Henri Beyle, dit Stendhal
Écrivain français (Grenoble 1783-Paris 1842).
Introduction
« Je m'imagine que quelque critique du xxie s. découvrira les livres de Beyle dans le fatras de la littérature du xixe s., et qu'il leur rendra la justice qu'ils n'ont pas trouvée auprès des contemporains. » C'est par ces paroles prophétiques que se termine la plaquette H. B. de Prosper Mérimée, écrite sept ans à peine après la mort de Stendhal. La prophétie s'est réalisée. Mais il a fallu environ un siècle pour arriver à dissiper le voile épais des légendes et des apparences fallacieuses, et à saisir en son entier la vraie personnalité, à la fois complexe et linéaire, de l'écrivain ainsi que le sens et la portée de son œuvre.
L'homme, en effet, était apparu comme un jouisseur se donnant des allures de hussard, un athée lançant des traits virulents contre toute morale et toute religion, un hypocrite cachant sous des tournures habilement choisies sa soif de s'affirmer et, par-dessus tout, un être bizarre, incohérent, tout ensemble puéril et grotesque. Et de citer, à l'appui, la longue liste de ses contradictions : prétendre cacher sa vie et passer son temps à écrire sur soi ; désirer atteindre la vérité et se dissimuler sous un masque ; adorer les mathématiques et aimer la rêverie ; déclarer que l'amour-passion est digne de l'homme et se complaire en de vulgaires rencontres ; détester la « canaille » et appeler de tous ses vœux l'avènement de la démocratie.
Quant à l'écrivain, il a donné l'impression de s'être amusé à publier des essais qui sont des plagiats ou des romans mal construits et souverainement immoraux. Même ceux des exégètes qui ne se bornaient pas à répéter des jugements tout faits n'arrivaient pas à des conclusions différentes. Il a fallu des décennies, même au xxe s., pour balayer ces lieux communs, religieusement transmis d'un critique à l'autre, et prendre résolument le contre-pied. C'est là l'effet d'une approche plus immédiate et aussi d'un mûrissement de l'opinion. À mesure que les légendes sont tombées, l'œuvre, qui semblait désordonnée, obscure et stérile, s'est révélée sous son vrai jour : d'une richesse luxuriante et inépuisable.
On pourrait être tenté de monter en épingle une contradiction flagrante entre la popularité dont Stendhal jouit de nos jours et son désir de n'écrire que pour un nombre restreint de lecteurs, désir exprimé dans la célèbre devise qui lui appartient et qu'il s'est plu à mettre en guise d'envoi à la fin de ses livres : To the happy few. Modestie ? Orgueil mal déguisé ? Ou encore lourde méprise ? Rien de tout cela. Il en est de même des déclarations ostentatoires « Je serai lu en 1880 », « Je serai compris en 1935 » ne sont pas la naïve revanche du raté en appelant à la postérité contre l'injustice de son siècle. La devise de Stendhal a un sens bien différent. C'est parce qu'il est pleinement conscient de son originalité, de la nouveauté de ses écrits sous le double rapport de l'esprit et de la lettre, du fond et de la forme, c'est parce qu'il sait qu'il est en avance de plusieurs générations sur son siècle, qu'il s'adresse à quelques rares élus – les happy few –, les seuls capables de le comprendre. Mais il sait aussi que le jour viendra où, son langage enfin devenu intelligible, il plaira aux foules. Ce en quoi il ne s'est pas trompé. Nulle contradiction donc, mais une admirable prescience née non d'une soudaine illumination, mais d'une profonde connaissance de soi.
« Je porterais volontiers un masque. […] »
L'ensemble de l'œuvre stendhalienne est marquée par deux traits. D'abord, aucun livre n'a paru sous le nom patronyme de l'écrivain ; les contemporains ont connu M. de Stendhal ; ils ont ignoré l'existence d'un M. Henri Beyle, originaire de Grenoble. Ensuite, l'autobiographie occupe, dans son œuvre, une part prédominante.
Le recours au masque est habituel chez Stendhal. La liste de ses pseudonymes – en plus des deux qui sont employés le plus souvent : Stendhal et Dominique – est fort longue. Comment se justifie cette habitude ? En général, on est porté à se cacher par timidité, par fausse honte ou encore parce qu'on se sent coupable. Rien de cela chez Stendhal ; le port du masque est, pour lui, le meilleur moyen d'atteindre son moi en détruisant les conventions et la routine. C'est la réaction de défense instinctive de l'individu qui veut dissimuler ses sentiments pour qu'ils ne deviennent pas la risée de son entourage. Se cacher est une des manifestations de l'égotisme foncier de Stendhal, qui, pour mieux s'étudier et se comprendre, se regarde dans un miroir et parle ainsi de lui-même à la troisième personne. D'où un réseau extrêmement complexe d'anagrammes, d'alibis, d'allusions cryptiques, destiné à égarer les indiscrets. Pour être un bon lecteur des écrits intimes de Stendhal, il faut être rompu à ce travail continuel de déchiffrement et de transposition, car, sans cela, on risque de lourdes méprises et surtout de ne pas en saisir la portée.
L'égotiste
Le masque va donc de pair avec l'égotisme, car il permet à l'individu de s'épanouir en toute quiétude.
Parmi les mots nouveaux dont Stendhal a enrichi la langue française, tels que cristallisation, amour-passion, touriste, ceux d'égotisme et d'égotiste sont sans doute les plus importants. Lorsqu'on procède au recensement des différents passages où ces termes reviennent, on s'aperçoit qu'ils recèlent une acception péjorative : l'égotisme est haïssable – et, parfois, même une manifestation de vanité – parce qu'il est l'expression de ce besoin propre à l'homme de s'accorder une place prédominante, soit en faisant le vide autour de soi, soit en rabaissant ce qui l'entoure. Stendhal est néanmoins conscient que l'égotisme comporte une autre acception bien plus élevée : loin d'être l'émanation d'un culte desséchant de la personnalité, apanage d'individus décadents, l'égotisme représente l'avènement conscient du moi. Stendhal est parvenu à cette prise de conscience non pas à la suite d'une recherche dialectique, mais d'instinct. Le journal qu'il a commencé à tenir régulièrement dès l'âge de dix-huit ans a été d'emblée un instrument de connaissance. D'où une distinction qui a fini par s'imposer à son esprit comme une vérité évidente : il y a les bons et les mauvais égotistes, ceux pour qui l'univers n'existe qu'en fonction d'eux-mêmes – et, dans ce cas-là, l'égotisme devient le synonyme de vanité et d'afféterie – et ceux, au contraire, que seule préoccupe la connaissance du moi – et c'est son cas. La différence réside moins dans le miroir que dans l'œil du regardant.
L'égotisme ainsi conçu est présent dans l'œuvre stendhalienne tout entière, y compris un ouvrage d'où il semblerait devoir être exclu : le « traité » de De l'amour (1822). Le lecteur qui, sur la foi du titre, s'attendrait à un ouvrage érotique, à des scènes croustillantes, voire grivoises, en serait pour ses frais, car il a l'impression d'avoir entre les mains une ennuyeuse dissertation philosophique. Le philosophe, ou le moraliste, subit à son tour le même genre de déception, parce que, au lieu de l'exposé systématique et profondément structuré auquel il s'attendait, il se rend bientôt compte que l'auteur se borne à de vagues notations psychologiques sans le moindre souci d'approfondissement théorique et de classification. Or, il suffit d'y regarder d'un peu plus près pour s'apercevoir que De l'amour ne ressemble en rien à ces « physiologies » si à la mode à l'époque romantique, et qui n'ont pour elles que le mérite du pittoresque et du divertissement. Un examen plus attentif encore révèle que le livre est de nature essentiellement autobiographique : c'est le journal secret de la passion malheureuse que Stendhal avait conçue à Milan pour Mathilde (ou Métilde) Dembowski. Il s'agit à la fois d'une confession et d'une analyse. Grâce à une trame complexe et continue d'alibis, l'auteur peut se permettre de mettre son cœur à nu, en même temps qu'il se pose la question angoissante : comment un véritable amour-passion, tel que le sien, se heurte-t-il à l'indifférence, voire à l'hostilité de la femme qui en est l'objet ? Jamais la quête du bonheur poursuivie par Stendhal ne s'est révélée aussi illusoire. Le mérite de l'écrivain est de ne pas avoir versé dans la misanthropie et la misogynie. Stendhal nous ravit parce que ses réactions sont inattendues.
Les œuvres le plus directement placées sous le signe de l'égotisme sont, en plus du Journal, les Souvenirs d'égotisme, la Vie de Henry Brulard.
Les Souvenirs d'égotisme devaient être le récit de la vie de l'auteur au cours de la décennie 1821-1830, depuis son retour à Paris, après le long séjour à Milan, jusqu'à son nouveau départ pour l'Italie en qualité, cette fois-ci, de consul de France. En fait, seule une petite partie du plan a été réalisée, Stendhal ayant, à un moment donné, renoncé à poursuivre la composition de l'ouvrage. Mais pourquoi l'avoir entreprise ? Certes pas en vue de se livrer à une confession générale, pour s'accabler ou s'absoudre, mais plus simplement afin de s'efforcer de cerner son moi, de déchirer le voile qui le lui cache. Le mot égotisme qui figure dans le titre ne désigne plus l'attitude traditionnelle de se représenter tel qu'on croit aveuglément être ou encore tel qu'on se souhaite, mais bien la disposition de l'individu à se scruter en vue de se connaître réellement. La résonance extraordinaire des Souvenirs d'égotisme vient de ce que cette œuvre n'est pas coulée dans le moule habituel des récits autobiographiques. D'ailleurs, elle ne renferme guère de récits proprement dits. Et ceux-ci ne sont pas non plus remplacés par une succession de considérations générales apparentant l'ouvrage à un traité de morale.
La marche suivie par l'analyste est une marche ascendante : des faits aux causes. Il ne pouvait y en avoir d'autre pour un esprit à qui Condillac et Helvétius avaient appris à raisonner. Dans ces conditions, n'est-il pas singulier que Stendhal se soit arrêté en cours de route, comme s'il doutait de ses forces ou de l'efficacité de ce travail de fouille ? C'est que le lecteur – car lecteur il y a – auquel il s'adresse a beau lui ressembler, il n'en a pas moins d'indiscrètes et humaines curiosités. Stendhal, qui est tout le contraire d'un exhibitionniste, finit par se trouver enfermé dans une contradiction sans issue : le désir, le besoin d'être sincère, vrai, d'une part ; les exigences de la discrétion, d'autre part. Une secrète pudeur le porte à ne pas franchir un certain seuil, de crainte de tomber dans la forfanterie ou l'affabulation. Aussi, deux semaines à peine après le début de cet « examen de conscience », s'arrête-t-il dans la voie de l'égotisme systématique. Ces Souvenirs resteront inachevés.
Stendhal ne renoncera pas pour autant à écrire sur lui-même, mais il préférera remonter aux sources, au lieu de vouloir aller à la découverte à travers les vicissitudes de l'homme déjà adulte.
Ce qui caractérise la Vie de Henri Brulard, cette autobiographie dont on commence à peine à saisir toute la nouveauté et l'originalité, c'est que l'auteur, en allant à la recherche du temps perdu, ne doit faire aucun effort pour le ressusciter. D'emblée, le plus lointain passé se révèle étrangement présent. Un fond de mélancolie voile cette constatation : « J'étais à la montée de la vie […]. J'en suis à la descente. » Un fait s'impose à lui avec une évidence aveuglante : « Tel j'étais, tel je suis. » Aussi les souvenirs se pressent-ils en foule. À tel point que l'écrivain, renonçant à les endiguer, a à peine le temps matériel de les fixer sur le papier : « Comment veut-on que j'écrive bien, forcé d'écrire aussi vite pour ne pas perdre mes idées ? » « Les idées me galopent ; si je ne les note pas assez vite, je les perds. » Ces idées sont des souvenirs de sensations. En d'autres termes, Stendhal ne s'applique pas à une reconstitution méthodique de sa vie passée, mettant bout à bout les épisodes les plus saillants ; il revit avec la même intensité qu'autrefois des événements dont l'empreinte sur son âme ne s'est pas effacée. La Vie de Henry Brulard n'est donc ni une narration, ni un plaidoyer, ni un réquisitoire. Il constitue pour l'auteur le seul moyen en sa possession d'atteindre cette « vérité » qui le fuit, car il ne dispose pas d'autres outils pour identifier et analyser les différentes couches qui sont venues se superposer dans sa mémoire, ou, pour reprendre son image, remonter le puits que les années ont creusé : « Le puits avait dix pieds de profondeur ; chaque année j'ai ajouté cinq pieds ; maintenant, à cent quatre-vingt-dix pieds, comment voir l'image de ce qu'il était en février 1800, quand il n'avait que dix pieds ? »
Tandis que, jusqu'alors, l'enfance avait été tenue pour une phase de simple et inintéressante vie végétative, Stendhal, le premier, lui reconnaît sa véritable valeur, qui est celle de la formation de l'individu sous le double rapport de l'intelligence et de la psyché. C'est pourquoi son dessein est de respecter scrupuleusement l'optique propre de l'enfant : « J'ai vu tout cela, déclare-t-il, d'en bas, comme un enfant […]. » En même temps, il se rend compte avec lucidité que c'est bien l'adulte qui interprète les sensations de l'enfant : « Je ne vois la vérité de ces choses qu'en les écrivant en 1835 […]. » Cependant, ces interprétations ne sont pas entachées d'un esprit de système. Sans cesse, Stendhal emploie des tournures négatives ou dubitatives qui sont autre chose que des précautions oratoires : « Je ne prétends pas peindre les choses en elles-mêmes, mais seulement leur effet sur moi […] » ; « Je ne prétends nullement écrire une histoire, mais tout simplement noter mes souvenirs […] » ; « Je n'ai que ma mémoire d'enfant […]. » Autrement dit, l'un des aspects sans doute les plus hardis et les plus modernes de l'autobiographie stendhalienne est constitué par la notion même de temps. L'auteur évite de représenter le passé comme un bloc monolithique, ce qui, jusque-là, avait été la règle. Pour la première fois, il est fait appel au mystérieux cheminement des sensations.
L'égotisme se confond ainsi avec l'autobiographie. L'un et l'autre constituent une sève nourricière ; ils forment le substrat de l'œuvre stendhalienne, au point que la tentation est forte de se demander si l'activité créatrice de Stendhal n'a été, en définitive, qu'une sorte de circuit fermé excluant tout ce qui est habituellement du domaine de l'imagination.
Le pamphlétaire
Outre le masque et l'égotisme, un troisième trait caractérise Stendhal : l'adhérence dialectique à l'actualité de son temps. Digne enfant de son Dauphiné natal, qui a produit moins d'artistes que de philosophes, d'historiens, d'économistes, d'hommes d'État, Henri Beyle ne bâtit qu'avec des matériaux fournis par la vie quotidienne, et que, bien entendu, il façonne à sa guise. Sans cela, Stendhal ne serait pas Stendhal.
Sous l'Empire, Henri Beyle, à l'instar de ses contemporains, a été mordu par le démon de l'ambition. Il a convoité alors un de ces postes de responsabilité créés par l'Empereur, sûr de bien le remplir. La chute du régime impérial lui a rendu l'inappréciable service de lui permettre de redevenir lui-même. Désormais, Stendhal ne quittera plus l'opposition, même lorsque sa situation économique l'obligera, sous Louis-Philippe, à solliciter un consulat. Le premier et, paradoxalement, heureux effet du retour des Bourbons a été l'épanouissement de sa vocation de pamphlétaire. Les ouvrages que Stendhal a publiés à l'époque de la « Terreur blanche » sont d'authentiques pamphlets.
D'abord l'Histoire de la peinture en Italie, sur le frontispice de laquelle figurent les énigmatiques initiales M.B.A.A. (Monsieur Beyle Ancien Auditeur). Ce titre annonce un panorama de la peinture italienne depuis les origines jusqu'au xixe s. L'entreprise était d'autant plus remarquable que rien de semblable n'existait sur le marché de la librairie française. Or, les rares lecteurs qui sont parvenus au bout du livre n'ont pas caché leur perplexité et leur irritation. Non seulement le panorama promis était fort incomplet – il n'était question que des primitifs, de Léonard de Vinci, de Michel-Ange ; par conséquent, les écoles de Venise et de Bologne, entre autres, n'étaient pas étudiées –, mais encore ils butaient sur des théories esthétiques fort peu orthodoxes, doublées d'obscures et incompréhensibles allusions ; aussi l'auteur a-t-il été considéré, même par des exégètes récents, comme un esprit volubile, incapable de se concentrer et de composer un livre à l'ordonnance claire et rigoureuse. En fait, chez lui, qui est tout le contraire d'un phraseur, chaque mot compte. Comment n'a-t-on pas vu que, dans ce cas précis, Stendhal a pris la précaution de prévenir ses lecteurs sur ses intentions réelles : « On me dira qu'à propos des arts je parle de choses qui leur sont étrangères. Je réponds que je donne la copie de mes idées et que j'ai vécu de mon temps. » Cette Histoire n'est pas un manuel anodin, intemporel ; elle a été écrite par un homme qui ne peut s'empêcher de ressentir le contrecoup des événements. En un mot, au-delà du précis historique, vous percevez la réaction d'un esprit libre, qui proteste à la fois contre une conception routinière du fait artistique et contre toutes les contraintes imposées par le parti au pouvoir.
Ce même ton de pamphlet, cette même protestation se retrouvent dans un ouvrage contemporain du précédent, Rome, Naples et Florence en 1817. Si on se fie à la lettre, il s'agit d'un banal carnet de route comme il en existait à foison. Une lecture plus attentive permet de déceler un arrière-plan inhabituel dans ces sortes d'écrits. Peu à peu, le but de l'auteur apparaît dans sa netteté : dénoncer le marasme où la Sainte-Alliance a plongé la péninsule, en la contraignant, contre sa volonté, à revenir vingt ans en arrière. Ce n'est donc pas par hasard ou bizarrerie que sur la page du titre figure, pour la première fois, le pseudonyme destiné à devenir célèbre : « M. de Stendhal ». Ce nom à consonance germanique était destiné à couvrir l'auteur, qui vivait alors à Milan, possession autrichienne. Pour mieux étoffer l'alibi, ce pseudonyme est suivi de la qualification d'« officier de cavalerie », espèce éloignée de toute pensée sérieuse et préoccupée de passe-temps frivoles, théâtres et belles dames.
Le plus connu des pamphlets stendhaliens, Racine et Shakespeare – ils sont deux, en réalité, publiés à deux ans de distance –, n'est donc pas un phénomène isolé. Il s'insère dans un plus large contexte. C'est une vigoureuse et piquante plaidoirie contre l'immobilisme cher aux académies et pour une littérature nouvelle. L'épigraphe du premier Racine et Shakespeare est à retenir : « Le vieillard : Continuons. – Le jeune homme : Examinons. » Elle fait bien ressortir, sous une forme lapidaire, l'esprit contestataire qui l'anime. Car, en réclamant une littérature nouvelle, l'auteur n'entend pas fonder une école de plus ; il se déclare en faveur d'un mode d'expression conforme aux goûts et aux besoins de la génération montante. Une fois de plus, il s'élève au-dessus de l'éphémère et parle un langage universel.
Autre pamphlet : D'un nouveau complot contre les industriels. Sous une forme plaisante, recouvrant des traits acérés, Stendhal s'élève contre la puissance d'argent, l'industrialisation envahissante ou, comme nous disons, la société de consommation, au détriment de la justice sociale et des valeurs de l'humanisme.
La veine polémique ne s'exprime pas que dans les pamphlets proprement dits. Elle est présente partout, y compris dans l'œuvre romanesque. Dans Armance sont persiflés aussi bien les émigrés, qui, après Waterloo, sont rentrés en France avec les idées d'avant 1789, que les nouveaux députés, dont la roture s'accommode mal de la morgue des habitants du faubourg Saint-Germain. Mais c'est surtout dans le Rouge et le Noir qu'est nettement affirmée ce qu'on appellera la « lutte des classes ». Né quelques lustres plus tôt, un roturier, tel Julien Sorel, s'il était doué d'audace et d'intelligence, de courage et de talent, se serait aussitôt distingué et aurait parcouru une brillante carrière, tandis que, sous la Restauration, la caste au pouvoir lui interdit de franchir les portes de son ghetto. Aussi Julien, accusé de meurtre, refuse-t-il de se défendre, sachant par avance qu'il sera condamné à mort. Les paroles qu'il prononce à cette occasion sont lourdes de signification : « Messieurs les jurés, je n'ai pas l'honneur d'appartenir à votre classe ; vous voyez en moi un paysan qui s'est révolté contre la bassesse de sa fortune […]. Voilà mon crime, Messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de sévérité que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois pas sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés. »
À l'attitude de Julien Sorel fait pendant, dans Lucien Leuwen, l'épisode de l'officier obligé de marcher à la tête de ses soldats contre les ouvriers qui se sont « confédérés », c'est-à-dire mis en grève, pour protester contre des salaires de famine, et cet officier, Lucien, n'éprouve que honte pour le métier qu'il fait et dégoût pour le gouvernement qu'il sert.
À noter que Stendhal ne cherche pas, de propos délibéré, à introduire partout la politique. Bien au contraire, il aimerait s'en passer. N'est-ce pas à lui qu'appartient l'image tant de fois citée : « La politique est un coup de pistolet au milieu d'un concert » ? Mais Stendhal est en même temps assez lucide pour se rendre compte que la politique est un état de fait qu'on ne peut pas plus écarter de soi que la maladie. Aussi tout être conscient de ses devoirs est-il obligé de faire un choix, de prendre un parti, tout en sauvegardant sa liberté.
Le touriste
Un autre mot dont Stendhal a enrichi la langue française est touriste. Et l'écrivain a joint au mot la chose, puisqu'il a été un grand voyageur et que quatre de ses livres sont des récits de voyage : Rome, Naples et Florence en 1817, Rome, Naples et Florence (nouvelle édition entièrement refondue), Promenades dans Rome, Mémoires d'un touriste.
« Il avait toujours adoré les voyages, la visite des curiosités d'un pays […]. » C'est par ces paroles que Stendhal présente, au début du dernier de ces ouvrages, son alter ego, le « touriste » Philippe L. Il est pourtant indispensable de s'entendre sur les limites de cette curiosité. S'il est vrai que Stendhal a passé hors de France et dans de continuels déplacements un tiers environ de sa vie, il n'en est pas moins vrai qu'il n'a jamais manifesté le moindre penchant pour l'exotisme, tellement à la mode à l'époque romantique. Il est allergique à l'Orient. Rien, chez lui, d'initiatique ; il ne voyage pas à la recherche des secrets de la raison d'être de l'humanité. Son champ est beaucoup plus limité. Ayant sympathisé d'emblée avec le caractère italien, Stendhal désire toujours mieux le connaître, car, à travers lui, il a l'impression de mieux apprendre à se connaître lui-même. Le voyage stendhalien est conçu comme la quête du moi.
Dans l'Avertissement des Promenades dans Rome, le mot égotisme revient par deux fois. Après avoir rapporté le souvenir, d'ailleurs fictif, d'un prétendu premier séjour qu'il aurait fait dans la Ville éternelle en 1802, Stendhal poursuit : « M'accusera-t-on d'égotisme pour avoir rapporté cette petite circonstance ? Tournée en style académique ou en style grave, elle aurait occupé toute une page. Voilà l'excuse de l'auteur pour le ton tranchant et pour l'égotisme. » Cette insistance n'est pas casuelle. L'ouvrage que l'auteur propose à son lecteur est le fruit de son égotisme. Le voyage est une « occasion de sensations ».
Si les voyages en Italie foisonnent de considérations esthétiques et de réflexions sur les mœurs, le voyage en France abonde en réflexions économiques et sociales. En effet, les Mémoires d'un touriste sont le miroir de la France sous la monarchie de Juillet. Stendhal a le mérite d'avoir perçu l'importance des problèmes concernant l'aménagement du territoire et l'environnement au moment même où l'industrialisation et l'introduction de la machine à vapeur provoquaient une crise aiguë et anéantissaient toutes les vieilles conceptions.
À une époque où le tourisme était, lui aussi, en pleine mutation, Stendhal donne au voyage une dimension nouvelle. Loin de le considérer comme une sorte d'opium où chercher l'oubli de l'angoisse quotidienne ou un simple complément de la formation intellectuelle, il vise à l'approfondissement du moi, sans que, pour autant, ses notations perdent leur allure spécifique de carnets de route. Ce résultat est atteint grâce, en premier lieu, à la forme de journal qu'il a adoptée, ensuite au grand nombre d'allusions plus ou moins voilées, aux sous-entendus, aux demi-aveux. Ce sont là les principaux éléments de ce piquant, où Stendhal est passé maître et qui rend la lecture de l'œuvre si attrayante.
Un nouveau roman
Stendhal n'a pas été un romancier prolifique. Il a publié seulement trois romans (Armance, le Rouge et le Noir, la Chartreuse de Parme) et une demi-douzaine de nouvelles (Vanina Vanini, le Philtre, les Chroniques italiennes). Il est vrai que d'autres œuvres, pour des raisons qui mériteraient d'être précisées, tellement le phénomène est caractéristique, n'ont pas été achevées : Une position sociale, Lucien Leuwen, Mina de Vanghel, Lamiel, Suora Scolastica. Mais, même en tenant compte de ces dernières, le chiffre total demeure assez faible. Autre remarque : Stendhal est arrivé très tard au roman, la quarantaine passée, après s'être surtout occupé de théâtre, ce qui implique une lente maturation et une formation dont on aurait tort de ne pas tenir compte. C'est pourquoi le roman stendhalien ne ressemble en rien, par sa conception et sa structure, ni au roman traditionnel, ni au roman contemporain, celui de Balzac en particulier.
Armance, le coup d'essai, n'est sans doute pas un coup de maître, bien qu'il laisse présager un écrivain original. Le sujet, un cas d'impuissance, n'est pas une invention du néo-romancier, qui a exploité une aventure passablement scandaleuse narrée par la duchesse de Duras dans un livre qui courait Paris sous le manteau. Sa nouveauté réside en la manière dont l'intrigue est nouée et dans son insertion dans la vie contemporaine. Mais trop d'interdits existaient en 1827 pour qu'il fût possible de parler ouvertement du mal mystérieux dont souffre le héros, de sorte que, par la force des choses, le récit tourne court, l'auteur ne pouvant – ni ne voulant – s'exprimer avec la liberté nécessaire.
Le Rouge et le Noir est, lui aussi, issu de l'actualité. Deux faits divers, l'un survenu dans les Pyrénées, l'autre dans le Dauphiné, ont joué le rôle de catalyseur : l'affaire Lafargue et l'affaire Berthet. Ouvrier ébéniste à Bagnères-de-Bigorre, Adrien Lafargue était tombé amoureux d'une femme mariée, Thérèse Loncan, qui non seulement n'avait pas repoussé ses avances, mais les avait même provoquées. Bientôt lassée, Thérèse le fit clairement comprendre à son amant. Dépité et jaloux, Lafargue se vengea de l'infidèle : il la tua de deux coups de pistolet. Le 21 mars 1829, la cour d'assises des Hautes-Pyrénées, lui accordant les circonstances atténuantes, le condamna à cinq ans de prison. Quant à Antoine Berthet, son histoire est à la fois plus pitoyable et plus dramatique. Il était le fils d'un maréchal-ferrant d'un village au nord du département de l'Isère, Brangues. Comme il avait manifesté de bonne heure une intelligence supérieure à la moyenne et que sa constitution physique le rendait inapte aux travaux manuels, on le fit entrer au petit séminaire de Grenoble. Obligé de suspendre ses études à la suite d'une maladie, il fut choisi par un hobereau de son village, M. Michoud de La Tour, comme précepteur de ses enfants. Toutefois, avant l'expiration de l'année, il le renvoya, des bruits fâcheux courant dans la région sur une liaison que Berthet aurait entretenue avec Mme Michoud. Après un nouveau séjour au séminaire de Belley, Berthet remplit les fonctions de précepteur chez un voisin de M. Michoud, M. de Cordon. Là non plus il ne put garder longtemps sa place, car, disait-on, il avait une liaison avec Mlle de Cordon. Toutes les portes se fermant devant lui, il se crut persécuté par Mme Michoud, à qui il reprochait, d'ailleurs, de lui avoir donné un successeur. Il voulut donc se venger et tira sur elle deux coups de pistolet dans l'église de Brangues. Condamné à mort par la cour d'assises de l'Isère, il fut exécuté à Grenoble le 23 février 1828.
Ces deux affaires ont éveillé l'intérêt de Stendhal, parce qu'il y a vu une réaction de la volonté et de l'énergie. Cette remarque est capitale ; elle éclaire le processus de la transposition romanesque. En effet, le romancier n'est pas attiré par le sang, le morbide, en un mot par ce qui sent la déchéance. Le crime ne lui semble attachant que dans la mesure où le criminel, tout à sa passion, oublie les contingences humaines, accepte plus ou moins sciemment de se mettre au ban de la société et affronte la mort sans crainte ni regret, sachant qu'il se trouve désormais au-delà du bien et du mal. D'où l'atmosphère héroïque, sublime du roman. L'ambition et l'hypocrisie ne sont que la façade du caractère de Julien Sorel. Un épisode le révèle pleinement : celui du séminaire. Il est fort développé, puisqu'il occupe six chapitres. Cette insistance a été mise sur le compte du mauvais ton de l'auteur. Bien à tort. Julien Sorel, qui, dans son adolescence solitaire, a affabulé et a fini par se croire un Machiavel, dès qu'il se trouve en présence de vrais hypocrites, en l'espèce ses camarades séminaristes, d'âmes basses et d'actions sordides, est pris par la nausée ; il découvre alors combien il est, lui, différent. Et c'est ce qui est confirmé par la suite. S'il n'était qu'un banal arriviste, il ne se laisserait pas aller à commettre un meurtre qui mettrait fin à sa carrière. Ce qui le blesse dans la dénonciation de Mme de Rênal et le fait réagir avec une violence inouïe, ce n'est pas la crainte de voir échapper la situation sociale à laquelle il était parvenu, mais c'est qu'il se sent déshonoré. Tuer, et d'une manière si spectaculaire – dans une église, à la grande messe du dimanche, au moment le plus solennel, celui de l'élévation –, n'est pas le fait d'un hypocrite, mais d'un passionnel. Son comportement courageux en prison, pendant le procès et devant l'échafaud est, pour lui, une sorte de rédemption. Les agissements tortueux auxquels il s'est parfois livré – ou auxquels il a donné l'impression de se livrer – lui ont été imposés par son entourage. En réalité, Julien n'est jamais hypocrite avec lui-même ; contrairement à l'arriviste, il aime rêver et, surtout, il est en continuel débat avec sa conscience. Aussi n'est-il pas un révolté vulgaire. C'est le type même de la victime d'un ordre social injuste, du cloisonnement imposé par la caste des patriciens afin d'empêcher qu'un roturier, quelque doué qu'il soit, s'élève et affirme sa personnalité. Vivant dans un monde hostile et qui souhaite sa perte, il est contraint de dissimuler la seule richesse qu'il possède – son âme, ses mouvements passionnés, ses aspirations, sa candeur, sa spontanéité – et de troquer ces qualités innées contre le masque de l'hypocrisie et de l'ambition. C'est pourquoi le Rouge et le Noir est un roman violent, sombre. Il met sous les yeux des lecteurs le tableau morne et démoralisant d'une société aristocratique prétendant vivre sous la Restauration comme elle avait vécu avant la Révolution, hantée par la peur de voir surgir de nouveaux Dantons. C'est pourquoi, aussi, le récit est heurté, crispé, à l'unisson de l'angoisse immanente du héros, qui, toujours replié sur lui-même et sur un qui-vive continuel, ne cesse de se scruter pour essayer de comprendre le monde et se comprendre lui-même.
Bien différent est le ton de la Chartreuse de Parme. Ce roman est tout pénétré d'une lumière claire ; il respire le bonheur de vivre. Certes, le drame n'est pas absent ; le dénouement est loin d'être une happy end. Cependant, l'ensemble n'en est pas assombri. Le malheur que connaît, à la fin, Fabrice del Dongo est compensé par les heures de bonheur « sublime » dont le sort lui est prodigue. Des fées bienfaisantes ont présidé à la naissance de Fabrice ; celui-ci a reçu en partage l'intrépidité, la beauté, la fortune, et, par-dessus tout, le don de susciter autour de lui la sympathie et l'amour. Création romanesque sans doute, mais aussi une nouvelle manifestation de l'égotisme stendhalien. S'il est possible d'établir une identification Stendhal-Julien Sorel, celle-ci ne dépasse pas le stade de l'épisodique. En revanche, l'identification Stendhal-Fabrice del Dongo est une association étroite et indissoluble. Celui-ci est le miroir de celui-là. Fabrice est, sur le plan de la fiction, la transposition du romancier avec tous ses rêves et ses désirs. Il réalise tout ce que le Grenoblois Henri Beyle avait souhaité être, et qu'il n'a pas été. Il est le prototype idéal du héros stendhalien, heureuse synthèse de Don Juan et de Werther, du libertin et du sentimental. La Marietta et la Fausta ne sont que des passades. Seul compte l'amour-passion. D'où le relief extraordinaire que prend Clélia Conti dans la deuxième partie du livre. D'où également la multiplicité et la variété des épisodes, s'apparentant tantôt au « western », tantôt au roman picaresque. En fait, la tonalité demeure partout la même, depuis l'entrée en matière, d'allure épique : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d'apprendre au monde qu'après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur », jusqu'au dernier alinéa, où l'on reconnaît une modulation classique, à la Montesquieu : « Les prisons de Parme étaient vides, le comte immensément riche, Ernest V adoré de ses sujets qui comparaient son gouvernement à celui des grands-ducs de Toscane. » La Chartreuse de Parme se distingue du Rouge et le Noir par son pouvoir d'évocation. Le romancier s'est moins appliqué à analyser avec minutie le comportement de ses personnages, en les plaçant dans les situations les plus susceptibles de les rendre vraisemblables et naturels, qu'à créer une ambiance et à faire vivre son rêve. L'allure est féerique. La compénétration de l'affabulation et de l'autobiographie est telle qu'il faut renoncer à introduire de subtiles et vaines séparations. Tout le roman baigne dans une atmosphère lyrique, musicale. Stendhal a, enfin, réussi à concrétiser l'illumination qu'il avait eue en 1812 à Moscou pendant la campagne de Russie. Il avait alors entrevu comme dans un éclair qu'il « était appelé à créer un jour une œuvre où régnerait ce mélange de gaieté et de tristesse » qui le charmait tellement dans la musique de Cimarosa.
Les différences entre les deux chefs-d'œuvre romanesques stendhaliens sont grandes. Cette différence se double d'une évolution non moins certaine. Néanmoins, les points de contact sont nombreux, tant sur le plan psychologique que sur le plan historique. Que l'on songe, pour n'en donner qu'un seul exemple, au donjon-prison qui trône dans la deuxième partie des deux romans. Le retour du même thème ne peut être imputé au hasard ou à l'impéritie. En outre, le dénominateur commun est constitué par l'enracinement dans l'actualité contemporaine. Stendhal connaît le secret de supprimer tout hiatus entre la fiction et la réalité.
Au tableau de la France courbée sous la férule de la toute-puissante Congrégation fait pendant celui de l'Italie divisée, opprimée. La toile de fond est tellement imprégnée d'actualité qu'il est loisible de chercher à deviner sous les personnages issus de l'imagination du romancier des silhouettes du temps et à retrouver dans tel ou tel épisode des événements ayant défrayé la chronique.
Le Rouge et le Noir et la Chartreuse de Parme ne sont pas une exception ; toute l'œuvre romanesque stendhalienne présente ce même aspect : qu'il s'agisse de ce drame cornélien entre l'amour et l'amour de la patrie qu'est Vanina Vanini, ou de Lucien Leuwen, l'un des tableaux les plus lucides, les plus pénétrants qu'on ait jamais peints des mœurs provinciales dans la première partie et des dessous de la politique dans la seconde, ou encore de Lamiel, qui, mettant en scène une séduisante aventurière, voulait – car, pas plus que le précédent, il n'a pas été achevé – offrir à son tour un tableau des mœurs politiques sous Louis-Philippe. Est-on donc autorisé à considérer ces œuvres comme des romans historiques et le romancier, ainsi qu'on s'est plu à le répéter ces dernières années, comme un champion du réalisme ? Ce serait singulièrement l'appauvrir. Stendhal ne peut être comparé à ceux qui, à l'instar de Walter Scott, ont essayé de faire du vrai avec du faux. En dépit de son goût pour les « petits faits vrais », Stendhal n'est pas un naturaliste, n'a rien d'un Zola. Loin de là, il a horreur de ce qui est vulgaire. Or, trop souvent, la réalité est « basse », « sale », « ignoble », « prosaïque ». Il est bien vrai que ses romans sont conçus comme des « chroniques » – c'est le mot qui figure sur le frontispice du Rouge et le Noir – et comme un « miroir » – autre mot mis en épigraphe d'un chapitre du même ouvrage –, mais ils sont aussi et surtout le résultat d'une secrète et heureuse alchimie. Alors que les réalistes sont condamnés à patauger dans la déchéance physique et morale de l'être humain, Stendhal se place, lui, sous le signe de l'élévation, et cela non par obédience à un quelconque mot d'ordre d'une quelconque religion ou d'une quelconque morale, mais d'instinct, parce qu'il est persuadé que c'est là, et non ailleurs, l'aboutissement de la condition humaine. Et c'est par suite de la même conviction que l'amour-passion prend le pas sur l'érotisme. D'où un changement radical d'optique : celui qui, pour les exégètes du xixe s., était un « mauvais maître » est devenu une source de foi en la valeur profonde de l'âme humaine, un maître de vie courageuse tendue vers l'idéal.
Original par sa conception, le roman stendhalien ne l'est pas moins par l'écriture. On a beaucoup parlé du style sec et dépouillé de Stendhal, qui, à l'en croire, lisait, pour se mettre en train, quelques pages du Code civil. Mais, par le suite, on a pris conscience de la signification et de la portée de ce dépouillement et de cette sécheresse. Dans ses romans – ainsi d'ailleurs que dans tous ses écrits –, Henri Beyle a su supprimer le décalage existant entre la langue littéraire et la langue parlée. Autrement dit, il a exprimé de la manière la plus immédiate ses idées et ses sentiments sans chercher à les affubler de tournures académiques. Cela explique l'allure parfois heurtée de ses phrases, ses redites et même ses incorrections, ses incohérences apparentes, qui ont si fort choqué ses contemporains.
Cette allure heurtée, si éloignée des phrases bien rythmées d'un Chateaubriand ou des tournures souvent rocailleuses d'un Balzac, vient surtout de l'élimination des idées intermédiaires. En sous-entendant les charnières, Stendhal met en relief le détail essentiel, amené la plupart du temps de manière imprévue, et il l'impose à l'attention des lecteurs. Sous un certain rapport, l'écriture stendhalienne annonce l'écriture cinématographique : bâtir à petites touches, petit détail par petit détail ; d'où de courtes scènes dont la puissance d'évocation crée le lien, et c'est Stendhal qui, le premier, a eu recours au procédé de la limitation du champ. La célèbre description de la bataille de Waterloo en est l'exemple le plus frappant : renonçant à la vue panoramique traditionnelle, le romancier reproduit uniquement ce que l'œil de son héros pouvait voir. La leçon a été retenue par les romanciers de notre siècle, et c'est à juste titre que la plupart d'entre eux considèrent Stendhal comme leur maître.
« Je ne sais pourquoi j'ai une honte mortelle du métier d'auteur. »
À maintes reprises, Stendhal s'est exprimé en termes vifs à l'égard de l'académisme régnant à son époque. Ses contemporains et, plus encore, sa postérité immédiate se sont vengés en l'ignorant. Pour nous, au contraire, la récusation de la « littérature » explique et justifie le succès extraordinaire de l'œuvre stendhalienne. Stendhal a fait de l'anti-littérature non par parti pris, non en disciple d'un cénacle, mais parce qu'il a eu l'intuition que la littérature telle qu'on la concevait de son temps était désormais vidée et qu'il était absurde de continuer à s'asservir à un mode périmé d'expression.
La rapidité avec laquelle Stendhal compose est, par elle-même, la meilleure preuve de cette attitude. Toutes ses œuvres ont été écrites tambour battant, depuis le premier livre, les Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, jusqu'au dernier, la Chartreuse de Parme. Une seule exception, l'Histoire de la peinture en Italie, dont la composition s'étale sur quelque six ans. En général, la rédaction n'est entreprise que lorsqu'un sujet est mûr dans l'esprit de l'auteur. Alors elle avance vite, très vite, comme si celui-ci était obsédé par la crainte de voir son inspiration s'envoler. Le travail littéraire est, pour lui, état de crise, synonyme de crispation et de tension nerveuse. Cela explique aussi que Stendhal écrive mal au propre et au figuré : entraîné par son élan, il n'a cure de bien mouler ses lettres, pas plus qu'il n'a le temps de choisir ses expressions, d'éviter les répétitions, la pléthore des pronoms relatifs, les cascades des subordonnées. À peine prend-il le temps de marquer d'une croix dans l'interligne les termes qu'il se propose de remplacer ou d'en mettre deux l'un à côté de l'autre, se réservant de choisir plus tard. Il est pressé d'arriver au bout, de couper le cordon ombilical. Le dénouement de presque tous ses livres est hâtif, trahissant une espèce d'angoisse qui porte l'écrivain à trancher dans le vif. Dès que, au contraire, il commence à « fignoler », à tracer des plans, à revenir en arrière pour améliorer les parties déjà écrites, introduire de nouvelles circonstances, soyons assurés que l'ouvrage est condamné à rester inachevé. Les exemples abondent ; c'est le cas, entre autres, de Lucien Leuwen et de Lamiel.
C'est pourquoi il est difficile – et dangereux – de classer Stendhal dans un genre bien défini. Il n'est pas tour à tour romancier, pamphlétaire, essayiste, voyageur, historien ; il est tout cela à la fois. C'est pourquoi, aussi, il est beaucoup plus qu'un écrivain du modèle habituel, de ceux que guettent la sclérose et le temps edax rerum. Au contraire, il possède une éternelle jeunesse, car il a le don inné d'inciter son lecteur à réfléchir, à faire un retour sur lui-même, sans pour autant violer son indépendance d'esprit, à l'engager dans la voie qui a été la sienne, celle de l'anticonformisme.
Ce qu'on a pris autrefois pour une expression de frivole amateurisme se présente à nous sous un tout autre aspect. Stendhal a cru à la littérature. Il a vécu d'elle et pour elle ; mais cette littérature-là ne ressemble point à celle qui avait cours de son temps. Ce n'est pas plus un passe-temps qu'un gagne-pain. Elle est un moyen de transmission et non une finalité. Être homme de lettres implique une responsabilité, un engagement vis-à-vis de soi-même : prendre conscience des problèmes qui se posent à l'individu vivant la vie de son temps et qui, dans la plupart des cas, le transcendent. Il n'y a pas pire présomption que celle de vouloir à tout prix trouver des solutions totales et définitives. Stendhal a su restituer à la littérature sa valeur et sa raison d'être.
Le stendhalisme
C'est un curieux et important phénomène, unique dans l'histoire des lettres. Il témoigne de l'empreinte laissée par Stendhal.
Il est vrai que les stendhaliens ne jouissent pas d'une bonne réputation. On se gausse de leurs minutieuses investigations, dont l'intérêt ne semble pas toujours proportionné aux moyens mis en action. On leur reproche de se perdre dans l'accessoire, laissant échapper l'essentiel ; on ironise sur leur tendance à s'enfermer dans une chapelle dont l'entrée est interdite aux non-initiés.
Pourquoi nier la part de vérité existant dans ces chicanes ? Un fait, cependant, est indiscutable : le stendhalisme existe depuis bientôt un siècle ; il s'est perpétué de génération en génération, à travers les fluctuations de tous les engouements et de toutes les modes ; il a débordé les frontières de la littérature française : il n'y a guère de pays au monde où le stendhalisme n'ait pris racine et n'ait ses adeptes. Un tel phénomène mérite réflexion.
Le promoteur en a été Stendhal lui-même. C'est lui qui a mis en circulation la notion de « beylisme » et a forgé le néologisme stendhaliser. C'est lui qui, par son habitude de s'exprimer en code, a intrigué ses lecteurs, qui se sont appliqués à le décrypter. Aussi son purgatoire n'a-t-il duré que peu d'années. Dès 1870, on signale des « beylistes » cherchant, avec de compréhensibles tâtonnements, à expliquer le pouvoir de séduction de l'écrivain. Après ces pionniers vient la génération des Bourget, des Taine, des Zola ; avec eux, Stendhal prend définitivement une place de choix dans l'histoire littéraire et dans celle des idées. Grâce à Émile Faguet, il franchit le seuil de l'université, habituée à n'admettre que les valeurs reconnues. À cette même époque, Casimir Stryienski et Jean de Mitty, en exhumant du fatras des manuscrits déposés à la bibliothèque de Grenoble des œuvres mal connues ou même totalement inconnues – Lucien Leuwen, Lamiel, les Souvenirs d'égotisme, la Vie de Henry Brulard, le Journal –, élargissent l'horizon stendhalien. Pendant ce temps, Andrew Archibald Paton fait paraître à Londres, en 1874, la première étude d'ensemble. Depuis lors, les stendhaliens se sont multipliés. La simple énumération de leurs noms remplirait plus d'une page.
Avec les années, le stendhalisme a changé de caractère : à l'amateurisme du début ont succédé des méthodes rigoureuses de recherche. Le résultat de cette ferveur est que l'image de Stendhal, telle que la voyaient ses contemporains, s'est notablement modifiée. Le cliché de l'homme frivole, du libertin cynique, de l'écrivain fantaisiste et assez fumiste sur les bords a été remplacé par l'image d'un être tout différent : une âme délicate et farouche, un passionnel qui n'a guère connu ce bonheur qu'il a poursuivi toute sa vie, un anticonformiste qui a toujours refusé de se plier à la contrainte d'où qu'elle vînt, un écrivain pénétrant et lucide, d'une inépuisable richesse. Notre génération a découvert des aspects que nos aînés avaient ignorés, par exemple l'« actualité » où baigne son œuvre tout entière – actualité littéraire, politique, sociale. Les générations qui nous suivront seront sensibles à d'autres formes d'expression que notre optique mentale ne nous permet pas d'appréhender. Et c'est bien là le plus étonnant aspect de la personnalité de Stendhal que cet attrait sans cesse renouvelé qu'exerce son esprit sur les générations successives, qui, chacune à son tour, se reconnaissent en lui.
L'œuvre de Stendhal
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