Théodore Chassériau
Peintre français (Santa Bárbara de Samaná, Haïti, 1819-Paris 1856).
« La position qu’il veut se créer entre Ingres, dont il est élève, et Delacroix, qu’il cherche à détrousser, a quelque chose d’équivoque pour tout le monde et d’embarrassant pour lui-même. » L’injustice de ce jugement de Baudelaire à propos du portrait équestre du calife de Constantine (musée de Versailles), présenté au Salon de 1845 en même temps que le Mūlāy ‘Abdal-Raḥmān de Delacroix, traduit bien le malentendu que n’a cessé de susciter l’œuvre de Chassériau, considérée comme une tentative de conciliation, insatisfaisante pour les deux camps, entre classique et romantique. Aussi ne faut-il pas s’en tenir à la facile opposition des écoles, mais admettre que la peinture de Chassériau traduit d’abord une personnalité dont l’originalité rend vains les classements.
Son génie comme sa vocation sont immédiats. Élevé à Paris dès l’âge de deux ans, il entre à onze dans l’atelier d’Ingres, qui voit en lui le futur « Napoléon de la peinture », débute à seize ans au Salon de 1836, séjourne à Rome (1840) et voyage en Algérie (1846), connaît des succès mondains et sentimentaux et meurt trop jeune, laissant une œuvre interrompue mais où l’essentiel a pu être dit.
Ce que Chassériau apporte, et que ses contemporains mêmes perçoivent dans son œuvre, c’est une qualité poétique, une nostalgie qui lui sont propres et qui donnent à la tradition ingresque une humanité et une inquiétude nouvelles. Des portraits comme celui de Lacordaire (Salon de 1841) ou des deux sœurs de l’artiste (Salon de 1843) [tous deux au Louvre], par l’importance donnée au regard, brûlent de vie intérieure. Le parti vient certes d’Ingres, mais la complication des accessoires chez celui-ci, la recherche raphaélesque de la plénitude, la hardiesse des accords de couleurs font place chez Chassériau à une simplification des effets, à une austérité qui sont la marque du « primitif » et qui expliquent cette progressive incompréhension entre le maître et son disciple, notée par ce dernier dès 1840.
Portraits, scènes mythologiques, bibliques, médiévales, orientales se rejoignent par cette même priorité donnée au mystère des personnages, plongés dans une réflexion ardente ou mélancolique mais toujours contenue. On a pu dire que Chassériau avait créé un type de femme : Esther se parant (1842, Louvre), Desdémone s’apprêtant à se coucher (1850, Louvre), les princesses Belgioioso (1847), Nymphe endormie (1850, musé Calvet, Avignon) et Cantacuzène (1855) montrent chacune « ...une volupté douloureuse, un sourire triste, un regard mystérieux s’allongeant à l’infini » qui « troublaient » Théophile Gautier.
Cette attention portée au secret des êtres distingue l’orientalisme de Chassériau, moins soucieux de la couleur locale et d’une lumière nouvelle que désireux de retrouver la vie de races nobles, disparues ou déchues mais toujours animées de cette fierté barbare que respirent ses héroïnes antiques. On comprend que Chassériau ait pu être un des grands peintres religieux de la période. Face à son condisciple Hippolyte Flandrin (1809-1864), les leçons du préraphaélisme le conduisent à un art non plus irénique et hiératique, mais capable de traduire le mystère de l’appel à la vie religieuse (Vie de sainte Marie l’Égyptienne, église Saint-Merri à Paris, 1841-1843) ou le drame de la Rédemption (Descente de Croix de Saint-Philippe-du-Roule, 1854-1856). Avec les fresques de la Cour des comptes, incendiée en 1871, dont seuls quelques fragments ont été tardivement sauvés, Chassériau donne son chef-d’œuvre : une geste opposant Paix et Guerre, un traité du bon gouvernement immédiatement sensible au spectateur par cette humanité donnée à l’allégorie, dont Puvis de Chavannes retiendra la leçon.