Gottfried Wilhelm Leibniz
Philosophe allemand (Leipzig 1646-Hanovre 1716).
La vie
Descartes n'avait plus que quatre ans à vivre lorsque, le 1er juillet 1646, Gottfried Wilhelm Leibniz naît d'une famille luthérienne de Leipzig. Le père de ce dernier, professeur à l'université de la ville, devait bientôt mourir, laissant une importante bibliothèque où son fils, en marge de l'enseignement qu'il reçoit à la Nikolaischule, acquerra une vaste culture en autodidacte. En 1661, Leibniz est à l'université l'élève de Jacob Thomasius, qui le guide dans l'étude de la scolastique et de la pensée moderne (Bacon). Sa thèse pour le grade de bachelier (De principio individui, 1663) refuse de définir l'individu par négations à partir de l'universel. Leibniz commence alors des études juridiques qui lui permettront d'être habilité (décembre 1664) maître ès philosophie avec un travail où il se propose d'introduire dans le droit une rigueur mathématique, en particulier grâce à l'intervention du calcul des probabilités. C'est le même projet de formalisation, mais généralisé, qui inspire le De arte combinatoria (1666), dans lequel, après Raymond Lulle et le P. A. Kircher, Leibniz tente de constituer une sorte d'alphabet des pensées d'où devrait découler une écriture – ou « caractéristique » – universelle. Reçu en 1667 docteur à la faculté de droit d'Altdorf, Leibniz refuse le poste de professeur qu'on lui propose et part pour Nuremberg, où il s'affilie quelque temps aux rose-croix. Johann Christian von Boyneburg, un ancien conseiller de l'Électeur de Mayence, l'y rencontre : il l'introduira (1667) à la cour de Mayence, où l'Électeur l'engagera pour des travaux de jurisprudence.
À partir de ce moment, la vie de Leibniz va constituer un tissu des plus diverses activités : politique, diplomatie, droit, affaires religieuses, travaux scientifiques, technologiques, philosophiques, etc.
Le nombre des activités de Leibniz lui vaut la réputation de dernier véritable encyclopédiste.
Dès cette époque, Leibniz sera le champion d'un renouveau patriotique de l'Allemagne. Devant les ambitions de Louis XIV, il tentera de restaurer la cohérence de l'Empire, dont les différents États seraient liés sur un mode fédéral, la prépondérance des protestants neutralisant les catholiques plus ou moins suspects de francophilie. Il essaiera aussi de détourner vers l'Égypte les visées expansionnistes de la France, projet où se lit un double désir d'épargner l'Allemagne et de réaliser par cette sorte de croisade l'unité des nations chrétiennes. Une mission liée à ce projet le conduit à Paris en 1672. Mais la guerre que Louis XIV déclare alors à la Hollande anéantit tout espoir que le projet aboutisse. Leibniz restera pourtant à Paris jusqu'en 1676 pour y rencontrer diverses célébrités. C'est alors qu'il se perfectionne dans les mathématiques, à l'instigation de Christiaan Huygens, et met au point le calcul infinitésimal, origine d'une célèbre querelle avec Newton, qui l'accusera de lui avoir volé cette découverte. Avec Arnauld et Bossuet, il tente de définir les conditions d'une négociation irénique qui aboutirait à la réunion des Églises. Appelé en 1676 à Hanovre, où la place de bibliothécaire lui était offerte par le duc Jean Frédéric de Brunswick-Lunebourg, il restera jusqu'à sa mort au service de la cour de Hanovre. Il se lie avec la comtesse palatine Sophie et avec sa fille Sophie Charlotte, qui, devenue reine de Prusse, l'aidera à fonder l'Académie des sciences de Berlin (1700). À la demande du duc Ernest Auguste, il s'engage à écrire une histoire de la maison princière de Brunswick, dont les recherches généalogiques qu'elle demande l'entraîneront de 1687 à 1690 à Vienne, à Rome (où son esprit de conciliation lui vaut l'offre d'un poste au Vatican s'il se convertit : ce qu'il refuse), etc. Tenu à l'écart des affaires sous George Louis (le futur George Ier d'Angleterre), il se tourne vers la Russie (Pierre le Grand le fait conseiller privé en 1712). En 1714, l'empereur le nomme baron.
Mais c'est dans la plus totale indifférence de son entourage qu'il mourra, le 14 novembre 1716, à Hanovre, alors que sa pensée achève de conquérir l'Europe.
La philosophie
Les idées principales
Jusqu'à sa mort, Leibniz ne cessera d'écrire sur les sujets les plus variés (« pareil en quelque sorte aux Anciens qui avaient l'adresse de mener jusqu'à huit chevaux attelés de front, il mena de front toutes les sciences », dira Fontenelle).
À ses ouvrages il faut ajouter d'importantes correspondances avec Spinoza, Hobbes, Antoine Arnauld, Bossuet, Malebranche, Bernoulli, Bayle, Clarke, etc., ainsi que tous les fragments publiés après sa mort.
Ce n'est pas sans raison que l'on a caractérisé la pensée de Leibniz par son opposition au cartésianisme, opposition qui apparaît en effet en physique, en mathématiques, en théologie comme en métaphysique. Leibniz refuse la dualité des substances posée par Descartes : l'espace, en particulier, ne saurait être considéré comme une substance ; il n'est que l'ordre selon lequel les substances coexistent. Celles-ci (il les appelle des monades) sont des principes spirituels et seul le lien avec une telle entéléchie constitue une substance.
L'être de la monade est une force active (vis primitiva activa), plus métaphysique que physique, qui se manifeste d'abord par deux types d'actions : la perception (qu'il ne faut pas ramener à l'aperception consciente : il y a une infinité de « petites » perceptions qui sont inconscientes), par laquelle chaque monade « exprime » l'infinité des autres monades, et l'appétition, qui assure le passage d'une perception à l'autre.
S'il n'y a que des monades, il y en a de plusieurs ordres, selon qu'elles sont ou ne sont pas capables de mémoire : les monades qu'on appelle corps en sont dépourvues (corpus est mens momentanea), ainsi que les plantes, mais non les animaux, dont l'entéléchie est une âme. À son tour, l'âme est soit brute (empirique : chez les animaux), soit raisonnable (chez l'homme), selon qu'elle est capable ou non de connaître par réflexion la nécessité des vérités éternelles, l'identité du moi et la perfection de Dieu, capable de raisonnement.
Raisonner, c'est toujours dégager des implications (praedicatum inest subjecto), mais ces implications peuvent reposer sur deux principes : le principe de contradiction et celui de raison suffisante. D'où, également, deux types de vérités : 1° des vérités logiques, nécessaires (leur contraire est impossible), démontrables par simple analyse, comme en mathématiques, où toutes les propositions sont déjà impliquées dans les définitions, les axiomes et les demandes d'où elles découlent ; 2° des vérités de fait, contingentes (leur contraire est possible) ; pour prouver leur raison, l'évidence, que le principe de contradiction garantit, n'est d'aucune utilité : il faut alors remonter à Dieu, seule et véritable raison suffisante de toute existence.
Dieu est infiniment parfait. Il est source des essences aussi bien que des existences (sans lui il n'y aurait « non seulement rien d'existant, mais rien de possible »), mais à des titres différents : si les essences dépendent de son entendement, les existences (contingentes) dépendent de sa volonté. Autrement dit : du fait de sa sagesse, Dieu distingue, entre tous les possibles que son entendement contient, celui qui est le meilleur ; du fait de sa bonté, c'est celui-là qu'il choisit et, du fait de sa puissance, il le produit. Parmi l'infinité des univers possibles, Dieu a donc créé (et continue de créer comme par des « fulgurations continuelles ») celui qui était le meilleur. Si la possibilité était le principe des essences, la perfection est maintenant celui des existences – perfection qui n'est pas une évidence (il faudra comprendre en effet que le meilleur des mondes implique le mal). Ce principe de raison sert de guide dans l'étude du monde, dont il permet de rattacher tous les objets à la sagesse divine en y retrouvant les principes de son action.
Le principe de continuité
Le monde leibnizien est un monde dans lequel il n'y a rien de mort, puisque toute substance est monadique et que la monade est un principe vital. D'autre part, l'implication formulée au niveau des essences sous la forme praedicatum inest subjecto se traduit sur le plan existentiel par omne praesens gravidum est futuro, « le présent est gros de l'avenir », et cela depuis le premier instant. L'ensemble des monades, dont la compossibilité constitue le meilleur des mondes possibles, a dû être créé simultanément. Dès lors, il n'y a jamais dans le monde de naissances à proprement parler : ce mot désigne simplement la métamorphose des monades spermatiques, emboîtées les unes dans les autres depuis les reins d'Adam et qui accèdent au moment de la conception à un « plus grand théâtre ». Et la mort n'est, à son tour, qu'un retour de la monade à un « théâtre plus subtil ».
Le principe des indiscernables
La monade (sans étendue) est un « point métaphysique » : un point de vue sur les autres monades que sa perception exprime. Chaque substance est ainsi un « miroir vivant » de l'univers, communiquant (mais à travers Dieu) avec toutes les autres substances à quelque distance spatiale ou temporelle qu'elles soient situées. Mais tout point de vue est unique. Il n'y a donc pas deux substances, deux monades identiques. Une différence, même infinitésimale (indiscernable), les distingue.
L'harmonie préétablie
Toute monade est définie par la spontanéité de sa force active. Elle ne connaît ni n'éprouve rien qui ne vienne d'elle-même. Elle n'est sujette à rien qui ait une origine extérieure à elle ; « elle seule fait tout son monde ». Aussi est-ce Dieu qui accorde entre elles ces monades solipsistes (« sans portes ni fenêtres ») ; c'est lui qui « fait la liaison des substances et c'est par lui que les phénomènes des uns se rencontrent et s'accordent avec ceux des autres ». Tel est le premier aspect de l'harmonie préétablie. Le second éclaire l'union de l'âme et du corps : chacun des deux suit ses propres lois, elle les causes finales, lui les causes efficientes, aucun des deux ne pouvant agir sur l'autre, quoiqu'ils ne cessent de paraître en action réciproque ; l'harmonie que Dieu fait régner entre eux est la source de cette illusion.
Dans ce monde où Dieu a tout calculé d'avance, y compris la part du mal, la liberté a pourtant sa place. Dieu n'est pas responsable du péché d'Adam : Dieu permet sans doute qu'il y ait du mal, mais ce qu'il veut, c'est seulement le bien (le meilleur). « La racine du mal est dans le néant », c'est-à-dire dans ce qu'il manque à l'homme de perfection et dont Dieu n'est pas responsable, car il l'est, au contraire, dans sa bonté des seules perfections qu'il lui a effectivement données. Donc : « Dieu incline notre âme sans la nécessiter. »
Quelques écrits de Leibniz
Droit :
Codex juris gentium diplomaticus (1693).
Géologie :
Protogaea (publié en 1780).
Histoire :
Meditationes de originibus gentium (1710).
Logique :
De arte combinatoria (1666).
Mathématiques :
Analysis situs (1679) ; Nova Methodus pro maximis et minimis (1684).
Pamphlets :
Mars christianissimus (1683).
Philosophie :
Confessio naturae contra atheistas (1668) ; Dialogus de connexione inter res et verba et veritatis realitate (1677) ; Quid sit idea (1678) ; Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées (1684) ; Discours de métaphysique (1686) ; Remarques générales sur les « Principes » de Descartes et De la réforme de la philosophie première… (1694) ; Système nouveau de la nature et de la communication des substances (1695) ; De rerum originatione radicali (1697) ; De ipsa natura… (1698) ; Considération sur la doctrine d'un esprit universel (1702) ; Nouveaux Essais sur l'entendement humain (1704, publié en 1765) ; Essais de théodicée (1710) ; Monadologie et Principes de la nature et de la grâce fondés en raison (1714).
Physique :
Hypothesis physica nova (1671) ; Brevis Demonstratio erroris memorabilis Cartesii (1686).
Politique :
Securitas publica (1670) ; Consultation touchant la guerre ou l'accommodement avec la France (1684) ; Exhortation aux Allemands pour mieux cultiver leur raison et leur langue avec, y joint, une proposition d'une Société teutophile (1696).
Théologie :
Demonstrationes catholicae (1669).
L'œuvre mathématique de Leibniz
L'œuvre mathématique de Leibniz est à la fois la complémentaire et l'opposée de celle d'Isaac Newton. S'insérant dans tout un courant de pensée qui remonte à l'Antiquité grecque et que les analystes du xvie s. et du xviie s. ont renouvelé, les deux hommes fondent tous deux l'analyse infinitésimale moderne. Mais Newton, physicien, mécanicien, génial créateur de la mécanique rationnelle, veut une mathématique directement efficace et manque ainsi de peu l'invention d'une symbolique enrichissante.
Venu plus tard aux mathématiques d'avant-garde, et cela grâce en particulier aux conseils de Christiaan Huygens, Leibniz a une formation et surtout un tempérament beaucoup plus philosophiques. Si tous deux s'inspirent de la mathématique cartésienne, à laquelle il leur arrive de s'opposer dans l'espoir de la surpasser, c'est Leibniz qui rêvera le plus à la découverte de nouveaux algorithmes, à une symbolique universelle et efficace, au prolongement de l'algèbre par des mécanismes mentaux nouveaux, véritables machines à penser, aptes à décupler la puissance de l'esprit humain. De son vivant, il ne réalisera son rêve que très partiellement. Sa machine arithmétique, supérieure à l'additionneuse de Blaise Pascal, qui est de 1645, lui donne une place de choix parmi les précurseurs de la cybernétique. Ses notations de la différentielle et de l'intégrale se sont rapidement imposées ; Leibniz pressent le calcul des déterminants ainsi que l'Analysis situs, la topologie actuelle. Mais sa pensée a imprégné l'esprit de ses premiers disciples, les frères Bernoulli. Elle a ensuite animé les travaux de Leonhard Euler, puis et surtout ceux de Louis de Lagrange, et elle reste toujours vivante dans certains aspects des mathématiques modernes.