Denis Diderot
Écrivain français (Langres 1713-Paris 1784).
Connu de son vivant comme le maître d'œuvre de l'Encyclopédie, Denis Diderot exerça, après sa mort, une influence esthétique majeure sur les précurseurs du romantisme. Entre philosophie et littérature, roman et théâtre, il édifia une œuvre riche, complexe, originale, représentative du siècle des Lumières. Sa modernité ressort de son goût pour les idées neuves, de sa curiosité pour les sciences, de la hardiesse de sa pensée – ce qui n'a pas manqué de lui valoir quelques déboires avec les autorités. Il est la figure emblématique de l'écrivain-philosophe.
Famille
Denis Diderot est né le 5 octobre 1713, de Didier Diderot (1675-1759), maître coutelier, et Angélique Vigneron (1677-1748).
Formation
Il entre au collège des Jésuites de Langres (Haute-Marne) en 1723. Après avoir reçu la tonsure (1726), il quitte Langres pour Paris (1728). En 1732, il est reçu maître ès arts de l’université de Paris.
Début de carrière
Ses premières publications sont des traductions de l’anglais : Histoire de la Grèce (1743) de Temple Stanyan, Essai sur le mérite et la vertu (1745) de Shaftesbury. Ses propres essais datent de cette période : Pensées philosophiques (1746), la Promenade du sceptique (1747).
L'Encyclopédie
En 1746, il est engagé par le libraire Le Breton comme traducteur-contrôleur d'une encyclopédie en langue anglaise, la Cyclopaedia (1728), d’Ephraim Chambers. L'année suivante, il est chargé avec Jean Le Rond d’Alembert de la direction d'un ouvrage similaire en langue française, l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers.
La publication de l’Encyclopédie en 35 volumes (17 de texte, 11 de planches, 2 d'index, 5 de suppléments) s'échelonnera sur plus de vingt ans (1751-1772).
La carrière littéraire et philosophique
Parallèlement au chantier encyclopédique, Diderot édifie son œuvre d’écrivain-philosophe et de critique d’art (Premier Salon, 1759).
La Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749), écrite à la suite d'une opération réalisée par Réaumur sur un aveugle de naissance, lui vaut d’être emprisonné à Vincennes, de juillet à novembre 1749.
Il publie des drames dits « bourgeois », qui font date dans l’histoire théâtrale : le Fils naturel (1757), le Père de famille (1758).
À partir des années 1760, il compose ses romans les plus célèbres : la Religieuse (mis en chantier en 1760, publié de manière posthume en 1796), le Neveu de Rameau (composé de 1762 à 1774), Jacques le Fataliste et son maître (composé en 1771, publié de manière posthume en 1796).
Dernière partie de carrière
D’octobre 1773 à mars 1774, Diderot séjourne à la cour de Catherine II de Russie, à Saint-Pétersbourg, où il rédige des Mémoires pour Catherine II. Après un passage à La Haye, en Hollande, il rentre en France en octobre 1774.
Il publie son neuvième Salon en 1781. Victime d’une attaque d’apoplexie (19 février 1784), il meurt le 31 juillet de cette même année. En septembre, Catherine II fait parvenir 1 000 roubles à sa veuve.
1. La vie de Diderot
1.1. De l'émancipation parisienne à l'Encyclopédie
La famille de Diderot appartient à la petite bourgeoisie provinciale. Denis, ayant reçu la tonsure, et destiné, après ses études de théologie, à succéder à son oncle chanoine, échappe aux jésuites chez qui son père l'avait enfermé. Se détournant de sa famille, il s'enfuit à Paris et épouse secrètement une jeune lingère, Antoinette Champion (1710-1795).
Il mène alors une vie de bohème littéraire : prodigieusement doué, avide de nouveautés, l'étudiant prolongé s'informe des cours tenus par les professeurs célèbres, lit beaucoup, d'Homère à Voltaire et Swift, y compris les auteurs clandestins en copies manuscrites (Boulainvilliers, Meslier). Il fréquente les salles de théâtre, et ne quitte pas les hauts lieux de la nouvelle intelligentsia, les cafés Procope et de la Régence. Il fait la connaissance des personnalités en devenir : d'Alembert, Condillac, La Mettrie.
Ses traductions de l'anglais le sortent de l'anonymat : l'Histoire de Grèce (1743) de Temple Stanyan, l'Essai sur le mérite et la vertu (1745) de Shaftesbury. Il publie en 1746 les Pensées philosophiques, condamnées aussitôt à être brûlées. Il rédige l'année suivante la Promenade du sceptique, dont le manuscrit est saisi quelque temps plus tard. L'ancien étudiant en théologie s'achemine vers le matérialisme et l'athéisme.
Ces diverses compétences le désignent pour animer à partir de 1747 l'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772), conçue d'abord par le libraire André-François Le Breton (1708-1779) comme l'adaptation française de la Cyclopaedia (1728) d'Ephraim Chambers. L'entreprise va rapidement s'émanciper de ce modèle tandis que Diderot s'affirme comme un penseur intrépide.
À partir de 1748, le chantier encyclopédique accapare Diderot. Mais cette activité le familiarise avec les secteurs les plus divers du savoir et l'ouvre à de nombreuses formes d'écriture. Elle lui permet de composer des œuvres philosophiques majeures : la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient paraît en 1749 (la Lettre sur les sourds et muets paraîtra en 1751). Le « Prospectus » de l'Encyclopédie qu'il rédige est un acte de foi dans le progrès des connaissances. De telles positions ne pouvaient laisser indifférentes les autorités : Diderot est arrêté en 1749. Il passe un mois enfermé au donjon de Vincennes. C'est là que Rousseau lui rend visite et discute avec lui de la question du progrès des sciences et des arts, qui nourrira le Discours sur les sciences et les arts (1750) du citoyen de Genève.
1.2. Littérature et esthétique
Se réconciliant avec sa famille à Langres, Diderot fait la connaissance d'une jeune femme, Sophie Volland, qui devient sa maîtresse, sa confidente, et avec laquelle il entretient une abondante correspondance. C'est l'époque également où il se tourne vers le théâtre et invente des formes nouvelles de critique d'art.
L'œuvre dramatique de Diderot associe la réflexion critique et la pratique proprement littéraire. Ainsi, en 1757, paraît le Fils naturel ou les Épreuves de la vertu, comédie en cinq actes et en prose, accompagnée de trois Entretiens sur le Fils naturel.
Un dispositif identique est reproduit l'année suivante : Diderot publie un nouveau drame, le Père de famille, suivi d'un discours, De la poésie dramatique. Cette défense et illustration d'un nouveau « drame bourgeois », ou « genre sérieux », fait date. La recherche de Diderot se poursuit dans des traductions ou adaptations de l'anglais. L'expérience du style du comédien David Garrick, qu'il relate dans un article de 1769 (Garrick et les acteurs anglais), nourrit une longue réflexion qui aboutira au Paradoxe sur le comédien (écrit entre 1769 et 1777, publié en 1830), défense d'un jeu raisonné contre l'inefficacité d'une spontanéité pulsionnelle.
La recherche sur le théâtre s'intègre chez Diderot à une pensée esthétique qui s'interroge sur les différents arts. En musique, mêlé à la querelle des Bouffons, il se prononce en faveur de l'opéra italien ; en 1771, il éditera les Leçons de clavecin et principes d'harmonie d'Antoine Bemetzrieder. Mais c'est dans les Salons que Diderot s'affirme comme créateur d'un genre. Tous les deux ans, de 1759 à 1771, puis en 1775 et en 1781, il compose pour la Correspondance littéraire du baron Melchior de Grimm un compte rendu des œuvres exposées au Louvre.
1.3. Déploiement de la pensée et ouverture sur l'Europe
Abandonnant le caractère abstrait du dialogue philosophique classique, Diderot fait sortir la philosophie du cabinet d'étude et l'ouvre au romanesque de la vie quotidienne. En 1769, le Rêve de d'Alembert met en scène un débat sur le matérialisme et ses conséquences morales. À l'exposé linéaire et dogmatique sont préférées une exposition éclatée et une recherche foisonnante nourrie d'hypothèses.
Le problème moral reparaît dans le Supplément au Voyage de Bougainville (1773). Les liens qui unissent dialogue et récit, roman et théâtre, sont soulignés par le regroupement qui rapproche en un triptyque le Supplément..., Ceci n'est pas un conte (achevé en 1772) et Madame de La Carlière (id.).
À partir de 1760, Diderot explore ce mélange des genres dans la Religieuse (publié en 1796) : il insère le récit de son héroïne dans une trame épistolaire, la faisant dialoguer avec son protecteur. La Vie et les Opinions de Tristram Shandy (1759-1767), le roman de l'Irlandais Laurence Sterne, forme l'une des sources de Jacques le Fataliste et son maître (composé en 1771, publié en 1796). Mais le modèle est vite oublié dans cette éblouissante mosaïque qui mêle la réflexion philosophique et le plaisir de conter le récit des aventures de Jacques et de son maître et les propos adressés par Diderot à son lecteur. Enfin, l'art du dialogue de l'écrivain culmine avec son roman satirique le Neveu de Rameau (composé de 1762 à 1774).
Par l'intermédiaire du baron allemand Melchior de Grimm, Diderot était entré en contact avec la cour de Russie. En 1765, Catherine II lui achète sa bibliothèque. À l'invitation de l'impératrice, il arrive en Russie en 1773. Mais, prenant conscience des limites du despotisme éclairé, il renonce à son projet d'encyclopédie russe et rentre en France un an après. Jusqu'à la fin de ses jours, grâce aux pensions attribuées par l'impératrice, il mène une existence confortable et studieuse. À sa mort, manuscrits et livres partiront pour Saint-Pétersbourg.
2. L'œuvre de Diderot
2.1. L'encyclopédiste
En 1747, à l’âge de 34 ans, Diderot s’engage dans l’immense travail de l'Encyclopédie, qui est inspirée par un ouvrage similaire de l'Anglais Ephraim Chambers paru dix-neuf ans plus tôt. Il s’agit là d’un travail de librairie original, exigeant l'accroissement et la mise au point des connaissances les plus variées, le contact direct avec les techniques manuelles. Dirigée par Diderot, l'Encyclopédie sera rédigée par 150 savants, philosophes et spécialistes de toutes les disciplines (Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Helvétius, Condillac, d'Holbach, Daubenton, Marmontel, Quesnay, Turgot, Jaucourt, etc.).
La parution de cette œuvre maîtresse, entre 1751 et 1772, est un long combat. La monarchie de Louis XV est alors divisée entre partisans de la répression et modernistes favorables à l'entreprise. Cependant, en 1752, Mme de Pompadour et le comte d'Argenson (1696-1764) désamorcent la crise et permettent la poursuite de la parution.
Dès 1758, toutefois, la situation se complique : Rousseau – déjà choqué par les accointances de Diderot avec Grimm, d'Holbach et d'autres aristocrates – se retire du projet à cause de l'article « Genève » que d'Alembert donne à l'Encyclopédie. En réponse à cet article, Rousseau écrit la Lettre à d'Alembert sur les spectacles (1758). Diderot est profondément marqué par la rupture avec son ami. Pour sa part, d'Alembert, soucieux de préserver sa tranquillité, prend du recul.
Dès lors, la tâche de Diderot à la tête de l'Encyclopédie devient écrasante. Mais le tempérament de l’encyclopédiste est si robuste qu'il lui permettra de mener parallèlement une carrière d'écrivain et de philosophe.
Pour en savoir plus sur le rôle de Diderot dans cette entreprise, voir l'article Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers.
2.2. Le romancier
2.2.1. Une œuvre devenue célèbre
Les romans de Diderot ne sont pas ignorés du plus large public. Grâce notamment au cinéma, la Religieuse (de Jacques Rivette, avec Anna Karina, 1966) et Jacques le Fataliste (adapté à la télévision par Jacques Ordines, avec Francis Huster et Jacques Weber, 1981) sont devenus des lectures d’un accès facile, qui touchent à vif notre sensibilité.
Selon le critique Robert Mauzi (1927-2006), la Religieuse peut être considérée « comme une sorte de répertoire des névroses sécrétées par le milieu morbide des cloîtres » (l’Idée de bonheur dans la littérature et la pensée française du xviiie siècle, 1961). D’une manière générale, Mauzi voit dans cette approche un des traits caractéristiques de Diderot romancier : « on peut se demander, écrit-il, si [s]es romans n'ont pas pour objet de nous présenter chacun une image de l'aliénation humaine », celle de « l'homme privé de sa liberté ».
2.2.2. Une esthétique originale et visionnaire
Dès ses débuts dans le genre, Diderot s'écarte du roman traditionnel : il fait vivre des corps, parler des tempéraments, s'épaissir des ambiances humaines. Il leur imprime un mouvement que retrouvera Stendhal, et dénonce les « aliénations » des microcosmes sociaux que Balzac mettra en scène. Ainsi, dans son essai Diderot et l’« Encyclopédie » (1963) et à propos du roman les Deux Amis de Bourbonne (1770-1771), le critique Jacques Proust (1926-2005) remarque que les deux héros, Félix et Olivier, « au sein même de la société dont ils font partie, représentent la volonté délibérée de ruiner cette société, et assument toutes les valeurs morales qu'elle sert en principe et ruine dans les faits ».
Image inverse et concordante, le Neveu de Rameau assume le monde de l'intérêt, de l'or, pour signaler d'avance l'hypocrisie de l'utopisme humaniste. Cette façon de tourner le dos à la « psychologie classique » a fait parler à propos de Diderot de réalisme, mais c'est celui de l'éphémère et de la métamorphose.
Jacques le « fataliste », à la recherche de son passé, y découvre quant à lui moins le déterminisme que le caprice permanent et malicieux du destin. Le discours romanesque est ici parodié, complexifié, ce qui fait de Diderot un lointain précurseur des James Joyce et William Faulkner qui déconstruiront le récit classique et linéaire.
2.3. Le dramaturge
Au regard de l’œuvre romanesque, le théâtre de Diderot pourrait paraître secondaire. Or le « drame bourgeois » en lequel il s’est illustré a tout de même fait de lui l’un des fossoyeurs de la tragédie classique. Diderot a substitué à l'analyse des passions un pathétique d'essence sociale, et au discours littéraire le langage direct. Son influence a marqué l'Europe, bien que ses œuvres (le Fils naturel, 1757, et surtout le Père de famille, 1758) ne se sont jouées que quatre-vingts ans. Sa comédie Est-il bon ? Est-il méchant ? (rédigée entre 1777 et 1784) demeure cependant un essai de rupture plus profonde avec les conventions.
→ drame.
La réflexion de Diderot sur le comédien reste quant à elle majeure. Le Paradoxe sur le comédien montre l’exigence paradoxale à laquelle celui-ci est confronté : il jouera d’autant mieux la passion qu’il l’éprouvera moins. Certains voient dans les drames de Diderot les prémices de dramaturges du xxe siècle comme l’Italien Luigi Pirandello.
2.4. Le critique d'art
Les textes des Salons ont ébloui Goethe, inspiré directement Baudelaire, créé un genre littéraire à part entière. En matière d’art, Diderot n'a guère eu de chefs-d'œuvre à se mettre sous la plume, mais il a été obligé de décrire les œuvres pour des lecteurs lointains : il lui a fallu créer un langage « pittoresque », bénéfique pour son art d'écrivain. Il a ainsi critiqué l'académisme et l'art galant, découvert la ligne et la couleur.
Habitué au maniement des principes abstraits, Diderot se réfère d'abord à la nature et à la sensibilité (Premier Salon, 1759). Mais il rompt rapidement avec cette manière, illustrée par Jean-Baptiste Greuze, pour trouver dans la peinture de Chardin une expérience authentique. Il insiste dès lors sur la nécessité de la technique, sur l'importance du tempérament, qui exclut de l'art la copie (« votre soleil, qui n'est pas celui de la nature »), ainsi que sur la valeur singulière de la « méditation » pour l'essor de l'imagination créatrice (Salon de 1767 ; Pensées détachées sur la peinture, 1777).
Sa thèse : l'imitation du vrai doit être interprétée. Exercice de l'imagination, l'imitation ne répète pas la nature, elle procure un plaisir réfléchi. Le peintre comme le comédien travaille la tête froide. Il s'exerce en s'aidant de grands maîtres, et c’est à force de répétition qu’il acquiert l'instinct. Cet instinct détermine un modèle idéal – la nature (plutôt que ses modifications) –, étalon de référence accepté par convention comme beau naturel.
Critique d’art, Denis Diderot se montre également passionné de musique.
Voir l'article Diderot [musique].
2.5. Le philosophe
2.5.1. Références majeures et thèse centrale
En philosophie, Diderot s’inscrit dans la lignée des penseurs matérialistes de l’Antiquité (Leucippe, Démocrite, Lucrèce). Il reprend à son compte l’exigence de libre pensée cartésienne (Descartes), exalte le libertin du xviie siècle et se réfère à Newton, Locke, Fontenelle, John Toland, Anthony Collins, Shaftesbury, Bayle, Meslier et tant d'autres qui ont libéré la pensée de son siècle.
Il en tire très tôt deux conclusions :
1. la remise en cause systématique des présupposés (« le premier pas vers la philosophie, c'est l'incrédulité ») ;
2. l’adoption de l'expérience comme seul critère (observation, vérification).
Sa pensée s’organise autour d’une thèse centrale : rien n’existe en dehors de la matière.
2.5.2. Le recours nécessaire à la physique
Le principe premier que le philosophe retire des résultats et des hypothèses scientifiques, c'est que l'univers est un tout matériel où règne le déterminisme (doctrine selon laquelle les phénomènes naturels et les faits humains sont causés par leurs antécédents). La matière est l'univers, elle en fonde l'unité. Elle est par essence mouvement, c'est-à-dire énergie. Les molécules ou atomes qui la composent, hétérogènes, douées d'énergie potentielle, tantôt apparaissent inertes, tantôt subissent leurs interactions, leurs combinaisons, que le géomètre met en équations abstraites, mais que le chimiste explique par l'agitation interne causée par la chaleur, justifiant ainsi les interconnexions entre éléments apparemment discontinus.
Le grand exemple de l'effet provoqué par la chaleur est celui de l'œuf (article « Spinoza » de l'Encyclopédie). « Ce qui vit a toujours vécu et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c'est qu'à présent vous vivez en masse et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d'ici vous vivrez en détail » (lettre de Diderot à Sophie Volland, du 15 octobre 1769). C'est que la matière est douée de la propriété essentielle de sensibilité, tantôt potentielle, tantôt mise en jeu par l'animation d'une substance animale préalablement douée de vie. « L'animal est le laboratoire où la sensibilité, d'inerte qu'elle était, devient active » (lettre de Diderot à Duclos, du 10 octobre 1765).
2.5.3. Une psychologie matérialiste
La psychologie de Diderot est d'emblée matérialiste. Il en approfondit et étend sans cesse les tenants physiologiques, s'efforce de tenir compte des tenants sociologiques, récusant, « réfutant » les systèmes abstraits, même les plus proches de ses principes (Helvétius). De l'étude des « anormaux » (aveugles et sourds), il conclut que les idées et les sentiments varient en fonction de la constitution du corps : l’homme est déterminé par sa complexion. Il n’est donc pas libre et les idées sont relatives à la situation concrète.
La sensibilité, propriété réelle de la matière, n'est pas le propre de l’homme. Il en est de même de la pensée. « La pensée est le résultat de la sensibilité » (lettre de Diderot à Duclos, du 10 octobre 1765). Elle n'est pas un « être distinct de l'instrument » (c'est-à-dire du corps), elle est une propriété de l'être organisé (Rêve de d'Alembert).
2.5.4. La critique de la métaphysique
Il n'est donc au monde aucun être immatériel, aucune intelligence cosmique. L'hypothèse d'un Dieu-Univers (« la seule espèce de dieu qui se conçoive ») est une illusion de Spinoza et de ses disciples, que rejette le matérialiste conséquent.
Le monisme de Diderot, selon lequel le monde n’est constitué que par une seule substance – en l’occurrence, la matière –, s'oppose d'abord au dualisme d’ordre spiritualiste qui inspire l'idéologie religieuse. Affiné par l'opposition à l'idéalisme (qui ramène à la pensée toute existence ou tout être objectif) et au panthéisme (qui identifie à Dieu tout ce qui existe), il ne s'est développé qu'en dépassant le mécanisme (qui explique l'ensemble des phénomènes par les seules lois de cause à effet), tout en évitant les facilités du vitalisme (qui pose l'existence d'un principe vital distinct à la fois de l'âme et de l'organisme).
Animé d'un sens aigu de la modification dans la durée et de l'interaction combinatoire, le monisme de Diderot marque la naissance du matérialisme moderne.
Pour en savoir plus, voir l'article matérialisme.
2.5.5. Pensée politique : la critique du despotisme
Dans la Réfutation d’Helvétius (1774), Diderot critique vigoureusement le despotisme éclairé : il ne suffit pas de s’en remettre à la personne du souverain pour éviter l’arbitraire. Seules les institutions garantissent contre les dérives du pouvoir.
En 1773, le séjour à La Haye en Hollande, puis l'accueil fraternel de l'impératrice Catherine II à Saint-Pétersbourg, en Russie, confirment paradoxalement le philosophe dans l’antimonarchisme qu'il avait versifié dans les Éleuthéromanes (1772). D'où la condamnation des réalités du régime tsariste, d’où les élans oratoires insérés dans l'Histoire des deux Indes (1770) de l’abbé Raynal, d’où aussi les pages républicaines jalonnant l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1779).
Sans doute ne peut-on qualifier sommairement d’« anticolonialiste » un homme qui accepte la réalité de la colonisation, qui en recherche les avantages économiques. Mais il ne faut pas oublier pour autant qu'il a appelé les esclaves à la révolte, comme les « insurgents » des futurs États-Unis à se libérer du pouvoir britannique.
Mais ressort-il de ces textes une théorie révolutionnaire ? Gracchus Babeuf se réclame de Diderot, mais il le croit auteur du Code de la nature (1755) dans lequel Morelly expose son organisation communiste de la société. Les jeunes gens qui fréquentent assidûment le philosophe et qui peupleront plus tard les journaux, les Assemblées de la Ire République (1792-1804), du Consulat (1799-1804) et du premier Empire (1804-1814), sont le contraire d'« enragés ». La révolution qu'imagine Diderot en ses pages les plus hardies (mais restées secrètes jusqu'en 1798) est tout au plus une régénération, un bain de sang où se libère et se renouvelle une nation, non une transformation radicale de la société.
2.5.6. L’éthique d’un sage
Diderot conçoit une morale du grand homme et du sage. « Il n'y a qu'une vertu, la justice ; qu'un devoir, de se rendre heureux ; qu'un corollaire, de ne pas se surfaire la vie et de ne pas craindre la mort. »
En ce sens, « il n'y a pas de lois pour le sage », dont la liberté consiste en une acceptation lucide de la nécessité, et dont le but est, autant que faire se peut, de se rendre « maître de soi ». Comme il est « heureusement né », il « trouvera grand plaisir à faire le bien » : l'optimisme du courage résout ainsi la contradiction entre le déterminisme et l'aspiration à la justice et au bonheur de tous.