Blaise Pascal
Mathématicien, physicien et écrivain français (Clermont, aujourd'hui Clermont-Ferrand, 1623-Paris 1662).
Introduction
Pascal n'est pas l'homme du confort intérieur. On ne peut lui prêter la paisible certitude de celui qui a trouvé. Il est plutôt celui qui remet toujours en question. Non pas que sa foi soit vacillante ou fragile : il veut que les découvertes du cœur et de la raison s'approfondissent sans cesse et dans un effort constamment renouvelé. Non pas non plus que l'angoisse soit un des caractères de sa nature : son seul sujet d'anxiété serait de voir que les autres ne parient pas avec lui. Il faut donc renoncer à l'image d'un « effrayant génie », tout comme à celle d'un esprit qui détiendrait la vérité sans supporter la contradiction. Ni inquiétude ni apaisement, mais l'un et l'autre conjoints en lui et inséparables.
Itinéraire pascalien
Cette coexistence de deux états en apparence contraires se traduit chez Pascal par l'impatience. Sa sœur Gilberte dit : « L'extrême vivacité de son esprit le rendait si impatient quelquefois qu'on avait peine à le satisfaire. » Mais quelle impatience ? Peut-être celle qui naît de la conscience que son temps est mesuré et qu'il lui faut aller vite. De là cette fièvre créatrice qui le fait se jeter avec avidité dans les mathématiques et qui, aussitôt les solutions esquissées, le presse de se tourner vers d'autres projets. Hâte, acharnement au travail, dépense d'énergie, parfois violence : Pascal a aussi en lui la fougue de la jeunesse, avec ce qu'elle comporte d'orgueil et de plaisir, d'ironie, voire d'insolence ; il a la fierté de ses intuitions scientifiques, il ne répugne pas au divertissement, et ses Provinciales manient le sarcasme d'une telle façon qu'on y sent la satisfaction de pouvoir mettre un art supérieur au service d'une passion justifiée. Puis les années passent, la maladie s'aggrave. Après les coups d'essai qui sont des coups de génie, après les heures de retraite à Port-Royal, le solitaire songe à ses projets plus vastes : sa « conversion » ne doit pas profiter à lui seul, le sort du monde étant en jeu. Ce sont dès lors les liasses raturées de l'Apologie, le dernier témoignage d'un homme qui, au seuil de la mort, veut aider le libertin, cet autre nous-même, à se sauver.
« Disproportion de l'homme »
« Athéisme marque de force d'esprit, mais jusqu'à un certain degré seulement. » La seule angoisse pascalienne est de constater au cœur de son siècle le triomphe d'un rationalisme conquérant, qui, confiant en les certitudes de la science et en ses progrès, crée peu à peu un monde vide de Dieu. Le libertin ne croit plus au système clos et rassurant de la pensée médiévale ; il rejette un univers où Dieu avait imprimé sa marque et se contente de la tranquille assurance que l'homme saura résoudre tous les mystères. Ce sont cette torpeur orgueilleuse et cette présomptueuse sûreté que Pascal juge intolérables. Le premier mouvement de l'Apologie va être de vouloir ébranler la trompeuse quiétude des incroyants, de désorienter ce libertin qui se passe de divin et oublie le scandale de la Croix. Pascal prend d'autant plus à cœur son dessein que peut-être s'attaque-t-il à une part de l'homme qu'il a été ; l'efficacité de son discours, de sa pédagogie sera d'autant plus assurée qu'il engage le combat avec un adversaire qu'il a connu comme étant un moment lui-même.
Ainsi il s'applique à jeter le trouble chez son interlocuteur en lui montrant le vertige de la création, l'infirmité de l'être égaré par les puissances trompeuses, ballotté entre deux infinis, tandis que la raison se trouve impuissante. L'homme, ce « néant à l'égard de l'infini », n'est « que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres », en proie à l'« inconstance », à l'« ennui », à l'« inquiétude ». Pascal engage le libertin dans la voie des remises en cause et de l'angoisse, le force à penser que ses certitudes ne sont qu'illusions, l'arrache à sa « négligence », qui lui « inspire une nonchalance de salut ». Souveraine prise de conscience d'un désarroi fondamental qui doit acculer l'incroyant non pas au désespoir, mais à une recherche. Parvenu à ce point où l'univers vacille, où rien n'est stable ni sûr, où tout est un reflet du néant, Pascal détourne le libertin de la tentative de la détresse : la contradiction humaine est telle que l'homme est également infiniment grand. « La grandeur de l'homme est si visible, qu'elle se tire même de sa misère. »
« C'est le cœur qui sent Dieu. »
Écartelé entre le sentiment de son néant, de sa finitude et celui de sa grandeur, l'être doit parier, parier pour Dieu. Si, en fait, il s'agit d'un artifice tactique – car comment parier si l'on n'a pas déjà choisi ? –, Pascal presse son interlocuteur de s'abêtir. « Qui s'accoutume à la foi, la croit […]. Nous sommes automates autant qu'esprit […]. Les preuves ne convainquent que l'esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues. » Cette discipline par la machine enlèvera l'assentiment de la raison. Une fois tombées les dernières résistances intellectuelles grâce à l'expérience vécue des gestes de la religion, l'homme passera du plan de l'intelligence à un autre ordre, l'ordre du cœur, qui entraînera l'adhésion à Dieu et fera « dire non scio, mais credo ». Cette découverte de la transcendance par le cœur, autant que par l'amour, garantit la réalité de l'existence de celui qu'on aura cherché, puisque « nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève », tout comme « nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ». « Dieu sensible au cœur », voilà l'ultime conviction qui apportera au libertin converti la joie de celui qui sait et la promesse de l'éternité.
Cette joie pascalienne contrebalance ce que l'Apologie peut présenter d'austère. Après avoir jeté dans l'angoisse l'incroyant trop sûr de lui et de sa raison, et cela sans jamais placer le débat sur un terrain moral, sans qu'interviennent jamais les critères chrétiens de la faute, Pascal l'amène insensiblement vers la paix et la félicité. La rigueur démonstrative de ce « chrétien géomètre », suivant le mot de Péguy, est si forte qu'elle rejette dans l'ombre l'image d'un Pascal angoissé et prisonnier du gouffre qu'il ouvre sous les pas de celui qu'il veut amener à lui. La rectitude de sa démarche, l'ardeur de son éloquence suffisent à prouver sa santé spirituelle. Et ce n'est pas un des moindres caractères de son génie que d'avoir su, comme au jeu de paume, mieux placer la balle qu'un autre, de telle façon « qu'il n'y ait rien de trop et rien ne manque ».
Les éditions des « Pensées »
À la mort de Pascal, ses proches rassemblèrent les grands feuillets, tantôt intacts, tantôt découpés, griffonnés, raturés et enfilés en plusieurs liasses, qui constituaient ses brouillons. Leur premier soin « fut de les faire copier tels qu'ils étaient et dans la même confusion qu'on les avait trouvés » (Étienne Périer). C'est la Première Copie (Bibliothèque nationale de France, fonds français manuscrit 92 03), suivie à la même époque d'une Seconde Copie (B.N.F., f. fr. 12 449), effectuée sans doute d'après la première et qui diffère par quelques interversions de ses cahiers. En 1711, le chanoine Louis Périer confectionna un recueil avec les originaux des Pensées, qu'il colla sur de grandes feuilles blanches. C'est le Recueil original (B. N.F., f. fr. 92 02).
Dès 1670, un comité présidé par le duc de Roannez avait fait paraître, d'après la Première Copie, l'édition de Port-Royal, où, comme l'écrit Étienne Périer, « l'on a pris seulement parmi ce grand nombre de pensées celles qui ont paru les plus claires et les plus achevées […] et on les a mises dans quelque sorte d'ordre ». Après cette date, les meilleures éditions sont celles de Condorcet (1776), de l'abbé Bossut (1779), de Prosper Faugère (1844), d'Ernest Havet (1852), d'Auguste Molinier (1877), de G. Michaut (1896), de Léon Brunschvicg (1897), de Jacques Chevalier (1925), de Zacharie Tourneur (1938 et 1942), de Louis Lafuma (1948 et 1952).
L'éditeur des Pensées a le choix entre plusieurs possibilités : – soit disposer les textes suivant un ordre logique (Port-Royal, Condorcet, Bossut, Brunschvicg) ;– soit suivre une méthode subjective en tentant de reconstruire par l'intérieur l'ouvrage qu'on pense que Pascal aurait voulu écrire (Faugère, Chevalier) ;– soit donner les textes dans l'état où on les a trouvés, c'est-à-dire avec le début de classement de Pascal, en considérant que la copie constitue un témoignage plus ancien et plus vrai que le manuscrit autographe pour autant qu'elle conserve un classement qui est certainement de Pascal (Tourneur, P.-L. Couchoud, Lafuma).
Pascal mathématicien
À peine âgé de dix-sept ans, Blaise Pascal publie au début de 1640 un Essai sur les coniques où il se révèle disciple de Gérard Desargues (1593-1662) et où il énonce le théorème qui porte son nom : Les trois points d'intersection des côtés opposés d'un hexagone inscrit dans une conique sont en ligne droite. En 1642, il donne le premier modèle de sa machine arithmétique, qui est présentée officiellement en 1645 au chancelier Pierre Séguier. Cette additionneuse est un des plus anciens prototypes des calculatrices mécaniques. En 1654, il rédige son Traité du triangle arithmétique et entreprend une correspondance avec Pierre de Fermat (1601-1665), correspondance qui est à l'origine du calcul des probabilités. Vers 1657, il aborde la rédaction de ses Éléments de géométrie, dont un court passage a été sauvé de l'oubli par Leibniz. Dans ces éléments, qui ont inspiré partiellement la géométrie de Port-Royal, on voit apparaître une axiomatique qui s'écarte nettement de la tradition euclidienne. De 1658 à 1660, Pascal développe, au sujet de la cycloïde, des techniques d'intégration originales qui inspireront partiellement Leibniz.