phénoménologie
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Philosophie Générale, Anthropologie, Épistémologie, Esthétique
École philosophique incarnée par Husserl et sa postérité. La phénoménologie a fortement renouvelé les méthodes de la philosophie européenne au xxe siècle. Elle s'oppose aux thèses issues du positivisme et récuse l'empirisme. La variété des expressions prises par ce mouvement est conforme à sa nature, par sa capacité à approcher les aspects spécifiques de chacun des champs considérés. La phénoménologie relaye le cartésianisme et le criticisme kantien dans leurs efforts pour substituer aux oppositions abstraites des distinctions relevant de la manière propre dont chaque objet se constitue pour notre regard. Elle vise en ce sens à exprimer le réel à travers les liaisons qui nous le laissent connaître.
La phénoménologie éclaire les modalités constitutives de l'expérience en interrogeant la relation entre le point de vue selon lequel cette expérience se déroule et le champ d'objet auquel elle renvoie. Sa méthode distinctive est la « description éidétique », qui vise à rendre raison de l'essence d'un phénomène à partir de la série des variations dont est susceptible son appréhension. Isoler un « noyau » invariant qui unifie ces variations permet de tenir celles-ci pour autant de déclinaisons ou de modes liés aux conditions de l'expérience qui se spécifie également par ce biais. La phénoménologie étudie ses objets a) du point de vue des actes qui ouvrent l'accès de l'évidence phénoménale, b) selon leurs structures propres, les formes constitutives et les normes régulatrices qui les caractérisent en eux-mêmes. Décrire la constitution des principales modalités du réel, c'est donc se tourner vers l'institution du sens où se configure cette réalité elle-même.
La phénoménologie est un sérialisme pour lequel la structure eidétique et les manifestations particulières sont indissociables. Leur mise en relation s'effectue chez Husserl à travers le prisme de la « mise entre parenthèses » (épokhè transcendantale) qui vise à rendre compte des phénomènes tels qu'ils se présentent dans leur nécessité d'essence par delà leur phénoménalisation particulière. Outre l'explicitation de son site philosophique propre, la phénoménologie accompagne chacun des domaines d'expérience en vue de mettre à jour son mode original de présence et de déterminer sa communicabilité comme ses limites. Elle a ainsi inspiré nombre de travaux portant sur des champs spécifiques : philosophie des sciences, psychiatrie, esthétique, morale, théorie de l'histoire...
La phénoménologie constitue l'une des traditions principales de la philosophie européenne du xxe siècle. Le radicalisme de la critique husserlienne du positivisme, tant en mathématique qu'en psychologie, exige de soumettre les thèses philosophiques au verdict des conditions d'effectuation des distinctions opérées dans chacun des champs considérés. La question de l'intentionnalité philosophique devient donc centrale, même si elle ne suffit pas seule – pas plus que la notion de « suspension de la thèse » – à caractériser cette école. Brentano distingue l'intentionnalité de son corrélat dans le monde, définissant ainsi le phénomène comme ce qui se donne à une intuition orientée vers le monde. La question devient alors d'échapper à l'empirisme qui semble associé à l'approche descriptive. D'où la nécessité d'établir les conditions méthodologiques pour atteindre le phénomène lui-même, en tant qu'il se donne objectivement à une conscience. Dans les Recherches logiques, Husserl(1) détermine les structures grammaticales et sémantiques en fonction desquelles une théorie peut se révéler dans une « intuition idéatrice ». La phénoménologie pure inscrit la connaissance dans l'horizon de la compréhension – correlation d'une orientation vers l'objet et de son remplissement intuitif. La phénoménologie valide les modalités par lesquelles un esprit réduit sa relation au monde à l'expression des formations logiques qui la structurent. Ces formations doivent donner accès, par l'intuition catégoriale, aux dimensions architectoniques de la constitution du monde lui-même, c'est-à-dire aux manières selon lesquelles le monde se constitue pour nous en corrélat de notre ouverture aux phénomènes. La phénoménologie ouvre donc nécessairement sur une ontologie formelle, qui rassemble les modalités de constitution de la mondanéité comme telle et de la réalité comme possible pur. Cette méthodologie établit à nouveaux frais les conditions de la relation entre le soi et le monde, déniant en particulier toute possibilité d'isoler l'une de l'autre ces deux dimensions corrélatives de toute révélation d'être.
La phénoménologie est aussi une attitude critique marquant de nombreux champs intellectuels dont certains auteurs ont adopté un style descriptif par référence à cette école philosophique. Psychologues théoriciens et cliniciens, sociologues de l'interaction sociale, architectes et urbanistes, critiques d'art et écrivains, sémioticiens, voire théoriciens de la politique attestent l'importance de l'intention de surmonter les querelles définitionnelles et les frontières domaniales pour traiter les phénomènes en fonction du mode d'accès des acteurs, des sujets ou des patients aux objets de leur pratique. Ni objectivisme, ni psychologisme, la phénoménologie décrit les modes d'accès de la conscience à la signification, ainsi que le précise Husserl(2), en explorant les structures de l'intuition objectivante (noèse) et de son corrélat noématique, le phénomène en tant qu'il est « inclus » réellement dans l'intuition au sein de laquelle il se donne. Cette intuition porte intrinsèquement sur les modalités formelles de la donation de ce qui se donne : son caractère indubitable lui est conféré par la « suspension de la thèse » (épokhè), qui vise à ne tenir pour valides que les « aspects » (Abschattungen) d'un phénomène qui, se donnant de façon intégrée, circonscrivent l'essence d'une phénoménalité particulière. L'essai en avait été mené par Husserl à propos des tempo-objets – structure propre à la temporalisation caractéristique de notre être-en-présence des choses. Ces Leçons de 1905 sont publiées en 1928 par Heidegger, dont les divergences avec son maître peuvent être appréciées relativement à elles. Récusant toute subjectivité transcendantale, Heidegger entend se situer dans la filiation des Recherches logiques et de la prévalence du pôle objectai. L'être-temporel devient ainsi une dimension ontologique qu'un Dasein (existant ouvert au monde) peut tenter d'appréhender dans sa réalité, celle d'une condition d'être qui interdit tout repos métaphysique dans une conscience stabilisée, « hors-temps », vers laquelle Husserl semblait revenir avec ses Méditations cartésiennes (1929).
La postérité husserlienne se joue donc dès avant 1930 dans cette position du sujet. Husserl peut bien explorer les structures du monde objectif dans sa dimension historique, c'est, souligne J.-T. Desanti, la dimension d'ontologie formelle qui atteste l'apport husserlien à la philosophie contemporaine. Les questions relatives à l'accès au sens, à la réduction phénoménologique et aux voies de recherche philosophique ont défini sa postérité philosophique, de E. Fink et R. Ingarden à Sartre et à Merleau-Ponty ou à Schutz et à Lévinas. Plutôt que de se déployer avec Heidegger en une « histoire de l'être », la phénoménologie husserlienne maintient le primat de la connaissance objectivante et définit les régions d'être en fonction des modes d'accès expérimentaux qu'il est possible de déterminer. Sa fécondité « domaniale » fut ainsi assurée par nombre de praticiens qui déployèrent les méthodes husserliennes pour constituer le champ propre de leur domaine de recherche. M. Scheler ou Ricœur s'efforcèrent de conjuguer phénoménologie, morale et histoire ; Lévinas, traducteur des Méditations cartésiennes, déploya une philosophie rigoureuse de l'altérité, tandis que Sartre, récusant aussi bien l'ego transcendantal que l'ontologie heideggerienne, développa une philosophie profilant les significations existentielles sur le fond d'une réflexion sur les motivations propres à chacun des « agents ». De son côté, Merleau-Ponty marqua durablement la philosophie française en déployant sa phénoménologie de la perception en un filtre pour accueillir l'ensemble des manifestations au travers desquelles la relation au monde se détermine par des liens irrécusables, où se disent les dimensions de spatialité, de temporalité et d'affectivité que ma connaissance redouble d'un discours objectivant. La psychiatrie phénoménologique se développa chez Binswanger et, de Lacan à P. Fédida, la psychanalyse fut marquée par son approche, comme l'esthétique le fut chez Ingarden, M. Dufrenne et H. Maldiney. Derrida, en constituant le texte en un champ spécifique de l'approche phénoménologique, créa une démarche nouvelle, qu'il opposa dès Glas (1972) à celle de Sartre, pour approcher les phénomènes issus à proprement parler des effets par lesquels le sujet s'inscrit dans une relation réflexive par la médiation de l'écriture, où s'altère toute identité du fait même qu'elle doit s'énoncer. Ces travaux ont pour postérité ceux de J.-L. Nancy, D. Franck, J.-L. Chrétien et R. Barbaras.
Reprise des traditions philosophiques les plus centrales (du socratisme au cartésianisme et au kantisme), la phénoménologie s'articule enfin aux diverses méthodologies historiques et herméneutiques par l'intermédiaire desquelles la philosophie se situe relativement à sa propre histoire. Elle a particulièrement contribué à réévaluer certaines des traditions philosophiques : il en est ainsi de Platon, de Kant ou de Nietzsche dans la perspective de Martin Heidegger ou d'Eugen Fink. Il est conforme à son orientation que le travail phénoménologique soit spécifié à partir de son objet, d'où la variété des styles philosophiques pratiqués par les auteurs qui se réclament d'elle ou qui lui doivent l'essentiel de leurs méthodes. En France, où la phénoménologie se développe depuis les années 1930, le conflit méthodologique se radicalisa dans la mesure où l'opposition entre structure et histoire traversait chacune des écoles en présence durant les années 1960 : Lévi-Strauss et Merleau-Ponty se réfèrent à la linguistique, Sartre et Foucault à l'histoire, Ricœur et Lévinas à l'herméneutique, Binswanger et Lacan à la psychologie, de sorte que la phénoménologie pouvait simultanément sembler critiquée par de nouvelles approches et constituer le sol originaire de leur déploiement.
Gérard Wormser
Notes bibliographiques
→ intentionnalité, ontique, ontologie, perspective, phénomène
phénoménologie de l'art
Esthétique
Approche philosophique de l'art qui s'inscrit dans le courant phénoménologique issu de Husserl et de Heidegger et procède par le biais d'une herméneutique des œuvres et des attitudes adoptées en face d'elles.
En inaugurant au début du xxe s. une nouvelle manière de philosopher(1), Husserl n'avait certes nullement en vue de mettre de nouvelles approches au service du questionnement esthétique ou de la compréhension des œuvres. Pourtant, se donner comme méthode de « revenir aux choses mêmes » et prendre pour objets d'étude l'expérience que nous en avons constitue un programme qui ne peut rester indifférent à ce qui fait la particularité des œuvres d'art et de la démarche esthétique. Comme dans les autres domaines de recherche, elle va privilégier l'intentionnalité, c'est-à-dire cette caractéristique que tout phénomène est phénomène pour une conscience et que toute conscience est conscience de quelque chose.
En dépit d'une très grande diversité de manifestations, il est à la fois commode et légitime de regrouper les études qui adoptent une problématique phénoménologique comme horizon de référence pour penser l'art en deux courants principaux, distincts quoique liés. Le premier, mis en chantier par Heidegger (et prolongé par Gadamer) traduit une influence indirecte de Husserl, réélaborée à l'intérieur de sa propre thématique philosophique. Dans le second courant, très bien représenté en France, l'influence est plus directe et en même temps plus ancrée dans un domaine spécifique d'expression artistique ; elle concerne en premier lieu Merleau-Ponty et des philosophes ou essayistes comme Dufrenne, Maldiney, Henry, Marion, Didi-Huberman, voire Barthes dans son dernier livre.
L'approche de Heidegger
Pour lui, l'artiste n'est pas un homme de projet qui aurait une idée avant de faire et qui voudrait réaliser ou appliquer cette idée. La conscience qu'il a de ce qu'il va et veut faire est à la fois imprécise et non maîtrisée ; elle est, au mieux, une orientation ; cette conscience est en mouvement et, en tous les cas, liée au phénomène auquel elle est confrontée dans l'élaboration de sa création. En effet, l'artiste ne distingue pas préalablement le sens et la forme de ce qu'il fait ; le tout fait et fera l'œuvre ; ne pas reconnaître cela, c'est s'interdire de bien penser l'art, l'œuvre d'art et l'artiste.
La réflexion doit, pour être pertinente, partir de l'œuvre ; ceci est une nouvelle manière de revenir aux choses mêmes. Si l'œuvre est bien d'abord une chose, elle n'est pas que cela ; elle n'est pas un outil. L'œuvre présente la vérité d'une chose : ainsi, le temple grec met en place un monde et révèle une terre(2). En effet, d'une part l'œuvre présente un monde qui existe par elle et qui concerne ce qui est le plus essentiel pour l'homme, à savoir, la vérité, le divin, l'humain, la vie, la mort, etc. ; d'autre part l'œuvre rend manifeste une terre, à savoir le matériau qui constitue l'œuvre, le lieu particulier où elle se pose et s'impose (par ex., la colline pour le temple), la nature naturante qui se distingue de l'œuvre artificielle et le fondement secret, voilé et oublié de toute chose. Par l'œuvre, terre et monde sont donnés intimement liés et intimement en conflit : la première attend l'effacement des formes et la naissance des symboles, le second la clarification des formes et la mise en place de signes et de signifiants. Par elle, ils sont dévoilés. Ainsi l'œuvre d'art accomplit la vérité, elle nous permet d'accéder au monde et à la terre, non pas réalisés, mais à l'état naissant et marqués par l'indétermination et la démesure. Le poème, en particulier, opère ce dévoilement du monde, car le langage est la demeure de l'Être(3).
Merleau-Ponty
La thèse centrale de l'Œil et l'Esprit est que l'art s'enracine dans l'antéprédicatif, c'est-à-dire dans ce qui est vécu et ressenti avant de pouvoir même être nommé. Ainsi, pour un peintre comme Cézanne, la vision n'est pas une opération de pensée permettant de représenter clairement l'idéalité du monde c'est une approche étonnée de ce monde dont il fait en même temps pleinement partie, car là est l'énigme de départ : le corps du peintre est à la fois voyant et visible. Ce statut particulier de tout homme et de tout observateur génère une série de paradoxes que la phénoménologie ne fait qu'épaissir et multiplier. La conséquence première et fondamentale est que tout corps « tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de lui-même, [...] le monde est fait de l'étoffe même du corps »(4). C'est pourquoi Cézanne affirmait paradoxalement que la nature était à l'intérieur. Merleau-Ponty peut en conclure que « tous les problèmes de la peinture [...] illustrent l'énigme du corps »(5). L'objet de la peinture est donc la visibilité en tant qu'elle exprime cette interaction, mieux ces entrelacs entre ce qui voit et ce qui est vu. En peignant, le peintre manifeste et montre comment le monde devient monde sous et par se yeux, car le peintre peint à la fois le monde et son monde. Tout en se mettant totalement dans ce qu'il peint, le peintre est le serviteur de ce qui est face à lui. Merleau-Ponty retrouve alors des accents heideggeriens : l'inspiration de l'artiste est « inspiration et expiration de l'Être, respiration de l'Être »(6).
Dans son dernier livre(7), Barthes utilise la phénoménologie pour penser la photographie : il en arrive à la conclusion que c'est la photographie ordinaire et non la photographie artistique qui est la plus riche. Cette réflexion laisse à penser que la phénoménologie de l'art a peut-être plus pour objet les rapports de l'homme au monde que la spécificité des réalités et des activités artistiques.
À travers ses deux grands courants philosophiques qui se rejoignent sans se confondre – l'un issu de Husserl et l'autre de Heidegger – la phénoménologie de l'art a pour trait caractéristique de mettre l'accent sur l'œuvre même dans les rapports que l'artiste entretient avec le monde. L'art est alors pensé comme une réalité qui permet de dévoiler la vérité et de s'ouvrir à l'être.
François Soulages
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Husserl, E., Méditations Cartésiennes (1929), trad. E. Lévinas et Peiffer, Vrin, Paris, 1969 ; l'Idée de la phénoménologie (1907), trad. Lowit, PUF, Paris, 1970.
- 2 ↑ Heidegger, M., « L'origine de l'œuvre d'art », in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Brokmeier, Gallimard, Paris, 1962.
- 3 ↑ Heidegger, M., « Pourquoi des poètes » in Chemins, op. cit. ; « [...] L'homme habite en poète [...] » in Essais et conférences, trad. Préau, Gallimard, Paris, 1958 ; Acheminement vers la parole, trad. Beaufret, Brokmeier et Fédier, Gallimard, Paris, 1976.
- 4 ↑ Merleau-Ponty, M., L'œil et l'esprit, Gallimard, Paris, 1964, p. 19.
- 5 ↑ Ibid., p. 21.
- 6 ↑ Ibid., p. 32.
- 7 ↑ Barthes, R., La chambre claire, Gallimard, Paris, 1980.
- Voir aussi : Didi-Huberman, G., Devant l'image, Minuit, Paris, 1990.
- Dufrenne, M., Phénoménologie de l'expérience esthétique, PUF, Paris, 1953.
- Gadamer, H. G., Vérité et méthode, trad. Sacre, Seuil, Paris, 1976 ; Qui suis-je et qui es-tu ?, trad. E. Poulain, Actes Sud, Arles, 1987.
- Henry, M., Voir l'invisible : sur Kandinsky, F. Bourin, Paris, 1988.
- Maldiney, H., Regard, parole, espace, L'Âge d'Homme, Paris, 1973.
- Manon, J.-L., la Croisée du visible, La Différence, Paris, 1991.
- Merleau-Ponty, M., le Visible et l'Invisible, Gallimard, Paris, 1964.