expression
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin expressio, supin de exprimere, « action de faire sortir en pressant ».
Philosophie Générale, Métaphysique
Rapport de correspondance qui fait d'une chose la traduction de l'intériorité d'une autre chose.
L'expression, si elle se conçoit particulièrement de l'extériorisation d'une conscience en un certain système de signes (linguistiques, affectifs, esthétiques), désigne également cette extériorisation en tant qu'elle articule deux entités, abstraction faite de leur caractère de « chose pensante ». Ainsi une chose sera dite en exprimer une autre à condition qu'elle manifeste par sa nature la nature intime de la chose exprimée.
Chez Spinoza(1) la substance s'exprime ainsi dans les attributs, qui expriment tous une essence infinie ; de ce point de vue l'expression s'inscrit dans une doctrine de la complicatio qui est caractéristique des courants néoplatoniciens antiques et médiévaux(2) : l'expression s'articule donc d'un côté à l'explicatio et de l'autre à l'involutio, en ce sens qu'elle déplie les éléments enveloppés dans l'essence de la substance. Ainsi l'expression ne fait que traduire dans un ordre déployé l'ordre qui se trouve contracté dans la substance prise en elle-même.
Mais l'expression ne tient pas seulement au déploiement de la substance dans ses attributs : elle a également un rôle à jouer dans la communication entre les substances elles-mêmes. Ainsi, selon la définition de Leibniz, « une chose en exprime une autre lorsqu'il y a un rapport constant et réglé entre ce qui peut se dire de l'une et de l'autre »(3). Étant donné que les substances sont naturellement indépendantes et ne sont donc pas susceptibles d'interagir matériellement, elles entrent en correspondance par la médiation de l'harmonisation divine : telle substance contiendra donc les raisons qui rendent compte de ce qui arrive indépendamment à telle autre. La première agit, la seconde pâtit, en ce que toutes deux entretiennent des rapports réglés : ainsi action et passion sont recomprises comme des relations d'entre-expression. Dans cette généralisation de la doctrine de l'expression à la totalité des substances, c'est le problème de l'union de l'âme et du corps qui se trouve placé dans la juridiction métaphysique du concept d'expression. D'autre part, à l'entre-expression (des substances et du monde) se superpose toujours l'expression au sens premier (par laquelle les substances elles-mêmes, dans leur existence temporelle, déploient la perfection divine).
À partir de cette conception classique, l'expression devient donc le rapport par lequel l'intériorité même des choses est susceptible d'une manifestation ou d'une expansion quelconque qui la rende appréhendable : ainsi la loi de la chose se constitue chez Hegel dans le jeu des forces par lequel la conscience saisit le déploiement de l'intérieur même du phénomène comme sa vérité(4). Une telle doctrine permet alors de considérer que l'expression, comme déploiement de l'essence des choses et traduction de ce déploiement, est le milieu même de la vérité.
Laurent Gerbier
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Spinoza, B., Éthique, I, 10, scolie, tr. Ch. Appuhn, GF, Paris, 1965, p. 29-30.
- 2 ↑ Deleuze, G., Spinoza et le problème de l'expression, Minuit, Paris, 1968.
- 3 ↑ Leibniz, G. W., Discours de métaphysique, édition G. Le Roy, Vrin, Paris, 1988, p. 180-181.
- 4 ↑ Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l'esprit, A, III, tr. J. Hyppolite (1941), Aubier, Paris, 1977, p. 109 sq.
→ attribut, explication, extériorité, représentation
Esthétique, Linguistique
1. Acte de représenter, de faire connaître et de signifier par le langage et l'art, qui qualifie l'art lui-même pour les romantiques. – 2. Dans le cadre d'une philosophie qui donne priorité à l'esprit (entendement, intellect, idées ou pensée), ensemble des productions humaines, mais plus spécialement de celles de l'art, en tant qu'elles portent sur l'individualité de la vie intérieure. Éprouvée comme expérience esthétique globale, l'expression n'en met pas moins en jeu des mécanismes complexes, comme l'ont souligné les pragmatistes.
Longtemps définie comme première fonction du langage, avant même celle de communication, l'expression désigne le moment où une pensée née dans un esprit s'extériorise en une langue. La translatio hobbesienne(1) situe bien le rôle de l'expression dans le langage verbal qui « traduit en un enchaînement de mots l'enchaînement des idées » du langage mental. Cependant, l'expression peut n'être pas seulement langagière, elle est aussi comportementale ou corporelle, théâtrale ou plus généralement artistique. Elle sert dans tous les cas à manifester par des signes des états affectifs ou intentionnels, où la singularité d'un sujet ou d'un artiste proprement s'exprime. Ainsi Diderot y voit « en général l'image du sentiment »(2) et Langer défendra une conception émotionnelle de l'art en tant que processus de transformation symbolique(3). Quand, avec les philosophes du langage, la priorité de la pensée sur le langage est contestée, l'expression acquiert un rôle majeur dans la formation du sens.
L'esthétique comme science de l'expression
Contre Wölfflin pour qui chaque époque se définit grâce à son style exprimant l'esprit d'un peuple à un moment donné de son histoire, Croce s'intéresse au caractère singulier des œuvres. Refusant de distinguer entre intuition intérieure, spirituelle, et expression extérieure, objectivante, il caractérise l'art comme « intuition-expression », chose mentale en même temps que médiation par des signes. Ainsi l'esthétique sera-t-elle définie comme « science de l'expression »(4). Cette définition renvoie néanmoins selon les auteurs à des conceptions différentes de l'art : si Collingwood(5) insiste sur le pouvoir imaginatif de rendre intelligible une émotion dont la traduction reste incomparable à toute autre, Tolstoï(6) met à l'inverse l'accent sur la capacité de l'œuvre de provoquer des sentiments chez le récepteur, ce qui lui confère une portée inséparablement morale. Par ailleurs, l'intérêt de ce type de conception tient également au rapport qu'on peut trouver entre les formes spirituelles d'expression de Croce et les formes symboliques théorisées par Cassirer(7).
Expérience et symbolisation
Pragmatiste, Dewey conçoit « l'art comme expérience » dont un moment réside en l'acte d'expression. Sans se confondre avec l'impulsion qui l'initialise, ni avec l'émotion (nécessaire mais non suffisante), ni avec la spontanéité qui en est l'apparence, non plus qu'avec la singularité d'une œuvre qui généralise des expériences singulières, l'expression est un processus temporel puisqu'elle mûrit en intriquant des traits présents avec des valeurs passées que l'expérience a incorporées dans la personnalité. Processus d'organisation aussi, elle intègre des matériaux bruts, les transforme, retravaille et interprète réflexivement, elle les porte à signifier en transfigurant l'émotion en émotion spécifiquement esthétique. « Un peintre convertit les pigments en des moyens d'exprimer une expérience imaginative »(8). L'expression construit une expérience intégrale qui inclut interaction et transformation d'un matériau primitif et de ce qui est pressé dehors (ex-primé).
Selon Goodman(9), l'expression reçoit le sens technique d'exemplification métaphorique : de même qu'un échantillon correct exemplifie le motif d'un tissu parce qu'il y fait référence et partage avec lui une même propriété, une peinture grise exemplifie littéralement la couleur grise, mais elle exemplifie aussi métaphoriquement la tristesse qu'elle exprime ainsi. Aussi la réussite de l'art se mesure-t-elle à la pertinence et à la richesse des chaînes référentielles qui exploitent les propriétés des données et des prédicats.
L'expression prend l'allure d'un concept multiforme selon qu'il est rapporté à un esprit (qui, chez Hegel, peut être l'esprit), à une subjectivité dont elle décrit les états intentionnels ou les émotions, ou consiste plutôt en un mode de donation qui a le pouvoir de construire sens et référence. Peut-être est-ce la parole du poète qui résume le mieux les multiples voies de l'expression artistique lorsque Keats(10) évoque les « innombrables compositions et décompositions qui ont lieu entre l'intellect et ses milliers de matériaux avant que d'arriver à cette tremblante, délicate et limaçonne perception de la beauté ».
Marie-Dominique Popelard
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Hobbes, T., Léviathan (1651), chap. I, 4, trad. F. Tricaud, Sirey, Paris, 1971, p. 28.
- 2 ↑ Diderot, D., Essais sur la peinture (1765), chap. IV, in Versini, L. (éd.), Œuvres, t. IV, Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1996.
- 3 ↑ Langer, S., Felling and Form, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1953.
- 4 ↑ Croce, B., l'Esthétique comme science de l'expression et linguistique générale, trad. H. Bigot, Giard et Bière, Paris, 1904.
- 5 ↑ Collingwood, R. G., The Principles of Art (1938), Oxford U. P., Oxford.
- 6 ↑ Tolstoï, L., What is Art ? (1896), chap. V, Hackett Pub. Co., Indianapolis, 1996.
- 7 ↑ Cassirer, E., Philosophie des formes symboliques, t. I, trad. J. Lacoste, Minuit, Paris, 1972.
- 8 ↑ Dewey, J., Art as Experience (1934), Perigee Book, Berkley Pub. Gr., New York, 1980.
- 9 ↑ Goddman, N., Langages de l'art (1968), chap. II, trad. J. Morizot, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990 ; Manières de faire des mondes (1978), chap. VII, trad. M.-D. Popelard, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1992.
- 10 ↑ Cité par J. Dewey, op. cit., pp. 70-71.