Adolphe Thiers
Homme politique, journaliste et historien français (Marseille 1797-Saint-Germain-en-Laye 1877).
1. Le journaliste libéral
Élève boursier au lycée de Marseille (1806), Adolphe Thiers étudie le droit à Aix-en-Provence, où il se lie avec l'historien Auguste Mignet. Reçu avocat en 1820, il monte à Paris, où Mignet le protège. Il donne des articles de politique ou de critique historique au Constitutionnel, avant de passer au Globe. Dès 1823, il publie les deux premiers volumes de son Histoire de la Révolution, qui est achevée, avec dix volumes, en 1827 : c'est moins le récit historique qui fera le succès du livre que l'éloge que l'auteur y fait de la monarchie constitutionnelle. L'ouvrage, remarquablement documenté, fondé sur de sérieuses recherches d'archives et sur des enquêtes faites auprès des survivants de la Révolution, connaîtra seize rééditions jusqu'en 1866. Il pose Thiers comme l'un des maîtres de l'école narrative en histoire.
La constitution, en 1829, du ministère ultra présidé par Polignac jette Thiers dans l'action. Celui-ci fonde le National avec Armand Carrel et Auguste Mignet chacun des trois devant prendre la direction du journal pendant un an : l'année 1830 ayant échu à Thiers, celui-ci se fait le défenseur de la Charte et préconise la candidature au trône de Louis-Philippe d'Orléans. Quand paraissent les quatre ordonnances de Charles X (25 juillet 1830), il rédige dans le National la protestation des journalistes libéraux. Menacé d'arrestation, il se cache durant les journées révolutionnaires (→ journées de juillet 1830), puis se rend à Neuilly, où il emporte l'adhésion de Louis-Philippe, qui accepte la lieutenance générale (31 juillet), puis le trône (9 août).
2. Le ministre de la monarchie bourgeoise
Élu député des Bouches-du-Rhône (21 octobre), Thiers devient conseiller d'État, secrétaire général du ministère des Finances, puis sous-secrétaire d'État de Jacques Laffitte et ministre des Finances (novembre 1830-mars 1831). Partisan de la « résistance », il soutient le ministère Casimir Perier (mars 1831-mai 1832) avant d'entrer, comme ministre de l'Intérieur, dans le cabinet Soult : il gardera ce portefeuille jusqu'au 22 février 1836, sauf un passage à l'Agriculture et au Commerce (janvier 1833-avril 1834). Le 13 décembre 1834, il est reçu à l'Académie française. Ministre de l'Intérieur, il défend la monarchie bourgeoise aussi bien contre les menées légitimistes (arrestation de la duchesse de Berry, 1832) que contre le parti républicain : toutes les insurrections libérales et ouvrières, à Paris (rue Transnonain) et à Lyon (Croix-Rousse), sont par lui impitoyablement écrasées.
Thiers préside, comme ministre des Affaires étrangères, le cabinet du 22 février 1836. Se fondant sur le traité de la Quadruple-Alliance, il veut intervenir en Espagne : le roi s'y opposant, il démissionne (septembre). Réélu député d'Aix (novembre 1837), il mène campagne contre Louis Mathieu Molé, jugé trop pacifiste ; le 1er mars 1840, il revient au pouvoir comme ministre des Affaires étrangères et président du Conseil. Partisan d'une politique de prestige, il obtient de l'Angleterre le retour des cendres de Napoléon ; mais, ayant voulu soutenir le vice-roi d'Égypte Méhémet Ali contre l'Empire ottoman et l'Angleterre, il doit s'incliner devant le parti de la paix (→ Guizot) et démissionner (29 octobre 1840).
Chef du centre gauche, allié à Odilon Barrot, il mène, durant sept ans, campagne contre Guizot, se déclarant du « parti de la Révolution en Europe ». En même temps, il commence (1843) sa magistrale Histoire du Consulat et de l'Empire, qui, achevée en 1862, comptera vingt volumes. Dans la nuit du 23 au 24 février 1848, alors que le régime, aux abois, vient de remercier Guizot, il forme avec Odilon Barrot un ministère de centre gauche. Mais les événements vont trop vite, et Louis-Philippe tombe presque aussitôt.
Pour en savoir plus, voir l'article monarchie de Juillet.
3. IIe République et second Empire
Thiers, élu à l'Assemblée constituante par quatre départements (4 juin 1848), opte pour la Seine-Inférieure. Il vote constamment avec la majorité conservatrice, combattant notamment les théories de Proudhon. Persuadé de l'incapacité de Louis Napoléon Bonaparte, il appuie sa candidature à la présidence de la République contre celle de Cavaignac, jugée par lui dangereuse. Représentant de la Seine-Inférieure à la Législative (13 mai 1849), âme du Comité de la rue de Poitiers, il se pose en adversaire acharné du désordre et du socialisme, ce qui l'amène à appuyer toutes les propositions de la droite (loi Falloux, loi du 31 mai 1850 restreignant l'exercice du suffrage universel).
La révocation du général Nicolas Changarnier lui ouvre les yeux : « l'Empire est fait », déclare-t-il. Trop tard. Bientôt, c'est le coup d'État du 2 décembre 1851. Incarcéré, puis expulsé, Thiers réside à l'étranger avant de rentrer en France (août 1852), où il s'enferme dans le silence et le travail historique. Il n'en sort qu'en 1863, lors des élections législatives : malgré les pressions officielles, il triomphe à Paris (2 circonscriptions) du candidat du gouvernement, Devinck.
Au Corps législatif, il intervient plusieurs fois, notamment en 1864 dans un discours célèbre où il se fait l'avocat des « libertés nécessaires ». Réélu en 1869, il se rapproche d'abord d'Émile Ollivier, puis, après le plébiscite de mai 1870, passe de nouveau au centre gauche. En juillet, alors que vient d'éclater l'affaire de la dépêche d'Ems, il demande des explications, puis s'élève contre le vote des crédits militaires et la guerre.
Pour en savoir plus, voir les articles IIe République, second Empire.
4. Le maître du pays
Le 4 septembre, Thiers refuse de faire partie du gouvernement de la Défense nationale, mais il accepte de se charger d'une mission diplomatique en Europe (Londres, Saint-Pétersbourg, Vienne, Florence) pour obtenir une alliance ou une médiation : il échoue ; une démarche semblable auprès de Bismarck, à Versailles, a le même sort (novembre 1870).
Du 1er novembre 1870 au 28 janvier 1871, Thiers suit la délégation à Tours, puis à Bordeaux.
Élu à l'Assemblée nationale par vingt-six départements, il opte pour la Seine : il apparaît tout de suite comme le seul homme capable d'assumer le sort du pays vaincu. Desservi par sa petite taille (on le surnomme Foutriquet ou Mirabeau-Mouche), il s'impose par son intelligence intuitive, son érudition, sa prodigieuse mémoire, son activité incessante. Son ambition, qu'il ne cache pas, lui est un ressort de plus. Dès le 17 février 1871, l'Assemblée le désigne comme « chef du pouvoir exécutif de la République française », titre qui le revêt, en fait, de pouvoirs considérables.
Thiers peut alors réaliser son idéal de 1849 : un républicanisme modéré. Le 19 février se constitue un ministère éclectique et décidé à la paix, qu'il préside. Thiers part avec Jules Favre pour Versailles : durant une semaine, il discute pied à pied avec Bismarck ; le 28 février, il expose devant l'Assemblée nationale, qui siège à Bordeaux, les conditions de paix : l'Alsace – sauf Belfort –, une bonne partie de la Lorraine, 5 milliards d'indemnité de guerre. Le 1er mars, les préliminaires de paix sont votés par 546 voix contre 107 ; l'opposition s'est groupée autour de Gambetta et des députés d'Alsace. Le 10 mars, Thiers fait voter la translation de l'Assemblée non pas à Paris – que craignent les conservateurs –, mais à Versailles, c'est de la « ville des rois » qu'il préside à l'étouffement de la Commune (mars-mai 1871) ; le 22 mai, devant l'Assemblée, il dit : « L'expiation sera complète » ; en effet, la répression est terrible.
Pour en savoir plus, voir l'article Alsace.
Entre l'Assemblée, de majorité monarchiste et cléricale, et Thiers, très autoritaire et attaché à la République conservatrice, un conflit latent ne tarde pas à se manifester. Le « pacte de Bordeaux » du 10 mars a éliminé, pour le présent, toute discussion sur la forme à donner au gouvernement définitif de la France ; l'Assemblée compte sur Thiers uniquement pour « pacifier, réorganiser, ranimer le travail ». Or elle est amenée à reprocher au chef de l'exécutif de fausser le « pacte » au profit des républicains. Mais la restauration monarchique se révèle difficile du fait de l'échec de la « fusion » (juillet 1871), et les élections complémentaires de juillet amènent une centaine de républicains nouveaux à Versailles. Si bien que l'autorité considérable de Thiers – due à sa triple qualité de député, de président du Conseil des ministres et de chef de l'État – se trouve renforcée.
Un pas nouveau est franchi par le vote de la loi Rivet (31 août 1871), qui change son titre équivoque en celui de président de la République. Fort de cette caution, Thiers active la réorganisation de la France, dans un sens très conservateur d'ailleurs :
– charte des conseils généraux (10 août 1871) ;
– relèvement de l'armée par l'établissement d'un service militaire en principe universel, mais comportant tirage au sort et dispenses (27 juillet 1872) ;
– lancement et succès d'un emprunt qui permet de payer l'indemnité de guerre et d'accélérer l'évacuation des départements occupés (1871-1873) ;
– remaniement du système fiscal avec augmentation des impôts indirects, moins impopulaires que les impôts directs, etc.
Quand Thiers, après cet effort qui lui vaudra le titre de « libérateur du territoire », n'est plus indispensable, l'Assemblée s'emploie à se débarrasser de lui. Déjà, en janvier 1872, en conflit avec les députés sur les impôts, Thiers avait démissionné ; il était revenu sur sa décision à la demande des députés. Mais quand, par son message du 13 novembre 1872, il annonce à mots couverts sa conversion à une République conservatrice, il s'aliène la majorité royaliste, coalisée autour du duc de Broglie.
Le 23 février 1872, l'Assemblée a voté la loi Tréveneuc, qui prévoit que, en cas de dissolution illégale de l'Assemblée ou si celle-ci était dans l'impossibilité de se réunir, le gouvernement serait assuré par des délégués des conseils généraux. Le 13 mars 1873, Thiers doit accepter sans réserve le pouvoir constituant de l'Assemblée et sa propre exclusion des séances parlementaires, sauf en cas exceptionnels et selon une procédure compliquée : la liaison entre le président et les députés ne pourra désormais se faire que par messages.
5. La chute
Le 15 mars, une nouvelle convention franco-allemande de libération du territoire est signée et Thiers est félicité. Mais, dès le début d'avril, Grévy quitte la présidence de la Chambre au profit de l'orléaniste Louis Buffet, adversaire de Thiers ; le 28 avril, le candidat de Thiers, Charles de Rémusat, échoue à Paris, au cours d'une élection législative, contre le révolutionnaire Désiré Barodet ; onze autres républicains – dont Arthur Ranc (1831-1908) – sont encore élus les 27 avril et 11 mai. Le 18 mai, Thiers remanie alors son cabinet au profit du centre gauche ; mais, le jour même, chez Broglie, sa perte est préparée et son successeur (Mac-Mahon) désigné. Le 20, une demande d'interpellation sur la politique du cabinet, signée de 320 noms, est lue à l'Assemblée ; le 23, Broglie réclame le rétablissement de l'ordre moral ; Thiers se défend le 24 ; le monarchiste Edmond Ernoul (1829-1899) dépose un ordre du jour réclamant une « politique résolument conservatrice » : cet ordre du jour est voté par 368 voix contre 344. Thiers démissionne aussitôt.
Sous la présidence de Mac-Mahon, il reste en communication étroite avec les républicains. Élu sénateur à Belfort, il préfère le mandat de député de la Seine (20 février 1876). Après le 16 mai 1877, il signe le manifeste des « 363 » ; la Chambre dissoute, il se prépare à se représenter aux élections du 14 octobre (Paris, IXe arrondissement) quand la mort l'emporte en quelques heures, le 3 septembre. Ses funérailles, qui ont lieu le 8 septembre, sont l'occasion d'un immense rassemblement républicain.
Pour en savoir plus, voir l'article IIIe République.