, esthétique




histoire de l'esthétique

Esthétique

Tel qu'il apparaît en 1735, sous la plume de Baumgarten(1), le mot esthétique renvoie à « la science de la connaissance sensible ». Ayant transité du grec à l'allemand par le latin, il conserve la référence à la distinction antique de l'intelligible et du sensible, alors que le rapport aux œuvres d'art et au beau ne lui est en revanche pas essentiel. On mesure le décalage entre les deux significations, l'étymologique et la moderne, dans la terminologie même de Kant, dans la décennie qui sépare l'« Esthétique transcendantale » de la « faculté de juger esthétique ». Si l'esthétique est ce par quoi le sensible revient à la philosophie, son histoire ne peut manquer d'avoir partie liée avec elle.

Pourtant l'esthétique – la chose et non le mot – ne naît pas seule et elle se trouve d'emblée, autour de 1765, associée à la théorie des arts (Lessing), à l'histoire de l'art (Winckelmann), à la critique d'art (Diderot) et à l'examen des sentiments intervenant dans l'art (Mendelssohn, Sulzer). Sa définition philosophique bute sur la pierre de touche que sont pour elle les œuvres d'art. Si le beau n'est plus un canon, il continue de régler les débats au titre de la relation que le sujet entretient avec les œuvres. L'histoire de l'esthétique demeure tributaire de la double contrainte que représentent sa détermination philosophique et son articulation à la production artistique.

Kant invalide la proposition de Baumgarten de « soumettre l'appréciation critique du beau à des principes rationnels et d'en élever les règles à la dignité d'une science » ; par là, il élimine la critique du goût réclamée par la tradition anglaise (Shaftesbury, Home, Burke) et française (Batteux, Du Bos) au profit d'une Critique de la faculté de juger (1790). Ne produisant aucune connaissance, le jugement esthétique ne peut être pour Kant que « réfléchissant », indifférent à l'existence d'un objet, sans affect. Il relève d'une expérience interne, qui fait du beau l'évaluation de sa propre capacité de représenter et le produit du jeu des seules facultés de l'esprit. L'expérience artistique ne vaut qu'au titre de son caractère exemplaire pour la compréhension de l'expérience humaine en général.

Le développement de l'esthétique au xixe s. reste en partie inscrit dans celui de la philosophie. Hegel construit cependant son Cours d'esthétique contre la solution kantienne qui ne proposait ni objet ni méthode et, comme Schelling, il s'oriente du côté d'une philosophie de l'art. Il propose une catégorisation triadique des modes artistiques et des formes d'art qui intronise uniquement le beau artistique et supprime définitivement la référence à un paradigme naturel (encore sous-jacent au projet kantien). Dans la lignée de Schiller et des romantiques (Schlegel, Novalis, Solger), il conceptualise l'historicité. Il transforme l'esthétique en une philosophie de l'histoire appliquée à l'histoire des arts et ouvre la voie aux débats sur la hiérarchie des arts et les valeurs des formes d'art qu'alimentent encore Schopenhauer et Nietzsche. En même temps, il soumet les arts à un mouvement d'absolutisation métaphysique de l'art qui annonce les développements heideggeriens.

La seconde moitié du siècle est marquée, principalement en Allemagne, par la constitution des sciences de l'esprit ; elles entendent confronter l'esthétique philosophique à l'exigence de scientificité de l'histoire positive de l'art et aux avancées de la psycho-physiologie expérimentale relatives à la compréhension des mécanismes de la perception (Herbart, Fechner, Helmholtz, Zimmermann, Wundt). Il en naît une autre esthétique qui met l'accent sur les questions de forme et d'empathie (Lipps, Vischer), de visibilité et d'activité artistique (Fiedler). Tant dans les arts visuels (Hildebrand, Brinkmann, Schmarsow) qu'en musique (Hanslick, Westphal), elle ouvre la voie à une théorie de l'expressivité mais réinvestit à l'occasion les perspectives morphologiques issues de Goethe. Elle est au fondement de la « science de l'art » (Riegl, von Schlosser, Wölfflin, Warburg, Panofsky) mais féconde aussi l'intuitionnisme de Croce et le vitalisme teinté de sociologie des esthéticiens français (Guyau, Séailles).

La querelle de l'abstraction (Worringer) ouvre le xxe s., sans relation directe avec l'évolution picturale contemporaine et en marge de la philosophie institutionnelle. La polarité entre esthétique post-kantienne et science de l'art se perpétue ainsi jusqu'au milieu du siècle, renouvelée par l'impact de la phénoménologie et de la sémiotique. Si la théorie de l'art d'inspiration saussurienne (Marin, Damisch) s'inscrit dans l'optique formaliste, elle bénéficie également des apports de la psychanalyse et de l'histoire critique des idées. À travers l'école de Marburg, la phénoménologie est au contraire héritière du subjectivisme de l'expérience esthétique (Volkelt, Geiger), mais elle ne trouve son plein épanouissement que dans la recréation opérée par Merleau-Ponty.

Après 1950, l'objet prioritaire de l'esthétique est de répondre à la stratégie de rupture inaugurée par les avant-gardes artistiques. Dans la mouvance du dernier Wittgenstein s'impose la thèse que l'art est un concept ouvert, non définissable. Ce scepticisme aboutit pourtant à relancer un questionnement d'où va émerger toute une gamme d'approches et de définitions : institutionnelle (Danto, Dickie), ontologique (Currie, Zemach), intentionnaliste (Wollheim, Levinson), sémiotique (Goodman), etc. Sur le versant phénoménologique, les tendances dominantes portent sur la dimension historico-politique (Benjamin, Adorno), l'enjeu d'une rationalité esthétique sui generis (Seel, Menke, Wellmer) et l'horizon heideggerisant de la déconstruction (Derrida, Nancy, voire Lyotard). Ce qui peut relier malgré tout des recherches aussi disparates, c'est la place de plus en plus importante reconnue à la notion de contexte, même si l'on déplace en fait les divergences du contenu des doctrines aux multiples interprétations qu'on donne du terme.

Non cumulative, l'histoire de l'esthétique reprend les voies ouvertes dès son origine plurielle et ne cesse d'explorer les apories que les tentatives liminaires de définition ont suscitées. Entre analyse des œuvres et portée métaphysique, entre critique du goût et promotion sensible de l'expérience, elle n'a en définitive jamais tranché.

Danièle Cohn

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Baumgarten, A., « Meditationes philosophicæ de non-nullis ad poema pertinentibus », in Baumgarten, Esthétique, trad. J.-Y. Pranchère, L'Herne, Paris, 1988.
  • Voir aussi : Bayer, R., Histoire de l'esthétique, A. Colin, Paris, 1961.
  • Becq, A., Genèse de l'esthétique française moderne (1680-1814), Albin Michel, Paris, 1994.
  • Jimenez, M., Qu'est-ce que l'esthétique ?, Gallimard, Folio, Paris, 1997.
  • Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, Paris.
  • Rochlitz, R., les Théories esthétiques après Adorno, Actes Sud, Arles, 1990.
  • Saint-Girons, B., Esthétiques du xviiie siècle. Le modèle français, P. Sers, Paris, 1990.
  • Schaeffer, J.-M., l'Art de l'âge moderne. L'esthétique et la philosophie de l'art du xviiie siècle à nos jours, Gallimard, Paris, 1992.

→ esthétique, faculté de juger, jugement (esthétique)




esthétique industrielle


Calqué sur l'anglais industrial design au début du xxe s.

Esthétique

Tentative de conjuguer de manière fonctionnelle les dimensions esthétique et industrielle de l'artefact, caractéristique de l'idéologie moderniste.

La notion en apparence si peu philosophique de l'esthétique industrielle pose la question philosophique majeure du rapport entre éthique et esthétique. En pensant la quantité et la qualité de l'ornementation en conformité au statut du destinataire, l'âge antique et l'âge classique concevaient en effet l'esthétique sur fond d'éthique sociale au sens de l'ethos de classe. Si la recommandation de l'architecte Marc-Antoine Laugier à propos des logements des pauvres que l'on y rencontre « beaucoup de propreté et de commodité, point de faste », ressemble à s'y méprendre à une déclaration de type moderniste, elle en est pourtant l'exacte antithèse : ce qui est affirmé ici c'est la préséance de l'éthique sociale qui veut que des logements destinés à des usagers occupant le bas de l'échelle sociale ne comportent aucun faste. Cette prescription peut paraître cynique, elle n'en relève pas moins de l'éthique au sens de ce qui a trait à l'ethos. Une telle demande revêt un tout autre sens avec le Modernisme dans la mesure où l'ethos ne se situe plus en amont mais en aval, il résulte d'une esthétique dont le produit industriel « anonyme » est emblématique. Les écrits de Le Corbusier(1) constituent la synthèse éblouissante de cette idéologie dont l'esthétique industrielle est l'Idéal.

La préséance de l'esthétique dans le Modernisme ne signifie cependant pas l'abandon de toute ambition éthique, bien au contraire. Elle renvoie à la croyance que, soumis aux influences bénéfiques d'un programme architectural dominé par les valeurs de clarté et de fonctionnalité, l'usager sortira régénéré de ce bain de beauté. Le matériel hygiénique et la maison de verre constituent deux paradigmes centraux de cette nouvelle esthétique où, selon le mot du poète P. Scheerbart, « la vermine est persona non grata. » Parce que la laideur est moralement indéfendable, la beauté est plus qu'un programme esthétique et doit profiter à l'ensemble de la société.

Tout est pour le mieux si cet usager adopte les valeurs qu'emporte avec elle cette architecture. Sinon, il ne reste plus qu'à espérer qu'elle sera assez puissante dans ses effets pour produire l'homme nouveau qu'elle appelle de ses vœux. Comme l'écrit le peintre J. Gorin : « Les temps machinistes vont bouleverser complètement la vie de l'homme, ils vont préparer les sociétés futures sans classes. La plastique pure dans le domaine architectural créera l'ambiance adéquate à la vie collective nouvelle. »(2).

En d'autres termes, elle revendique un « Idéal de décor » à l'intérieur duquel s'épanouira cet être « qui a en lui-même la fin de son existence, l'homme, cet être qui peut déterminer lui-même ses fins par la raison »(3). Avec l'esthétique industrielle, le Modernisme voudrait donner une « présentation sensible » à un tel Idéal de beauté ou de perfection, en tant qu'il repose sur la raison et non sur une fantaisie personnelle comme le serait un Idéal de belles fleurs.

Mais cette éthique qu'il pensait pouvoir soumettre à l'ordre de ses raisons s'est finalement révélée l'écueil sur lequel allait buter le mouvement moderne, dès lors que les objets produits pour transformer la vie furent accaparés par les groupes socialement dominants qui, à travers eux, et comme l'avaient toujours fait leurs aïeux, affirmaient leur ethos de classe. L'éthique du design était née ; la parenthèse du Modernisme pouvait se refermer en ce sens que l'éthique retrouvait ses prérogatives anciennes mais, à rebours de l'âge classique, de manière honteuse : le design continuait à véhiculer une idéologie du bien être pour tous à travers la « bonne forme », tout en permettant à l'ordre social et aux hiérarchies qui le constituent de se perpétuer en procurant à la classe dominante les signes de distinction dont elle a toujours été grande consommatrice.

Jacques Soulillou

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Le Corbusier, l'Art décoratif aujourd'hui (1925), rééd. Arthaud, Paris, 1990 ; Lorsque les cathédrales étaient blanches... Voyage au pays des timides (1937), rééd. Denoël, Paris, 1977.
  • 2 ↑ In Cercle et Carré en 1930, rééd. Belfond, Paris, 1971.
  • 3 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, § 17, Vrin, Paris, 1968, p. 74.
  • Voir aussi : Heskett, J., Industrial Design, Thames and Hudson, Londres.
  • Lœwy, R., La laideur se vend mal (1953), trad. M. Cendrars, rééd. Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1990.
  • Souriau, P., La beauté rationnelle (1904).

→ décoratif, modernisme, modernité




Le regard esthétique est-il affaire d'éducation ?

Le regard esthétique désigne métaphoriquement l'action de considérer et de recevoir esthétiquement un objet dont il importe peu à cet égard qu'il soit appréhendé grâce à la vue, comme un tableau ou un texte, grâce à l'ouïe, comme une sonate, ou grâce aux autres sens.

Le regard esthétique

Il se caractérise davantage par une posture que par un état du sujet « regardeur », l'état pouvant prendre des modalités fort différentes, allant de l'approche conceptuelle la plus intellectualisée à une quasi-extase totalement sensuelle.

La posture, volontaire ou involontaire – là est le problème – du sujet peut, en fonction du statut de l'objet, avoir deux types de modalités. D'une part, face à un objet artificiel ou naturel dont il sait qu'un individu ou un groupe le juge déjà comme étant artistique ou pouvant engendrer un regard esthétique, le sujet peut, à son tour, considérer qu'il relève de l'art ou bien du sans-art(1) et/ou confirmer ou bien infirmer qu'il peut engendrer un regard esthétique ; dans les deux cas, il a une position esthétique : dans un cas, le regard est esthétique positivement et toujours engendre un rapport esthétique à l'objet et un état particulier du sujet ; dans l'autre, il est esthétique négativement et souvent est suivi d'une absence de rapport esthétique à l'objet et de transformation notoire de l'état du sujet. D'autre part, le sujet peut toujours recevoir esthétiquement un objet artificiel ou naturel qui n'a jamais été considéré ni comme artistique, ni comme pouvant générer une posture esthétique, c'est-à-dire qu'il peut le considérer sous un autre angle que celui de la simple utilité ; il pense et expérimente alors que cet objet peut relever du registre de l'œuvre d'art et/ou de celui du beau et du sublime.

Mais les faits sont là : il n'y a pas d'universalité de facto du regard esthétique : aucun objet n'engendre chez tout sujet un regard esthétique, ni a fortiori le même regard esthétique ; certains sujets n'ont peut-être aucun regard esthétique, en tout cas, tous les sujets n'ont pas eu, n'ont pas et n'auront pas le même regard esthétique, un, unique, universel, anhistorique et intemporel. Le constat s'impose non seulement aujourd'hui, par exemple pour les productions de l'art contemporain ou de cultures peu ou mal connues par un sujet, mais aussi depuis toujours ; face à un objet considéré esthétiquement par un individu ou par un groupe comme étant, par exemple, une œuvre d'art, chacun ne réagit pas de la même façon ; certains admirent, contemplent ou aiment l'objet, d'autres pas, certains estiment que c'est une œuvre, d'autres pas, certains affirment que c'est de l'art, d'autres pas.

Il y a donc problème : dans les faits et par contrecoup dans la théorie. Le regard esthétique n'est-il que l'effet d'un ensemble de déterminations non-esthétiques ? A-t-il alors une quelconque valeur et un quelconque intérêt ?

Qu'est-ce qui rend possible le regard esthétique, voire qu'est-ce qui le conditionne ou le détermine ? Est-il simplement affaire de personnalité ou bien de hasard, d'influences matérielles et idéologiques ou bien d'éducation ? Si la personnalité, le hasard et les influences matérielles et idéologiques peuvent être aisément repérées, le rôle de l'éducation est plus complexe et, par là même, plus intéressant : comment, en effet, penser les rapports réels, possibles et souhaitables entre le regard esthétique et l'éducation ? Poser ces questions est fondamental, il en va de la nature et du statut du regard esthétique.

Une affaire de société et d'histoire

Dans sa célèbre analyse de L'origine de l'œuvre d'art, Heidegger remarque avec justesse que l'on peut avoir un regard non-esthétique d'une œuvre d'art : on peut la considérer comme n'importe quelle autre chose. Ainsi, tel un vulgaire porte-bouteilles, un tableau peut être emballé, expédié dans un train et stocké dans une cave ; aucun regard esthétique ne préside à ces opérations qui ne relèvent que de la manipulation et de la conservation d'objets ; d'ailleurs, le travail d'un conservateur de musée artistique est, pour une très grande part, comparable à celui d'un conservateur de musée scientifique ou historique, disons un musée de la bicyclette. Quelques années avant l'apparition du groupe d'artistes Supports-Surfaces, mais sans avoir les mêmes intentions qu'eux, le philosophe allemand peut ainsi écrire, que « la toile est accrochée au mur comme un fusil de chasse ou un chapeau »(2). L'œuvre est ainsi reçue comme un objet ordinaire : elle peut alors, au mieux, décorer, parfois avoir une utilité – on raconte que le seul tableau que vendit Van Gogh fut très vite utilisé pour boucher le trou d'un poulailler –, le plus souvent passer inaperçue, c'est-à-dire n'être perçue et reçue par aucun regard esthétique ; ainsi, bien des temples, statues, peintures, textes, musiques, etc. ne furent conçus et, dans un premier temps, reçus que comme des outils, des moyens, des signes et des représentations d'un pouvoir.

De même, il arrive que ce qui se donne comme étant une œuvre d'art dans l'art contemporain soit considéré non-esthétiquement, parfois par le public et même, exceptionnellement, par des employés des musées d'art : il n'est même pas identifié comme étant exposé ou installé, on nie sa prétendue essence en ignorant son existence et il peut être mis, par mégarde, dans les poubelles à la fin de l'exposition, tel un vieux papier ou une boîte sale et inutile ; cela est arrivé. Un manque d'information, une erreur d'exposition, un défaut de contextualisation ou peut-être une absence de force extrinsèque de l'œuvre bloquent donc l'émergence de certains regards esthétiques. Au début du siècle dernier, Duchamp avait pointé ce problème des conditions de possibilité de ce type de regard en exposant des objets déjà faits industriellement par une équipe inconnue de techniciens et d'ouvriers. En effet, le musée muséalise l'objet qui y est exposé et esthétise le regard de celui qui regarde l'objet ; souvent, la raison principale qui incite le regardeur à trouver que la toile accrochée au mur est une œuvre d'art à contempler est qu'elle est dans un musée d'art et non dans un poulailler, une cave ou un musée de la bicyclette. Ces ready-made laissaient à penser que le regard esthétique est fabriqué et déterminé ; Duchamp provoquait l'interrogation et la réflexion et peut-être, corrélativement, conditionnait un regard esthétique d'un autre type.

De leur côté, les sciences humaines ont démontré que le regard esthétique d'un individu ou d'un groupe est influencé par le milieu dans lequel il se déploie. Ainsi, l'histoire montre qu'avec le temps la manière dont on considère un même objet – peinture d'histoire, musique militaire, texte religieux, couronne royale, affiche publicitaire, photographie de famille, etc. – se transforme totalement : le regard utilitaire peut devenir esthétique et, au fil du temps, une approche esthétique peut passer de la reconnaissance que l'objet est artistique à l'affirmation que c'est un chef-d'œuvre absolu : témoin le destin des Iris, non vendus du vivant de Van Gogh, et Du côté de chez Swann, refusé par Gallimard et vendu à compte d'auteur par Proust. Pour Feuerbach, « Les temples érigés en l'honneur de la religion le sont, en vérité, en l'honneur de l'architecture. »(3) : le regard a besoin de certaines conditions historiques pour pouvoir devenir esthétique. La sociologie, en particulier la critique sociale du jugement entreprise par Bourdieu(4), explique quant à elle comment l'appartenance à une certaine classe sociale conditionne la possibilité et les modalités d'un point de vue esthétique : le docte, l'autodidacte, le mondain ou le petit-bourgeois n'ont ni le même regard, ni le même goût, ni la même esthétique. Enfin, la psychanalyse explique comment l'histoire et la vie psychiques du sujet, et en particulier la spécificité de ses processus de sublimation, conditionnent les modalités de son regard esthétique, aussi bien pour l'artiste(5) que pour celui qui est face à un objet relevant de l'art ou du sans-art.

Ainsi, une partie de la philosophie, des sciences humaines et de l'art reconnaît que le regard esthétique est affaire de société et d'histoire, sur le plan collectif et individuel. Mais peut-on réduire ce type de regard à cela ? N'est-il pas d'abord une affaire d'éducation ? Si oui, faut-il réduire l'éducation à du social et à de l'historique ? Bref, si l'on peut reconnaître les influences conditionnant ce regard, doit-on en conclure qu'il est totalement déterminé ou bien peut-on montrer qu'il peut être l'occasion de l'exercice d'une certaine liberté et d'une élévation certaine ?

Une affaire d'éducation

Ces questions concernent tout homme. De facto, tout le monde n'est pas impliqué par elles, ce qui est éthiquement regrettable ; de jure, tout le monde devrait l'être : le regard esthétique est une expérience que chaque homme devrait avoir faite et devrait faire, car il peut être un bien qui élève l'homme face à ce qui est considéré comme une œuvre d'art ou face à ce qui est du sans-art, artificiel ou naturel. C'est parce que ce type de regard relève du bien et du devoir être universel que la question de l'éducation peut et doit se poser. C'est le devoir être universel de l'éthique qui fonde en raison pratique le devoir être universel du regard esthétique et donc de l'esthétique.

Ces questions concernent donc enfants et adultes, critiques et théoriciens, artistes et regardeurs. Le souci des enfants doit mobiliser éducateurs et institutions scolaires, culturelles, artistiques, médiatiques et politiques, celui des adultes prendre en compte l'éducation et l'auto-éducation, la formation et l'information, la transmission et la communication. Une perpétuelle formation approfondie et modeste et non une tendance dérisoire à la mode, au dogmatisme, au spectaculaire et au narcissisme, s'impose aux critiques, de même qu'aux théoriciens une capacité à l'ouverture et à la remise en cause, une confrontation aux autres regards esthétiques et une effectivité dans la conceptualisation et la problématisation. Quant aux artistes, ils doivent pratiquer un regard esthétique instruit, curieux et parfois critique, à la fois sur l'art et le monde en général et sur leur œuvre en particulier. Bref, tous les regardeurs doivent s'éduquer et être éduqués.

Mais comment ? Quel type d'éducation est nécessaire pour ces regards esthétiques ?

Il va de soi que l'éducation du regard esthétique ne peut être ni un dressage, ni une création d'automatismes, ni un endoctrinement idéologique, ni un gavage d'esprit, ni une manipulation de la sensibilité, ni un étourdissement dans la nouveauté, ni une fuite dans l'érudition, ni une histoire désincarnée, ni une théorie desséchée, ni une mise en place de distinctions, ni une pratique ennuyeuse et stérile. Tout cela existe malheureusement déjà et n'est pas l'affaire de l'éducation, mais souvent celle de la société et de l'histoire : l'éducation doit justement lutter contre et prendre en compte les conditionnements et réalités relevant de la société et de l'histoire pour éduquer, c'est-à-dire conduire à l'extérieur du cercle du conditionnement social et historique, conduire l'élève à s'élever plus que l'étudiant à étudier. L'éducation est plus élévation qu'étude, elevatio que studium. Si le regard esthétique doit être affaire d'éducation, c'est que la spécificité de cette dernière est de lutter à la fois contre l'abaissement, la baisse et la bassesse, et pour la liberté, l'autonomie et le doute.

L'éducation doit en premier lieu permettre à l'individu de prendre conscience qu'il peut avoir un regard esthétique. Elle doit en créer les conditions et lui faire éprouver et expérimenter la positivité possible d'un tel regard. Ce dernier ne sera pas conformisme à un modèle préexistent, mais découverte infiniment enrichissante non tant d'un objet du regard, ni d'une modalité particulière de ce regard, que de l'existence même de ce regard. La prise de conscience réflexive de ce regard a pour conséquence nécessaire une exigence d'autonomie et de liberté : elle engendre chez chaque individu à la fois une lutte contre les conditionnements sociaux et historiques et un effort progressif de mise en œuvre de son propre regard esthétique particulier. Ce dernier est toujours minuscule, humble et ouvert à l'autocritique et à la critique, mais il est aussi habité par une exigence de pureté et d'authenticité, même si l'on sait que ce regard ne peut pas faire comme s'il n'était pas confronté à la société et à l'histoire dont il est partie prenante. Bref, l'éducation permet au regard de faire l'expérience de lui-même et de ses limites, de ses grandeurs et de ses servitudes ; elle offre au sujet la possibilité d'être hors de lui, de le goûter et de se construire à partir de cette extériorité constitutive. Grâce à l'éducation, le regard esthétique a une histoire et des métamorphoses, comparables à celles dont parle Nietzsche : d'abord chameau porteur des valeurs de la société et de l'histoire, il devient lion en se libérant de ces fardeaux pour enfin être enfant, c'est-à-dire créateur de valeurs nouvelles(6).

L'éducation du regard esthétique permet d'apprendre non seulement des choses et des méthodes nouvelles, mais surtout qu'il existe du nouveau auquel il doit se confronter : ce qui est mal ou non reçu, mal ou non expérimenté, mal ou non connu par le sujet ; le regard qui veut être éduqué doit s'y aventurer. Ainsi, il ne consomme plus socialement et / ou bêtement, il est évaluation des objets, c'est-à-dire à la fois classification – les uns en différence des autres – et classement – les uns par rapport aux autres.

Cette éducation se fait grâce à une confrontation constante avec les objets et les pratiques. Elle doit comporter un contact étroit avec l'exercice d'un art ou la fabrication d'un objet : on éduque son regard poétique en lisant et en écrivant, son regard musical en écoutent et en jouant. Mieux, elle doit favoriser la création du sujet, même si cette création est on ne peut plus élémentaire, à condition de lui permettre d'avoir sur sa propre production un regard lucide et critique. L'éducation doit apprendre à s'évaluer avec justesse et sévérité et non à s'auto-illusionner. Par là, le regard esthétique s'enrichit et devient plus libre, c'est-à-dire plus autonome, donc plus maître de ses propres lois, choix et goûts, et ce, toujours avec un doute méthodique, sans lequel aucun progrès n'est possible.

Le regard esthétique doit avoir affaire avec l'éducation, dans la mesure où cette dernière peut lui permettre non seulement de prendre des distances par rapport à sa société, son histoire et sa vanité, mais aussi de se découvrir, de se construire et de s'expérimenter positivement face à l'art et au sans-art.

François Soulages

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Est qualifié de sans-art un objet ou une pratique réalisé sans projet ni volonté artistiques ; cf. Soulages, F., Esthétique de la photographie, chap. 5, « Du sans-art à l'art », Nathan, Paris, 3e éd. 2001.
  • 2 ↑ Heidegger, M., Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Gallimard, Paris, 1962, pp. 12-13.
  • 3 ↑ Feuerbach, L., L'essence du christianisme (1841), « Introduction », in Manifestes Philosophiques, trad. Althusser, Maspéro, Paris, rééd. 10/18, p. 107.
  • 4 ↑ Bourdieu, P., La distinction, critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979.
  • 5 ↑ Freud, S., Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, trad. Gallimard, Paris, 1987.
  • 6 ↑ Nietzsche, F., Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), I, 1, « Des trois métamorphoses », trad. in Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, Paris, 1971.

→ esthétique, visible




Peut-on rendre compte rationnellement de la valeur esthétique ?

La notion de valeur esthétique ou artistique est des plus controversées. Il n'y a guère de consensus en ce qui concerne son statut (objectif ou subjectif, émotif ou cognitif, etc.), sa pertinence, sa légitimité ou son importance. Il existe des théories esthétiques dans lesquelles elle ne joue aucun rôle ; il en existe d'autres qui sont tout entières centrées autour de la question de la valeur.
Ces deux extrêmes ne répondent pas au statut, précaire mais non négligeable, des jugements de valeur dans nos rapports aux œuvres et aux phénomènes esthétiques, ainsi que dans nos discussions sur les œuvres d'art, qu'il s'agisse d'échanges entre amateurs ou de débats entre critiques experts. Une conception rationnelle de la valeur esthétique semble être nécessaire, moins comme définition du fait esthétique ou artistique, que par référence à nos efforts communs pour rendre justice à l'ambition inhérente aux œuvres d'art et à la sélectivité de notre perception.

Statuts de la valeur dans la théorie esthétique

La valeur entre norme absolu et relativité. L'importance de la notion de valeur esthétique a décliné au cours de l'histoire, au point qu'il faut aujourd'hui en faire l'apologie pour encore lui réserver une place significative. Jusqu'au xviie s., la valeur de l'art passait généralement pour objective et indiscutable. C'est au siècle des Lumières que le doute s'est fait jour à son sujet, entraînant le relativisme et le subjectivisme en cette matière.

En esthétique, la notion de valeur se rattache le plus souvent au caractère « absolu », estimable, désirable ou désiré des œuvres d'art (ou des objets investis d'un intérêt esthétique), voire à leur prix. La succession de ces termes correspond à une échelle qui va du caractère sacré des œuvres d'art à leur valeur utilitaire ou marchande. Mais ces deux extrêmes font l'impasse sur la valeur artistique ou esthétique. Dans le cas de l'œuvre sacrée, la notion de valeur est trop faible et trop relative pour rendre compte de son statut absolu ; en parlant de la valeur marchande ou utilitaire, on fait tout bonnement abstraction de la valeur proprement artistique ou esthétique de l'œuvre. Entre ces deux extrêmes, on considère que les œuvres ont plus ou moins de valeur, on les compare, on argumente ou discute sur leurs mérites respectifs ou sur leur importance respective. Dans de tels contextes, une œuvre peut être dévaluée ou réévaluée. De tels changements de statut relativement à la valeur des œuvres sont des processus normaux, dans la critique et dans le débat des historiens de l'art comme dans le commerce des arts.

L'« objectivité » de la valeur. Lorsque les hiérarchies sont stables pendant des périodes plus ou moins longues, la valeur des œuvres est parfois considérée comme « objective ». À vrai dire, cette objectivité est due au fait que la valeur en question est unanimement appréciée par les membres d'une communauté qui ne s'aperçoivent pas du fait que les membres d'autres communautés ne la considèrent pas comme telle. L'objectivité repose donc ici sur un partage implicite.

Dans un contexte de controverses sur la valeur des œuvres, on a tenté de leur attribuer certaines « qualités » soustraites à l'appréciation subjective. Une telle acception plus neutre semble échapper aux difficultés de la valeur « objective », mais la notion de qualité est simplement ambiguë. Elle peut, en effet, s'appliquer aussi bien à des propriétés descriptibles (« rouge ») qu'à des propriétés attribuées en vertu d'une préférence ou d'un jugement de valeur (« séduisant »).

Une appréciation énoncée comme une préférence (« j'aime ce tableau », « ce roman me plaît », « ce film est formidable ») n'est pas, à proprement parler, un jugement de valeur, dans la mesure où le locuteur maintient son point de vue même s'il n'est pas partagé.

En revanche, lorsque la valeur est attribuée à un objet ou à une performance en vertu d'un « jugement de valeur », le locuteur doit en principe avoir des arguments à l'appui de son évaluation pour espérer la partager.

La question du jugement de valeur

Le problème est donc de savoir quels sont les arguments ou les raisons susceptibles de fonder un jugement de valeur qui puisse être partagé – si tant est qu'un tel jugement puisse exister.

Quoi qu'il en soit, c'est un fait que nous discutons des œuvres d'art en pensant que ce que nous en disons n'est pas toujours et nécessairement idiosyncrasique. Nous savons en même temps que l'idiosyncrasie existe et que l'on peut aimer ou détester une œuvre d'art ou un phénomène esthétique, sans que cet enthousiasme ou cette aversion soient forcément partagés. Mais nous distinguons entre un propos qui ne fait qu'exprimer une préférence ou une antipathie, d'une critique qui exprime un jugement justifié sur la réussite, la grandeur, la médiocrité ou l'échec d'une œuvre d'art.

La notion de réussite ou d'échec fait partie du jeu de langage de la critique esthétique. La réussite – l'efficacité, l'intérêt, la signification remarquable, etc. – est l'ambition de toute œuvre, l'échec le risque que court son auteur. Mais la réussite ou la grandeur d'une œuvre ne sont pas définissables a priori ; elles dépendent notamment du genre abordé, du contexte culturel, de l'existence d'œuvres comparables, antérieures ou postérieures, etc. Il est donc difficile d'énoncer des critères généraux de réussite ou de valeur. Néanmoins, la critique, en discutant de l'œuvre, s'efforce, en tenant compte de tous ces paramètres et en mettant en jeu sa connaissance du contexte, de parvenir à un jugement de valeur et d'intérêt qui soit pertinent et équilibré. Entre le favoritisme ou la promotion et la sévérité excessive, une juste évaluation est l'un des objectifs et l'un des devoirs de la critique.

Le débat sur le relativisme et sur la validité intersubjective

Dans le débat sur la valeur esthétique, l'« objectivité » de cette valeur est toujours controversée. Arguant – avec raison – que les valeurs esthétiques, tout comme les valeurs morales, ne peuvent pas prétendre à la même objectivité que les vérités de la science, plusieurs philosophes (notamment Ayer et Stevenson) ont affirmé que ces prétendues valeurs (« x est beau ») étaient en fait des expressions d'émotions subjectives (« j'aime x »), assorties d'une invitation impérative au partage (« aimez-le vous aussi ! »). Il ne pourrait donc y avoir de bonnes raisons pour considérer qu'une œuvre d'art est bonne ou mauvaise. Selon ces auteurs, leur démystification des jugements de valeur ne pouvait alors conduire qu'à admettre le relativisme des valeurs.

Les arguments anti-relativistes de M. Beardsley. Beardsley(1) a défendu la thèse que ce n'est pas là le sens des jugements de valeur esthétiques. C'est un fait que, lorsque nous attribuons une qualité à une œuvre d'art, nous ne cherchons pas simplement à faire connaître nos préférences individuelles ou à exprimer des goûts collectifs, mais à dire quelque chose d'intersubjectivement valide sur cette œuvre. On peut considérer cette partie défensive de la thèse de Beardsley comme toujours actuelle. La question est de savoir si – et comment – un tel jugement à validité intersubjective est possible dans le domaine esthétique.

Beardsley a tenté de le fonder sur trois « critères » (ou « canons »), en fait très classiques : l'unité, la complexité et l'intensité ; il a, en revanche, exclu tout argument de type génétique (par ex. l'originalité) ou affectif. Le problème de la partie positive de cette théorie réside dans les préjugés qu'elle induit : sur la base de ces critères, Beardsley a été amené à émettre des jugements négatifs sur des œuvres aussi universellement reconnues que celles de Giacometti ou d'autres œuvres de tendance surréaliste ou dada. Plus généralement, il existe indéniablement des œuvres qui, sans répondre à ces critères pris littéralement, sont considérées comme importantes et significatives.

Objections. Goodman a été l'un des premiers à se détourner de ce type d'esthétique évaluative. Selon lui, le jugement esthétique est avant tout un jugement cognitif, le « mérite » des œuvres étant secondaire à ses yeux. Cependant, s'il minimise l'intérêt des débats sur cet aspect – selon lui surestimé dans les débats et les théories esthétiques –, il ne conteste nullement l'existence et la pertinence des jugements de valeur. Ainsi affirme-t-il lui-même volontiers que « la plupart des œuvres d'art sont mauvaises »(2), ce qui ne les empêche pas d'être « esthétiques ». En revanche, il ne dit pas au nom de quels critères il les juge mauvaises.

Se réclamant de Stevenson et de Goodman, Genette a ensuite actualisé l'argument « émotiviste » ou « subjectiviste » qui prive le jugement de valeur de toute pertinence intersubjective et en fait soit une expression irréductiblement subjective qui n'engage que l'auteur d'un tel pseudo-jugement, soit une préférence collective qui n'engage qu'une communauté(3).

Reconstruction des pratiques. Il reste que la fréquentation des œuvres d'art, tout comme le débat critique à leur sujet, ne font nullement abstraction de l'aspect évaluatif et ne considèrent pas qu'il est sans intérêt et sans pertinence, même s'il n'a pas le statut d'un énoncé scientifique. Être capable de porter un jugement fondé sur le degré de réussite d'une œuvre reste bien la marque de tout critique digne de ce nom et de tout amateur avisé. La question de savoir comment un tel jugement est possible garde ainsi tout son intérêt, même si l'on ne peut guère espérer donner à ce jugement le statut assuré d'un jugement de vérité, ni même d'un jugement moral. En effet, si, dans chaque culture, un consensus s'établit sur les chefs-d'œuvre, franchir la barrière des particularismes culturels reste toujours difficile. C'est à cette frontière que resurgit le problème des « goûts ».

Ce qui plaide en faveur du statut cognitif – et non simplement émotif – du jugement de valeur, c'est le lien entre l'ambition artistique sous-jacente à toute œuvre et la reconnaissance de cette ambition. Il y a de ce fait une continuité entre compréhension et évaluation : bien comprendre une œuvre, c'est aussi savoir si elle est réussie ou ratée, simplement intéressante ou importante et significative. « Statut cognitif du jugement de valeur » veut dire que, dans la mesure où le jugement favorable ou défavorable est irréductible à une préférence (ou une aversion), il doit reposer sur des arguments spécifiques(4).

Considérations critériologiques. Parmi ces arguments, il est plus simple de justifier les raisons négatives que les raisons positives. Tout indique qu'un document essentiellement constitué d'informations objectives (un rapport administratif, par exemple), un témoignage personnel sans exemplarité particulière (un journal intime d'adolescent), un produit révélant l'absence de maîtrise du matériau et de la technique employés (le travail d'un poète du dimanche), ont peu de chances d'être reconnus comme des œuvres d'art. En revanche, dire ce qui fait, d'une façon générale, la réussite ou la valeur des œuvres d'art, est impossible. Sinon, on pourrait donner la recette des chefs-d'œuvre. Il n'existe donc aucun critère qui soit universellement « applicable » et, dans cette application, infaillible. Sur ce point, l'esthétique kantienne n'est guère réfutable. Le jugement esthétique ne peut être porté qu'après coup et en fonction de chaque cas particulier.

Quoi qu'il en soit, la « cohérence » de l'œuvre, au sens non d'une « unité » classique de surface, mais d'une intégration maximale des éléments constituants, semble être une condition de son efficacité. Ce qui ne signifie pas qu'une œuvre rigoureusement construite est forcément supérieure à une œuvre apparemment plus improvisée ou plus décousue : dans ce dernier cas, la cohérence des composantes peut se situer à un niveau moins facilement perceptible, mais d'autant plus actif et plus intriqué dans plusieurs dimensions formelles et sémantiques. On peut supposer aussi qu'une œuvre aura d'autant plus d'intérêt que sa « cohérence » sera conquise sur des forces contraires qui en feront la richesse et la profondeur. Par ailleurs, plus on s'approche de l'époque moderne, plus le fait que l'œuvre apporte des perspectives, des techniques, des thèmes inédits ou renouvelés aura de l'importance. Mais ce ne sont là que des indications très générales, qui admettent bien des exceptions, étant bien entendu qu'il faut faire abstraction, ici, des préférences multiples et contradictoires qui peuvent se superposer à ces considérations générales, valables pour les jugements de valeur des récepteurs les plus informés et les plus expérimentés dans le domaine des arts.

Le concept de valeur esthétique semble devoir son statut problématique dans l'esthétique philosophique à deux absolutismes : celui d'une théorie – traditionnelle ou romantique – qui sacralise l'art, au point de n'admettre aucune interrogation sur une éventuelle relativité de cette valeur ; et celui d'une théorie qui porte sur les valeurs morales et esthétiques un regard démystificateur, ces valeurs ne relevant selon elle que d'une généralisation abusive de préférences subjectives. Dès lors que l'on reconstruit les pratiques des récepteurs d'œuvres d'art, on se rend compte que le débat critique parvient à faire la différence entre jugements de valeur argumentes et préférences pures et simples. Ordonnée autour des chefs-d'œuvre qui structurent chaque époque, l'histoire de l'art apporte d'ailleurs la preuve de la pertinence et de l'efficacité des jugements de valeur.

Rainer Rochlitz

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Beardsley, M., Aesthetics. Problems in the Philosophy of Criticism, Hackett, Indianapolis et Cambridge, 1958 et 1981.
  • 2 ↑ Goodman, N., L'art en théorie et en action, trad. J.-P. Cometti et R. Pouivet, Éd. de l'Éclat, Paris, 1996 ; Langages de l'art. Une approche de la théorie des symboles, trad. J. Morizot, J. Chambon, Nîmes, 1990.
  • 3 ↑ Genette, G., L'Œuvre de l'art, t. 2 « La relation esthétique », Seuil, Paris, 1997 ; Goldman, A., Aesthetic Value, Westview Press, Boulder, Colorado, 1995.
  • 4 ↑ Rochlitz, R., L'art au banc d'essai. Esthétique et critique, Gallimard, Paris, 1998.

→ critère, faculté de juger, norme, pluralisme, relativisme




Comment naturaliser l'esthétique et pourquoi ?

Sous la dénomination d'« esthétique », la réflexion philosophique englobe en général la création des œuvres et leur « contemplation ». Pourtant, en tant qu'il relève du faire, le geste artistique se distingue du discernement perceptuel (ou autre) en quoi consiste la « contemplation ». Or, à l'origine (chez Baumgarten) l'esthétique se voulait explicitement une analyse de l'attention. C'est Kant qui, tout en gardant cette définition attentionnelle, a commencé à brouiller les cartes en traitant conjointement du « génie ». Il importe plus que jamais de rétablir la distinction qui reposait sur l'intuition irréfutable que la création artistique et la conduite esthétique mettent en œuvre des ressources mentales et des intentionnalités différentes. L'indépendance des deux séries de fait est d'ailleurs illustrée par le fait que le champ investi par l'attention esthétique ne se limite pas au domaine des artefacts artistiques, et que toutes les œuvres d'art ne sont pas créées afin d'être investies par l'attention esthétique.

Qu'est-ce qu'une conduite esthétique ?

La relation esthétique s'instaure comme activité attentionnelle : on regarde un tableau ou un paysage, on écoute une pièce de musique ou un chant d'oiseau, on lit un poème, on touche une sculpture... Son premier trait distinctif réside donc dans le fait qu'elle est une mise en œuvre de l'attention cognitive, donc de l'activité grâce à laquelle nous prenons connaissance de la réalité dont nous sommes un élément. La fonction originaire et « canonique » de l'attention cognitive ne réside bien sûr pas dans son usage esthétique mais dans son utilité pragmatique, et la plupart de nos activités attentionnelles ne sont nullement esthétiques. Pour être de nature esthétique, l'activité de discernement doit donc encore remplir une condition supplémentaire.

Ramenée à l'essentiel, cette condition supplémentaire est la suivante : pour qu'une activité cognitive relève d'une conduite esthétique, il faut que sa finalité réside dans le caractère satisfaisant de cette activité elle-même. Autrement dit, la relation cognitive doit être entreprise et valorisée pour la satisfaction induite par sa propre mise en œuvre. Dans la relation esthétique, l'attention et la réaction appréciative forment donc une boucle interactive. L'enjeu immédiat de l'attention esthétique réside ainsi dans sa propre reconduction, ce en quoi, comme Kant l'avait déjà souligné, elle est très proche de l'activité ludique.

Il importe de voir que la finalité hédoniste de la relation esthétique investit uniquement l'activité attentionnelle. Rien n'exige que l'objet (re)construit par cette activité soit lui-même « plaisant ». Ainsi la relation esthétique avec une représentation artistique peut-elle être satisfaisante alors même que les sentiments induits par l'univers représenté sont éventuellement dysphoriques (il suffit de penser à la tragédie). L'inverse est tout aussi vrai : un objet peut évoquer en nous des sentiments plaisants tout en donnant lieu à une expérience esthétique non satisfaisante.

Le fait que la relation esthétique se définisse comme fonctionnement autotélique d'une attention cognitive appréciative n'implique pas que la conduite esthétique elle-même doive être désintéressée, donc dépourvue de fonction. L'analyse découvre qu'en réalité l'attitude esthétique est souvent enchâssée dans d'autres conduites par rapport auxquelles elle est fonctionnelle. Ainsi, dans de nombreux contextes rituels, des moments esthétiques jouent un rôle essentiel en tant qu'éléments de renforcement positif. Plus fondamentalement, dans la mesure où la conduite esthétique résulte de la conjonction de deux structures mentales de base (la relation cognitive et le calcul hédoniste), il est probable qu'elle remplit une fonction constante et stable dans l'économie mentale de l'être humain.

Appréciation et jugement

L'appréciation, c'est-à-dire le degré de (dis)satisfaction inhérent à l'attention esthétique, doit être distinguée de ce qu'on appelle couramment le jugement esthétique, c'est-à-dire l'acte judicatoire qui accorde telle ou telle valeur à l'objet lui-même. Le lien entre l'attention esthétique et la (dis)satisfaction est de nature causale : l'appréciation est l'état affectif causé par l'activité d'attention esthétique. Ce lien causal est constitutif de la relation esthétique comme telle, au sens où ce qui fait sa spécificité par rapport à d'autres relations au monde réside précisément dans le rôle autorégulateur que remplit ce lien causal. La relation entre l'attention esthétique et le jugement de goût est fort différente. D'abord, le lien entre les deux n'est pas celui, causal, entre un acte attentionnel et sa résultante affective : le jugement esthétique est un acte discursif – ou du moins un acte de pensée – conscient et réfléchi à travers lequel j'exprime (et éventuellement justifie) une sanction (positive ou négative) qui porte sur l'objet esthétique. En deuxième lieu, le jugement esthétique n'est pas une caractéristique interne de la relation esthétique : il n'en est qu'une conséquence contingente, contrairement à la satisfaction appréciative qui en est la finalité interne et le régulateur. Lorsque nous nous engageons dans une relation esthétique, ce n'est pas afin de formuler un jugement mais afin d'avoir accès à une expérience d'attention satisfaisante dans son déroulement même.

Dans la mesure où la conduite se définit comme une relation d'attention appréciative et pour autant que le jugement esthétique est une sanction de cette conduite, il ne saurait qu'exprimer une valeur subjective, puisqu'il trouve sa source dans un état de (dis)satisfaction, donc dans quelque chose qui est par définition une expérience personnelle. Comme Hume l'avait déjà noté, l'approbation (ou la désapprobation) du jugement esthétique n'est pas inférée à partir de la (dis)satisfaction, mais est impliquée dans le plaisir immédiat que les objets esthétiques nous donnent.

Cette explication du jugement esthétique en termes « subjectivistes » ne coupe pas le lien entre le jugement esthétique et l'objet sur lequel il porte. Elle n'affirme pas que les propriétés objectales et techniques de l'objet esthétique ne sont pas reliées au jugement. Elles le sont évidemment, puisqu'elles sont à la fois la cause et le réfèrent de mon activité cognitive. Elle n'affirme pas non plus que le jugement esthétique ne saurait être erroné, mais se borne à limiter la source de l'erreur éventuelle : un jugement esthétique peut être erroné quant aux traits objectaux qu'il sélectionne comme justification. La source de l'erreur ne peut se situer qu'au niveau de l'attention et non pas au niveau de l'appréciation. L'explication subjectiviste n'implique pas non plus que le jugement ne puisse pas être partagé : « subjectif » s'oppose à « objectai », et non pas à « général ». Dès lors que deux individus font la même expérience esthétique ou du moins une expérience comparable, leurs jugements esthétiques respectifs sont bien entendu partageables.

Vers une philosophie naturaliste des conduites esthétiques

Étant donné que la conduite esthétique naît de la conjonction de deux faits intentionnels de base – une activité cognitive couplée à une réaction affective – on peut formuler l'hypothèse qu'elle est une partie intégrante du répertoire mental des êtres humains. Elle doit donc être étudiée dans une perspective naturaliste.

Deux types d'études parlent fortement en faveur de cette hypothèse, et donc en faveur de la pertinence de la perspective naturaliste. La première est l'analyse comparative des cultures : l'étude transculturelle des conduites découvre qu'indépendamment de l'existence ou non d'une réflexion esthétique consciente, toutes les cultures connaissent des conduites esthétiques, même si les objets ou les événements sur lesquels elles portent sont fort variables d'une communauté à l'autre. Le deuxième type de confirmation provient des travaux de psychologie ou de neuropsychologie, d'éthologie ou encore de biologie de l'évolution. Ainsi les études neurologiques ont établi l'existence de connexions neurales directes entre les systèmes de traitement de l'information et le centre du plaisir/déplaisir. De même on commence à comprendre les dynamiques complexes qui correspondent à l'activation autotélique du traitement de l'information, c'est-à-dire qu'on commence à pouvoir rendre compte de l'existence d'activités d'attention en l'absence de toute urgence pragmatique. Or, c'est une telle activation autotélique qui définit l'attention esthétique. L'éthologie humaine de son côté montre par exemple que dans toutes les cultures du monde les visages humains sont investis esthétiquement, c'est-à-dire que certains objets esthétiques sont des constantes humaines. Quant à l'éthologie animale, de concert avec la biologie évolutive, elle nous renseigne sur une partie de la préhistoire évolutive de la conduite esthétique. Chez de nombreuses espèces les conduites esthétiques sont en effet le canal central par lequel s'exerce la sélection sexuelle, c'est-à-dire le choix du partenaire sexuel opéré par les femelles. Tel est le cas, entre autres, du chant des oiseaux. L'hypothèse selon laquelle la sélection sexuelle serait un des fondements évolutifs de la conduite esthétique, notamment dans le domaine de l'appréciation esthétique du corps humain, des visages, ou encore de la décoration corporelle, ne signifie bien sûr pas qu'elle soit l'unique facteur généalogique de la naissance des conduites esthétiques. Comme pour la plupart des conduites humaines, il faut admettre que la phylogenèse de la conduite esthétique humaine est due à la conjonction de multiples facteurs évolutifs. En tout état de cause, il faut distinguer entre cette éventuelle causalité évolutive et la causalité proximale, celle des motivations psychologiques et culturelles qui font qu'à un moment donné un individu va ou ne va pas adopter l'attitude esthétique.

L'analyse qui vient d'être esquissée permet d'échapper à une fausse alternative, celle qu'exprime la disjonction « relativité culturelle ou universalité ». Si on prend au sérieux l'approche naturaliste de la question esthétique esquissée ci-dessus, la réponse doit être plutôt : « universalité biologique et par conséquent relativité culturelle ». Il n'y a aucune contradiction entre l'existence d'invariants biologiques et la réalisation culturellement variable des conduites, dans la mesure où le potentiel de diversification est un des traits les plus prégnants de cette variété particulière de traits biologiques que sont les faits mentaux : la caractéristique biologique la plus importante du cerveau réside en effet dans la plasticité de l'activité neurale. Il y a des domaines où cette dynamique a été fort bien étudiée : on sait par exemple que la compétence linguistique met en œuvre des processus génétiquement fixés ; pourtant, la langue dont le bébé fera sa langue maternelle sera celle dans laquelle il baignera au moment de l'activation endogène de cette compétence. On peut supposer qu'il en va de même des conduites esthétiques, c'est-à-dire qu'elles sont caractérisées par la coexistence d'un soubassement universel (la structure intentionnelle de base de la conduite esthétique) et sa réalisation effective sous la forme d'une réalité culturellement spécifique (qui fait varier les types d'objets investis, la relation avec la création artistique, les types de catégorisations, les fonctions sociales...). L'approche naturaliste de l'esthétique philosophique ouvre ainsi un nouveau champ de recherches pluridisciplinaires susceptibles de nous éclairer sur un ensemble de faits humains encore mal connus et dont l'importance reste largement sous-estimée.

Jean-Marie Schaeffer

Notes bibliographiques

  • Hume, D., Traité de la nature humaine, trad. F. Baranger et P. Saltel, Flammarion, Paris, 1995.
  • Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1968.
  • Schaeffer, J.-M., Adieu à l'esthétique, Collège international de philosophie, PUF, 2000.