cinéma

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Abréviation courante (dès 1893) de cinématographe (1892), litt. « écriture du mouvement », du grec kinêma, « mouvement », et graphein, « écrire ».

Esthétique

Projection lumineuse de l'enregistrement photographique d'un spectacle en mouvement, l'illusion étant rendue possible par le phénomène de persistance rétinienne. Apparu dans les dernières années du xixe s., le cinéma s'est rapidement imposé comme un art majeur et même comme l'art le plus représentatif du xxe s.

L'acte de naissance officiel du cinéma est la projection publique réalisée par les frères Lumière, le 28 décembre 1895, dans les sous-sols du Grand Café, à Paris. Son invention est la résultante d'une longue série de travaux scientifiques destinés à l'étude des phénomènes de la nature (Marey, Muybridge), mais également de la tradition des spectacles d'ombre et de lumière obtenus à l'aide de la « lanterne magique ». Dès son apparition, le cinéma a suscité une fascination particulière, autant du point de vue du spectateur que de celui du théoricien pour lequel il renouvelle les vieilles interrogations de Zénon sur la continuité. Il n'est donc pas surprenant que les premières mentions philosophiques se soient concentrées avec Bergson(1) sur la question du temps et de la décomposition du mouvement. Le grand public a été surtout sensible aux progrès techniques qui jalonnent son histoire : passage du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur, intégration du son, effets spéciaux, etc., en oubliant souvent que le cinéma renvoie à bien d'autres formes et usages que les films diffusés en salle : cinéma scientifique, documentaire, expérimental, films d'animation, d'entreprise, de propagande, cinéma institutionnel, pédagogique, etc.

Fiction et documentaire

Instrument de saisie du réel, du moins tel que la caméra permet de le conserver et de le restituer, le cinéma est néanmoins devenu très tôt un puissant mode d'expression tourné vers l'imaginaire : « N'est-ce pas un rêve que le cinéma ? » se demande Valéry. La tension entre réalité et fiction est donc à la base même de la réflexion cinématographique, dès la polarité entre Lumière et Méliès, mais surtout à travers l'interaction des deux pôles, toute fiction contenant une part documentaire et tout documentaire tendant à fictionaliser le réel. C'est pourquoi le concept d'« évasion » attaché au spectacle cinématographique conserve toute sa valeur opératoire. L'on peut même se demander si la principale fonction sociale du cinéma (à tout le moins celle qui motive le plus grand nombre d'entrées dans les salles) ne relève pas d'une insatisfaction fondamentale : le monde qui est ne devrait pas exister et celui qui devrait être n'existe pas. « Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs », fait dire J.-L. Godard à A. Bazin au début de son film le Mépris. Célèbre formule qu'il convient certainement de compléter en la dialectisant. On l'a souvent dit, tout film est (en pratique) toujours vécu au présent. De sorte que le cinéma s'appuie pleinement sur cet attribut de la conscience : être présent à ce qui l'affecte actuellement. Aussi le cinéma se nourrit-il d'une double opposition : la volonté de substitution d'un monde à un autre, en somme réalisée pour le spectateur le temps d'une projection, conduit aussi bien à la négation qu'à l'affirmation du seul monde existant – celui que le spectateur retrouve inéluctablement au sortir de la salle mais dont il ne prend pas nécessairement une conscience propre. Le souci « documentaire » oriente le cinéma vers une fonction de monstration du réel ou, comme préfère dire Rossellini, vers la recherche de la connaissance. Le souci « fictionnel », ici entendu au sens premier, sert le besoin de refuge ou de fuite dans l'imaginaire. À ce titre, la distinction également classique entre cinéma de spectacle et cinéma d'art et d'essai semble bien peu pertinente, l'un et l'autre cinéma privilégiant l'un et l'autre souci selon les films, les époques ou les auteurs.

Mixte d'art et d'industrie, le cinéma est partagé entre la tendance à l'uniformisation imposée par les lois économiques de l'institution et le besoin de diversité et de renouvellement recherché par le spectateur. Plus profondément encore que la reproductibilité relevée par Benjamin, une nouvelle culture visuelle fondée sur l'essor des technologies numériques est en voie de transformer son statut d'art et au-delà celle des arts en général, y compris dans leurs implications esthétiques et leur mode individuel d'appropriation.

Daniel Serceau

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Bergson, H., l'Évolution créatrice (1907), PUF, Édition du centenaire, Paris, 1959, pp. 752-754. Voir les commentaires de Deleuze, G., in Cinéma 1. L'image-mouvement, Minuit, Paris, 1983.
  • Voir aussi : Metz, C., « Le film de fiction et son spectateur », in Psychanalyse et cinéma, Communications, no 23, Seuil, Paris, 1975.
  • Mitry, J., Histoire du cinéma, Éditions universitaires, Paris, 1973.
  • Morin, E., le Cinéma ou l'homme imaginaire. Essai d'anthropologie, Minuit, Paris, 1956.

→ cinéma et philosophie, fiction, film, visible




cinéma et philosophie

Esthétique

Dès son apparition, les théories du cinéma n'ont cessé de s'interroger sur les divers aspects de ce phénomène (invention technique, pratique sociale, expression artistique du mouvement) et d'envisager cette succession d'images-sons projetés sur l'écran de la salle obscure selon différents modèles (langage cinématographique, « texte » filmique, « dispositif » de projection, « signifiant imaginaire », lieu de pensée, instance de restitution du réel).

Approches théoriques du cinéma

Les propos de cinéastes et des critiques des années 1920, notamment le manifeste de Canudo(1), se conçoivent dans une perspective de promotion et d'élection du cinéma en tant que « septième art ». Ces poétiques d'auteurs, de Gance à Delluc, ne constituent pas de réels discours théoriques, sauf peut-être chez Epstein qui réfléchit le cinéma comme « une machine philosophique à re-monter le temps »(2). Les premiers théoriciens du cinéma s'inscrivent dans la mouvance du gestaltisme (Münsternberg, Arnheim(3)) et dans la tradition du formalisme (Balázs et les cinéastes russes(4), de Vertov à Eisenstein). Avec des différences notables, ils établissent les caractéristiques fondamentales du « langage cinématographique », en insistant sur le montage, dans leur défense du cinéma muet en tant qu'art de transformation stylistique du réel.

Le dialogue entre le cinéma parlant et le discours théorique ne s'est noué qu'après la Seconde Guerre mondiale(5). Il convient de distinguer chronologiquement les théories ontologiques sur l'essence du cinéma (la défense du réalisme de A. Bazin ou l'essai anthropologique de E. Morin(6) qui enracine le cinéma dans l'imaginaire), les théories méthodologiques sur la pertinence des différentes perspectives d'approche (l'approche sémiologique du cinéma, « langue ou langage », conduite par C. Metz, l'analyse textuelle, l'éclairage psychanalytique de la place du spectateur dans le « dispositif ») et enfin des réflexions nourries par les problématiques que soulèvent les œuvres filmiques (la pensée figurale de l'image développée par J. Aumont, la notion de « l'entre-images » articulée par R. Bellour, la proposition croisée de montages cinématographiques et de montages interprétatifs énoncée par M. Gagnebin).

Éclairages philosophiques : cinéma, pensée et réalité

La relation entre cinéma et philosophie a pour origine le questionnement par l'image du réel et de la pensée. A. Bazin a développé dans l'après-guerre une réflexion ontologique sur le cinéma à partir du rapport entre septième art et réalité. Dans son optique esthétique et métaphysique, l'objectivité de la représentation, la reproduction du réel, se comprend comme le fondement de la vérité artistique. Le premier essai du recueil théorique, Qu'est-ce que le cinéma ?, définit l'« ontologie de l'image photographique » comme l'objectivité essentielle garantie par le dispositif mécanique de prise de vue. Le cinéma « apparaît comme l'achèvement dans le temps de l'objectivité photographique »(7). En ajoutant à « l'empreinte digitale » de la photographie la reproduction du temps dans la durée, il entretient un rapport existentiel avec la réalité. Le cinéma non seulement adhère au réel par la puissance de crédibilité des images, mais il participe aussi à son existence en le révélant. Cette pensée du cinéma, qui fait émerger le réalisme ontologique du septième art d'une description phénoménologique, peut être mise en étroite relation avec la philosophie de Merleau-Ponty. L'auteur de la Phénoménologie de la perception a réfléchi sur les accords et les désaccords du cinéma et de la pensée. Pour lui, « le cinéma est particulièrement apte à faire paraître l'union de l'esprit et du corps, de l'esprit et du monde et de l'expression de l'un dans l'autre »(8).

Par réaction contre les approches en termes de texte filmique dans les années 1970, Deleuze a réactivé le lien entre le cinéma et la philosophie dans ses deux ouvrages fondamentaux(9). Il précise que le cinéma « est une nouvelle pratique des images et des signes, dont la philosophie doit faire la théorie comme pratique conceptuelle »(10). Aussi le cinéma est-il présenté comme un « lieu de pensée », mais il ne lui appartient pas de construire ses concepts. La philosophie de Deleuze consiste ainsi à classer les différentes formes filmiques dérivées de la théorie des signes de Peirce et de la pensée du mouvement de Bergson. Elle reprend donc l'articulation entre les trois niveaux bergsoniens : les ensembles et leurs parties, le Tout, le mouvement qui se décompose d'après les éléments entre lesquels il joue dans un ensemble et qui se recompose comme expression du changement qualitatif du Tout dans la durée. Trois types d'images sont ainsi isolés : « l'image-instantanée », c'est-à-dire le photogramme, instant quelconque de la prise de vue ; « l'image-mouvement », la « coupe mobile de la durée » donnée immédiatement par le cinéma ; et « l'image-temps », qui est une image de la durée elle-même. Le passage du cinéma classique (Hawks, Hitchcock, Kurosawa,...) au cinéma moderne (Antonioni, Resnais, Godard...) se comprend comme la crise de l'image-mouvement dans sa composante « d'image-action », et l'émergence de l'image-temps dans son aspect fondateur d'« image-cristal ».

La relation entre cinéma et philosophie a été particulièrement illustrée par Bazin et Deleuze. Le cinéma aura donc intéressé les penseurs au point de donner véritablement une image à la pensée et de faire participer le septième art à l'existence même.

Diane Arnaud

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Canudo, R., Manifeste des Sept Arts, 1923, Séguier, Paris, 1995.
  • 2 ↑ Aumont, J., Jean Epstein. Cinéaste, poète, philosophe, « Cinégénie ou la machine à re-monter le temps », Cinémathèque française, Paris, 1996, pp. 87-108.
  • 3 ↑ Arnheim, R., Film als Kunst (1932), « Le cinéma est un art », trad. de F. Pinel, L'Arche, Paris, 1989.
  • 4 ↑ Albéra, F., les Formalistes russes et le cinéma. Poétique du film, Nathan, Paris, 1996.
  • 5 ↑ Casetti, F., les Théories du cinéma depuis 1945, 1993, trad. de S. Saffi, Nathan, Paris, 1999.
  • 6 ↑ Morin, E., le Cinéma ou l'homme imaginaire, 1956, Minuit, Paris, 1985.
  • 7 ↑ Bazin, A., Qu'est-ce que le cinéma ? (1958), chap. 1, « Ontologie de l'image photographique » (1945), Cerf, Paris, 1997, p. 14.
  • 8 ↑ Merleau-Ponty, M., Sens et non-sens, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », Gallimard, Paris, 1996, p. 74.
  • 9 ↑ Deleuze, G., Cinéma 1. L'image-mouvement, Minuit, Paris, 1983.
  • 10 ↑ Deleuze, G., Cinéma 2. L'image-temps, p. 366, Minuit, Paris, 1985.
  • Voir aussi : Aumont, J., À quoi pensent les films, Séguier, Paris, 1996.
  • Bellour, R., l'Entre-images 2. Mots, Images, P.O.L., Paris, 1999.
  • Cavell, S., The World Viewed. Reflections on the Ontology of Film (1971), trad. [line] Ch. Fournier, « La projection du monde. Réflexions sur l'ontologie du cinéma », Belin, Paris, 1999.
  • Gagnebin, M., Du Divan à l'écran. Montages cinématographiques, montages interprétatifs, PUF, Paris, 1999.
  • Metz, C., Langage et cinéma, Albatros, Paris, 1982 ; le Signifiant imaginaire, Bourgois, Paris, 1993.
  • Schefer, J.-L., l'Homme ordinaire du cinéma, Cahiers du Cinéma, Paris, 1997.

→ art, expression, film, image, mouvement, perception, réel, sémiotique, visible