visible

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin classique visibilis, « qui a la faculté de voir », puis « qu'on peut voir », dérivé de visum ; emploi substantivé depuis le xviie s. au sens de « ce qui est perceptible par la vue ».


Dépréciation ontologique du monde visible par rapport au monde des idées dans la tradition intellectualiste héritée de Platon, recherche de l'essence du visible dans la phénoménologie de Merleau-Ponty, renouvellement de la théorie de l'image en esthétique contemporaine à partir de l'énigme du visible et de l'invisible.

Philosophie Cognitive, Esthétique

Contenu manifeste du monde sensible perçu par les organes de la vue. L'identité de la notion n'est cependant pas séparable des différentes articulations entre visible et invisible.

La philosophie de la connaissance de Platon instaure la fonction épistémologique du voir dans une perspective de dévaluation ontologique du visible par rapport à l'invisible. L'allégorie de la caverne(1) condamne en effet l'illusion trompeuse du monde des apparences et promeut l'élévation de l'âme vers la connaissance des Idées, invisibles à l'approche sensible. Plotin convoque le paradigme d'une vision intellectuelle qui transperce la matière aveuglante du visible pour accéder à un absolu transcendant(2). Si le discours de Descartes n'indexe plus le visible sur un monde intelligible, comme dans la tradition du platonisme, il n'en rapporte pas moins la structure de la visibilité à des catégories invisibles, telle la lumière(3). En réaction à cette pensée de la vision qui opère une séparation catégorique entre l'objet de pensée et l'objet de perception, la phénoménologie a mis résolument l'accent sur les modes d'apparaître des choses.

Ontologie du visible dans la phénoménologie de Merleau-Ponty

Dès la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty inscrit l'expérience visuelle du « corps propre » dans un rapport de co-naissance de l'être et du monde. Ses derniers écrits orientent sa recherche sur l'essence du visible. L'ontologie de la visibilité provient de la réversibilité du voyant et du visible. Le corps, par sa motricité, fait partie du monde visible et se voit voyant. Le concept de « chair » développé dans le Visible et l'invisible permet de comprendre le « chiasme » entre la visibilité et la corporéité. C'est dans le travail de la chair que prend forme la genèse du visible. Cette épaisseur qui enveloppe les choses rend possible leur communication avec le corps voyant tout en définissant une béance, une ouverture, dans la dimension de l'Être qu'est le visible. « La surface du visible est, sur toute son étendue, doublée d'une réserve invisible »(4). Il n'y a ni séparation, ni négation objective entre le visible et l'invisible, mais prégnance, entrelacement originaire noué par la relation de réversibilité du sentir et du monde. La réflexion sur la vision du peintre dans l'Œil et l'esprit a conduit à approfondir l'énigme du visible. Le regard de Cézanne face à la Sainte-Victoire demande de « dévoiler les moyens, rien que visibles, par lesquels elle se fait montagne sous nos yeux »(5). L'image n'a pas pour objet de manifester la chose visible mais la visibilité de la chose. Cette élection phénoménale de la peinture se retrouve dans le Credo du créateur de Klee selon qui « l'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible »(6).

Regards contemporains sur le visible et l'invisible des œuvres d'art

Les éclairages contemporains de la philosophie esthétique prolongent et questionnent l'ontologie du visible énoncée par Merleau-Ponty. J.-L. Marion interroge la possibilité de la phénoménologie à rendre compte de tous les modes d'apparition de la peinture. L'organisation du visible par la perspective est opposée à l'insertion, propre à l'icône, de l'invisible dans le visible. Cette pensée esthétique valorise la conception théologique de l'image, qui permet de « voir le visible en face, comme le don de l'apparaître »(7).

G. Didi-Huberman définit la modalité du visible par la relation du corps voyant à l'image. Il propose de dépasser la « vision tautologique », le mythe de l'œil immanent, qui ne saisit rien d'autre que l'évidence visible et la « vision croyante », la clairvoyance d'un œil transcendant, qui prévoit l'invisible au-delà du visible. Ces deux attitudes nient « l'œuvre de perte »(8) mise à jour devant l'image. S'impose la notion de « visuel »(9) liée au dessaisissement de la vision et à l'émergence d'un nouveau regard en deçà du visible. Cette « déchirure » de l'image répond aux théories de l'art qui prônent sa lisibilité en fonction de principes invisibles. L'optique interprétative de l'iconologie, qui dote l'analyste du regard transperçant de Lyncée, fait courir le risque de perdre la visibilité de vue, comme l'énonce D. Arasse(10).

M. Gagnebin envisage le problème du visible en esthétique à partir d'un excès de la vision, et non d'une théorie du manque, tout en donnant sens à la part d'invisible de l'œuvre. Elle formule l'hypothèse de « quelque hystérie du voir », d'une réaction de sidération et de déraison, qui tient « à un inassimilable »(11). Seule la convocation du plus grand nombre de vues – anthropologiques, philosophiques, psychanalytiques – permet d'exercer l'emprise d'un « regard actif » sur le rayonnement intarissable du visible. L'esthétique psychanalytique a pour projet de dévoiler cet « irreprésentable »(12) : noyau du vœu inconscient et des forces psychiques en conflit dans la poïétique artistique, il engage une économie du désir et une co-excitation du regard et de l'œuvre.

Cette nouvelle approche du visible liée à la métapsychologie freudienne et à l'herméneutique artistique appelle une résonance des « silences de l'œuvre ». Elle permet d'écouter la part d'invisible des images, notamment au cinéma avec l'utilisation du hors-champ et du son off. L'invisible se découvre les yeux ouverts et « les yeux grand fermés », comme dans l'œuvre posthume de S. Kubrick.

Diane Arnaud

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, la République, trad. R. Baccou, Gallimard, Paris, 1966, livre VII, pp. 273-277.
  • 2 ↑ Plotin, Ennéades, trad. E. Bréhier, Les Belles Lettres, Paris, 1991, livre V, pp. 58-61.
  • 3 ↑ Descartes, R., la Dioptrique (1637), « De la lumière », Gallimard, Paris, 1952, pp. 180-188.
  • 4 ↑ Merleau-Ponty, M., le Visible et l'invisible, chap. V, « L'entrelacs - Le chiasme », Gallimard, Paris, 1998, p. 197.
  • 5 ↑ Merleau-Ponty, M., l'Œil et l'esprit, chap. II, Gallimard, Paris, 1999, p. 29.
  • 6 ↑ Klee, P., Théorie de l'art moderne, trad. P.-H. Gonthier, chap. III, Gallimard, Paris, 1999, p. 34.
  • 7 ↑ Marion, J.-L., la Croisée du visible, PUF, Paris, 1996, p. 8.
  • 8 ↑ Didi-Huberman, G., Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, Paris, 1992, p. 14.
  • 9 ↑ Didi-Huberman, G., Devant l'image, Minuit, Paris, 1990, p. 26.
  • 10 ↑ Arasse, D., On n'y voit rien, Denoël, Paris, 2000.
  • 11 ↑ Gagnebin, M., Pour une esthétique psychanalytique. L'artiste, stratège de l'inconscient, PUF, Paris, 1994, p. 35.
  • 12 ↑ Gagnebin, M., l'Irreprésentable ou les silences de l'œuvre, PUF, Paris, 1984.
  • Voir aussi : Barthes, R., la Chambre claire. Note sur la photographie, Gallimard, Paris, 1980.
  • Clair, J., Éloge du visible, Gallimard, Paris, 1996.
  • Gagnebin, M., Du divan à l'écran. Montages cinématographiques, montages interprétatifs, PUF, Paris, 1999.

→ esthétique, expression, image, perception, phénoménologie de l'art, philosophie de l'art, vision