image

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin imago, « représentation », « imitation », « image », « ombre d'un mort » ; suivant la valeur de vérité qui lui est reconnue, plusieurs mots grecs désignent l'image, eikon : avec une connotation de ressemblance, eidolon ; avec une nuance d'irréel (comme le latin species), phantasma, « simulacre », « fantôme ». En allemand Bild, qui donne le verbe bilden, « former », et le substantif Bildung, « formation », « configuration ».


Est image en un sens large tout ce qui évoque analogiquement une autre chose, avec ou sans support matériel. D'une part, le statut de l'image engage celui de la représentation, tant dans le champ d'une théorie bien construite de la connaissance que dans celui d'une esthétique où c'est de la sensibilité qu'il doit être question. Dans l'image, la dialectique entre la conscience percevante et la matière même de la perception n'a jamais vraiment été élucidée, pas même dans la doctrine matérialiste des simulacres ou dans l'alliance du mécanisme classique et de la géométrie projective. En définitive, si nous n'avons du monde qu'une image, si toute donation ne se fait que dans et par la délégation d'une figuration au statut incertain, en quel sens pouvons-nous garantir l'objectivité de ce qui est au-delà de la vitrine des impressions visibles, au-dehors et dans l'étrangeté de ces corps qui ne sont pas nos corps ? D'autre part, dans le champ esthétique, il importe de déterminer si l'image est d'abord imitation ou création. L'art ne s'affranchit de la figuration, selon Hegel, que dans le moment où il parvient, dans la poésie et dans la musique, à ne plus figurer et travestir la matière, mais à s'en affranchir.

Philosophie Antique

Imitation d'une chose, soit comme reproduction matérielle d'un modèle (simulacre), soit comme représentation figurée d'une idée (symbole).

L'image s'adresse essentiellement à la vue et plus généralement aux sens. Elle renvoie toujours à autre chose qu'à elle-même, substrat ou modèle avec lequel elle entretient un rapport de ressemblance ou d'imitation. Deux conceptions philosophiques de l'image sont particulièrement significatives dans l'Antiquité. L'eidolon des atomistes, simulacre en deux dimensions, à l'image de la chose dont il émane, est, comme elle, de nature atomistique. Il joue un rôle central dans le mécanisme de la vision, mais aussi de l'imagination et du rêve. L'image platonicienne, au contraire, n'est pas de même nature que son modèle, elle en constitue, dans une approche artificialiste, l'approximative imitation. En cela, elle relève non seulement de l'apparence, mais aussi de l'illusion. Ainsi, si l'eidolon des atomistes – notamment Épicure – constitue une étape nécessaire dans le processus de la connaissance, l'image, selon Platon, est un moyen tantôt d'approximation, tantôt d'éloignement de la vérité.

Chez Homère, l'eidolon signifie l'image d'un mort(1). Le terme trouve un emploi technique spécifique avec les atomistes. Les êtres, tous composés d'atomes et de vide, émettent en permanence de minces pellicules d'atomes, en deux dimensions, que l'on nomme eidola (« simulacres »), qui sont causes de la vision et font ensuite leur chemin dans l'âme(2). La notion d'image est aussi au centre de la théologie épicurienne. L'image est le mode d'existence des dieux, corporels mais néanmoins éternels, parce que constitués d'un flux continu d'images similaires(3).

Chez Platon, si phantasma relève de façon univoque du faux et du non-être(4), eidolon et eikon désignent soit l'image plus ou moins fidèle de l'intelligible, qui en permet la réminiscence, soit l'imitation d'un objet sensible, ombre, reflet(5) ou produit de la technique de l'imitation, mais toujours copie de copie éloignée de trois degrés de la vérité(6). Le monde, pourtant, œuvre du démiurge, est une image du monde intelligible, copie imparfaite en raison de la cause errante à l'œuvre dans la matière réceptacle (khora)(7).

Annie Hourcade

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Homère, l'Iliade, chant 23, vers 59-107, trad. 1956 M. Meunier, Albin Michel, Paris.
  • 2 ↑ Die Fragmente der Vorsokratiker, Ed. Diels-Kranz, Berlin, 1952 (6e éd.) 67 A 29 ; 68 A 77 ; Lucrèce, De natura rerum, IV, 42 et suiv., trad. 1995 C. Labre, Arléa.
  • 3 ↑ Cicéron, De la nature des dieux, I, 49 ; Diogène Laërce, X, 139, et scolie.
  • 4 ↑ Platon, Sophiste, 236 c, trad. 1950 L. Robin, Œuvres complètes tome II, NRF, Paris.
  • 5 ↑ Ibid., République, VI, 509 e, trad. 1950 L. Robin, Œuvres complètes tome I, NRF, Paris.
  • 6 ↑ Ibid., x, 598 b.
  • 7 ↑ Ibid., Timée, 29 b et suiv, trad 1950 L. Robin, Œuvres complètes tome II, NRF, Paris.
  • Voir aussi : Kany-Turpin J., « Les images divines. Cicéron lecteur d'Épicure », in Revue philosophique de la France et de l'Étranger, no 176, 1986, pp. 39-58.
  • Lassègue M., « L'imitation dans le Sophiste de Platon », in Études sur le Sophiste de Platon, publiées sous la direction de P. Aubenque, Rome, Bibliopolis, 1991, pp. 249-265.
  • Vernant, J.-P., « La catégorie psychologique du double », in Mythe et Pensée chez les Grecs, II, Maspero, Paris, 1965, pp. 65-78.

→ faux, imagination, non-être, rêve

Philosophie Moderne, Philosophie Cognitive, Esthétique, Phénoménologie

Au centre de l'esthétique kantienne et de la formation de l'ordre symbolique, puis rattaché chez Schelling à la production de l'original, Bild se trouve thématisé par Husserl dans le cadre de l'expérience de l'imagination, puis par Roman Ingarden dans son esthétique phénoménologique.

La problématique critique puis idéaliste accorde une place décisive à la faculté de l'imagination comme capacité productrice en l'homme(1). Bild est porteur dans son sens de cette dimension originairement formatrice voire créatrice, qu'elle soit symbolique (Kant) ou intuitive (Schelling). La phénoménologie reprend à son compte une telle originalité de l'imagination, dont elle fait un acte intuitif éminent.

Dans la phénoménologie de l'imagination(2), Bild entre dans le composé Bildbewußtsein, qui définit une des deux formes principales d'imagination que retient Husserl, et que l'on traduit par « conscience d'image », par différence d'avec la Phantasie (traduite couramment par imagination). La première décrit le processus psychique par lequel se forment en nous des images que l'on appréhende comme des objets intentionnels neutralisés dans leur validité d'existence, par contraste avec les objets de la perception externe ; la seconde désigne la puissance imaginative du sujet comme telle. Dans le cadre d'une esthétique comme celle de Roman Ingarden(3), inspirée par l'intuition husserlienne, la typologie des différents objets esthétiques, picturaux ou musicaux, reprend à son compte la structure de la conscience d'image, en tant qu'imagination principalement noématique, ce qui permet de circonscrire clairement la pertinence du Bild (l'image) par rapport au Phantasieren (l'activité imaginative).

Natalie Depraz

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, 1986.
  • 2 ↑ Husserl, E., Husserliana XXIII, Dordrecht, Kluwer, 1980.
  • 3 ↑ Ingarden, R., Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks, Tübingen, Niemeyer, 1968.

→ figure, forme, imagination

Esthétique

Réalité matérielle saisie par le regard, qui reproduit ou représente une autre réalité matérielle, spirituelle, abstraite ou imaginaire. Par extension, procédé technique ou rhétorique permettant de passer d'une réalité donnée à une autre réalité grâce à un processus de transfert de forme ou de sens.

Une approche esthétique de l'image est confrontée à au moins deux types de réalité et corrélativement à au moins deux groupes de problèmes distincts bien que liés : les uns concernent les images matérielles auxquelles a été attribué le statut d'œuvre d'art (par exemple, des images numériques, cinématographiques, photographiques ou picturales), les autres, les images poétiques et littéraires (comparaisons, métaphores, allégories, symboles).

L'esthétique des images matérielles

Une esthétique générale de l'image matérielle doit être fondée sur des esthétiques régionales d'images particulières. La tâche est donc difficile, eu égard à l'ampleur des études à mener, aux différences à articuler et aux oppositions à résoudre.

1. De nombreuses contradictions apparaissent en effet au cours de cette mise en œuvre.

Les premières sont relatives à la nature même de l'image. Il faut poser à la fois que le réel ne peut pas être donné par l'image et que, cependant, pour l'image, le problème du réel et le rapport qu'on peut avoir à lui ne peuvent être occultés. Il faut savoir que l'image est à la fois du côté de l'imagination reproductrice et de l'imaginaire créateur. Il faut reconnaître à la fois que l'image possède son autonomie et qu'elle est toujours interprétée. Il faut prendre en compte que l'image est à la fois travaillée par une conscience imageante qui rêve de la maîtriser et par un inconscient qui souvent la maîtrise.

Les secondes sont relatives à la pluralité et à l'hétérogénéité même des images, qui vont des figures de Lascaux aux images numériques ; par leur histoire et par leur nature (conditions de production, modes de fonctionnement, modalités de réception), ces images sont différentes, même si elles sont visuellement appréhendées les unes et les autres comme des images et nommées ainsi. En effet, si certaines images, comme le dessin, voire la peinture, relèvent de la logique du tracé, d'autres, comme la photographie, voire le cinéma, obéissent à celle de la trace : cela change le rapport que l'image artistique peut avoir au réel et au temps, à la reproduction et à la représentation. De même, comment penser ensemble l'image-mouvement du cinéma et l'image fixe de la photographie, l'image unique de l'aquarelle et l'image multiple de la gravure, l'image muette du dessin et l'image sonore du multimédia, l'image-produit de la peinture et l'image-matrice du numérique ? Le problème se complexifie encore avec les nouvelles images qui relèvent de la simulation et non de la représentation, du calcul et non de la trace, de l'interactivité et non de la fixité, bref d'un autre régime de l'image.

Les troisièmes dépendent du fonctionnement problématique de l'art, en particulier de l'art contemporain : une partie des arts des images font passer des images du sans-art à l'art en leur donnant un nouveau destin, en les recontextualisant et en les « muséalisant ».

Les quatrièmes, enfin, sont relatives à la méthode : il faut à la fois être au plus près des images et fonder en raison une esthétique générale, avoir une approche à la fois poétique et théorétique de l'image, avoir à la fois une approche théorétique de l'image sans-art et une approche esthétique de l'image relevant de l'art, en espérant que la seconde puisse se fonder sur la première, penser à la fois l'autonomie de l'art et le passage obligé du sans-art à l'art, analyser les images sous l'angle à la fois de l'art-fait et de l'art-valeur.

2. L'univers des images n'est pas pour autant un ensemble chaotique ; de multiples structurations conceptuelles et culturelles ont été proposées, qui en organisent la diversité.

Debray montre que la notion d'image ne doit pas être séparée d'une perspective historique et anthropologique. Trois âges l'ont successivement façonnée : celui de l'idole, dans lequel l'image est un être, une présence qui témoigne du surnaturel et sert de médiation avec lui ; celui de l'art, où elle devient représentation, c'est-à-dire transposition du réel et en même temps exercice d'exploration et de virtuosité ; celui du visuel enfin, mode de simulation qui exploite le jeu avec les codes, faisant passer du monde clos (image fermée sur elle-même) à l'univers infini (image explorable et modifiable à volonté) mais réduisant du même coup le réel au seul perçu.

Ces régimes de l'image sont moins des catégories que des « types d'appropriation par le regard »(1). Il en va de même de la triade peircienne qui constitue le second moment de sa déduction du signe, celle qui le rapporte à son objet(2) ; elle oppose moins l'image à d'autres sortes de signes qu'elle n'en diagnostique différents types de fonctionnement. L'image-icône prend appui sur la ressemblance, jouant à la fois de l'identification et de l'écart vis-à-vis de son réfèrent ; l'image-indice introduit une relation directe, par contiguïté (par exemple, relique) ou sur un mode causal (empreinte de pied) ; l'image-symbole présuppose une convention pour l'interpréter, qu'il s'agisse d'une figure de géométrie ou d'un motif iconographique.

L'image bénéficie par ailleurs, autant que le texte, des méthodes d'analyse des sciences humaines : les diverses approches psychologiques (de la Gestalt à la psychanalyse), sociologiques (en termes d'influence ou de champ), celles dérivées de la linguistique (les diverses sémiotiques) mais aussi de l'iconologie, etc. Les arts de l'image matérielle et visible sont aussi éclairés par des approches théorétiques relatives aux autres sens du terme : l'image psychique et mentale, perceptive, optique, verbale, etc., et ce d'autant plus que l'image est devenue omniprésente en tant que forme ouverte à l'hybridation et à la virtualisation. Avec le développement de l'image numérique et de l'interactivité, apparaît un moment-clé de l'histoire des arts de l'image, une nouvelle révolution copernicienne qui réinvente l'image, puisque le récepteur devient le coauteur d'images sans cesse en transformation.

À travers ses pouvoirs et ses métamorphoses, on peut comprendre qu'une image belle et rebelle et qu'une œuvre créatrice et critique peuvent advenir et bouleverser l'histoire d'un sujet.

L'image poétique

Bachelard a bien montré comment l'image habite le langage, et en particulier la littérature, au point de la rendre poétique et de lui donner ainsi, par ce jeu avec les images, le statut d'art.

Toute image engendre l'onirisme du lecteur, d'autant plus si elle est nouvelle donc surprenante, comme, par exemple, avec le surréalisme. L'image poétique explore des contradictions, des ambivalences et des dualités, au point de faire exploser le sens ancien pour créer un sens nouveau qui ne lui préexistait pas. Elle signifie autre chose et fait rêver d'une autre manière. Sens et sujet émergent autrement.

Aussi, ni l'approche réaliste qui se focalise sur la représentation, ni l'approche psychologique qui cherche la cause ne peuvent rendre compte de l'image poétique. Cette dernière engendre le mouvement, prolonge le devenir des choses, offre au lecteur rêverie, découverte, complétude et bonheur, exalte la conscience et l'imagination et ainsi invente un monde entier, à la fois monde de l'œuvre et monde du lecteur-rêveur.

Cette approche poétique de la littérature ne peut qu'enrichir à son tour l'esthétique des images matérielles.

Image et art entretiennent des rapports riches et complexes, du fait de l'hétérogénéité et de la pluralité des images. Ce qui pourrait apparaître comme un obstacle insurmontable est aussi un inépuisable terreau de possibilités. Tel est l'enjeu d'une esthétique de l'image : centrée sur les images matérielles, elle ne cesse de s'ouvrir à une poétique.

François Soulages

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Debray, R., Vie et mort de l'image. Une histoire du regard en Occident, Gallimard, Paris, 1992, p. 297.
  • 2 ↑ Pierce, C. S., « Logic as Semiotic : The Theory of Signs », trad. In Deledalle (éd.), Écrits sur le signe, Seuil, Paris, 1978.
  • Voir aussi : Aumont, J., L'image, Nathan, Paris, 1990.
  • Bachelard, G., La poétique de la rêverie, PUF, Paris, 1961.
  • Couchot, E., La technologie dans l'art, J. Chambon, Nîmes, 1998.
  • Debray, R., Vie et mort de l'image, Gallimard, Paris, 1992.
  • Deleuze G., Cinéma 1. L'image-mouvement, 2. L'image-temps, Minuit, Paris, 1983 et 1985.
  • Didi-Huberman, G., Devant l'image, Minuit, Paris, 1990.
  • Sorlin, P., Esthétiques de l'audiovisuel, Nathan, Paris, 1992.
  • Soulages, F., Esthétique de la photographie, Nathan, Paris, 3e éd., 2001.

→ art, cinéma, imaginaire, photographie, virtuel




image dialectique


En allemand : dialektisches Bild.

Philosophie Contemporaine

Concept propre à la philosophie de l'histoire de Walter Benjamin.

W. Benjamin oppose sa théorie de l'image dialectique à la conception linéaire de l'histoire. Cette théorie est indissociable de son messianisme. Cristallisant dans « l'à-présent », ou « maintenant » (Jetztzeit), le rapport du présent au passé, elle sauve ce dernier(1). L'image dialectique appréhende une constellation significative de l'évolution historique ; elle la sort du devenir, du flux de l'histoire continue, temps « homogène et vide ». Elle est la « dialectique en arrêt » (Dialektik im Stillstand). Lui apparaissent alors les contradictions structurantes des époques, qui toutes se ramènent à une tension entre la fuite en avant du nouveau (de la modernité) et les rêves archaïques que cette fuite en avant croit assouvir. Cette coïncidence de l'archaïque et de l'utopique fonde le projet benjaminien d'une « archéologie de la modernité ». Les inventions de la technique moderne font naître des espoirs qui sont la réactualisation de rêves archaïques de l'humanité. Cette coïncidence prend la forme d'une ambiguïté. La tâche de l'historien consiste à redialectiser cette ambiguïté, à voir en elle une image dialectique(2). Il doit tenter d'y faire apparaître à chaque fois le moment d'une décision, tant dans l'écriture de l'histoire passée que pour la perception de l'histoire présente. L'image dialectique peut être mise en relation avec la notion de constellation, utilisée par Benjamin et par Adorno. Chez ce dernier, la théorie de l'œuvre d'art est analogue à la conception benjaminienne de l'image, à ceci près que le messianisme benjaminien est remplacé par la tension propre à toute œuvre d'art entre objectivation et dissociation(3).

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Benjamin, W., Das Passagen-Werk, Francfort / M. Suhrkamp, 1982, trad. Passages, Paris, Cerf, 1989, p. 479.
  • 2 ↑ Ibid., p. 43.
  • 3 ↑ Adorno, Théorie, esthétique (1970), trad. Paris, Klincksiek, 1974, chap. x.

→ dialectique, maintenant, utopie




L'image est-elle l'enjeu d'une nouvelle révolution copernicienne ?

L'univers des images est immense et disparate : il s'échelonne d'un pôle matériel à un pôle mental, il peut soutenir des revendications d'objectivité aussi bien que de subjectivité et il mobilise, souvent au sein de la même entité, des capacités qui découlent de l'exercice spontané de la perception et d'autres qui passent par une médiation interprétative. Il n'est donc pas surprenant que l'image ait donné lieu à des prises de position unilatérales et conflictuelles, mais il est plus important de se demander quel rôle central elle joue aujourd'hui dans la redéfinition des rapports entre esprit, langage et réalité.

L'horizon philosophique : dépréciation et revalorisation

Aux sources de la pensée occidentale, l'héritage socratique du platonisme confère à l'image un statut ontologique mineur, celui d'une apparence plus ou moins inconsistante. Dans le texte dit de la ligne(1), non seulement elle relève du visible c'est-à-dire d'un domaine sujet au devenir et qui n'est appréhendable que par l'opinion, mais elle en occupe le degré inférieur : elle est apparentée à l'ombre, au reflet, à la copie, toutes manifestations qui présupposent une réalité plus riche dont elle est la trace ou le fantôme. Si rectitude de l'image il y a, ce ne peut être qu'à la condition de ne pas nier la distance d'avec ce dont elle est image(2) ; seule la reconnaissance de son moins-être constitutif la préserve de se confondre avec un double ou le simulacre qu'exploite le sophiste(3).

En dépit de ce cadre défavorable, Platon lui-même esquisse un début de réhabilitation épistémologique de l'image. Dans la digression philosophique de la Lettre VII(4), il montre que les instruments imparfaits de la connaissance (nom, définition, image) constituent la seule voie praticable vers la science ; ils ne condamnent pas au scepticisme et ils n'imposent pas davantage le mysticisme qu'illustrera le néo-platonisme. C'est que l'image se prête à la schématisation ; ainsi la figure géométrique surmonte ses limitations empiriques pour prendre une portée universelle. De même, l'idée de totalité – le cosmos en tant qu'ordre et beauté du monde – offre une médiation efficace entre le sensible et l'intelligible(5).

Faisant davantage écho à la phantasia aristotélicienne, la pensée classique se montre soucieuse d'articuler les deux pôles de la sensation et de la mémoire. Dans la tradition leibnizienne, si le sensible est une image confuse de l'intelligible, la connaissance agit comme un filtre régénérateur qui en extrait le distinct et l'adéquat. Avec la pensée empiriste, la perception devient l'original de la connaissance et l'on ne saurait avoir d'idées ou de souvenirs sans un travail préalable sur ses impressions(6). Loin d'être un résidu des essences, l'image devient l'ingrédient de base de la connaissance effective, au point que le langage peut à son tour être repensé par rapport à elle. Pour Wittgenstein, chaque proposition est un tableau d'un état de fait avec lequel elle partage une forme de représentation qu'elle ne peut exprimer mais que montre sa structure logique(7).

Prendre en compte de la diversité empirique des images complexifie le mécanisme de la représentation mais ouvre en revanche sur de nouveaux modes d'appropriation qui ne cessent d'en enrichir la teneur. Telle est la tâche propre de l'esthétique confrontée à deux types de réalité et, corrélativement, deux groupes de problèmes distincts bien que liés : les uns concernent les images matérielles auxquelles a été attribué le statut d'œuvre d'art, les autres les images poétiques et les conséquences qui découlent de la généralisation de l'image.

L'esthétique des images matérielles

Une esthétique générale de l'image matérielle ne peut faire abstraction des esthétiques régionales d'images particulières. Tâche difficile, eu égard à l'ampleur des études à mener, aux différences à articuler et aux oppositions à résoudre.

1. L'analyse doit affronter plusieurs types de difficultés, voire d'antinomies.

Les premières sont relatives à la nature même de l'image : poser à la fois que le réel ne peut pas être donné par l'image et que le rapport de l'image avec le réel ne peut être occulté ; savoir que l'image est du côté à la fois de l'imagination reproductrice et de l'imaginaire créateur ; reconnaître à la fois que l'image possède son autonomie et qu'elle est toujours interprétée ; prendre en compte le fait que l'image est à la fois travaillée par une conscience imageante qui rêve de la maîtriser et par un inconscient qui, à son insu, la domine.

Les secondes sont relatives à l'hétérogénéité des images qui vont des figures de Lascaux aux images numériques ; par leur histoire et par leur identité (conditions de production, modes de fonctionnement, modalités de réception), ces images sont différentes, même si on les appréhende visuellement les unes et les autres comme des images et qu'on les dénomme ainsi. En effet, si certaines images (le dessin, voire la peinture) relèvent de la logique du tracé, d'autres (la photographie, voire le cinéma) obéissent à celle de la trace : cela change le rapport que l'image artistique peut avoir au réel et au temps, à la reproduction et à la représentation. De même, comment penser ensemble l'image-mouvement du cinéma et l'image fixe de la photographie, l'image unique de l'aquarelle et l'image multiple de la gravure, l'image muette du dessin et l'image sonore du multimédia, l'image-produit de la peinture et l'image-matrice du numérique, etc. ? Le problème devient encore plus complexe avec les nouvelles images qui relèvent de la simulation et non de la représentation, du calcul et non de la trace, de l'interactivité et non de la fixité.

Les troisièmes dépendent du fonctionnement problématique de l'art, en particulier de l'art contemporain : une partie des arts des images font passer des images du sans-art à l'art, du document à l'œuvre, en leur donnant un nouveau destin, en les recontextualisant et en les muséalisant.

Les quatrièmes enfin sont relatives à la méthode : il faut à la fois être au plus près des images et fonder en raison une esthétique générale, avoir une approche à la fois poétique et théorétique de l'image, avoir à la fois une conception théorétique de l'image sans-art et une conception esthétique de l'image relevant de l'art (en espérant que la seconde puisse se greffer sur la première), penser à la fois l'autonomie de l'art et le passage obligé du sans-art à l'art, analyser les images à la fois sous l'angle de l'art-fait et sous celui de l'art-valeur.

2. L'univers des images n'est pas pour autant chaotique ; de multiples structurations conceptuelles et culturelles en ordonnent la diversité.

Il est d'abord peu probable qu'on puisse aborder la notion d'image hors de toute perspective historique et anthropologique. Selon R. Debray, trois âges l'ont successivement façonnée : celui de l'idole dans lequel l'image est un être, une présence qui témoigne du surnaturel et sert de médiation avec lui ; celui de l'art où elle devient représentation, c'est-à-dire transposition du visible et en même temps exercice d'exploration et de virtuosité ; celui du visuel enfin, mode de simulation qui exploite le jeu avec les codes, faisant passer du monde clos (image fermée sur elle-même) à l'univers infini (image explorable et modifiable à volonté) mais réduisant du même coup le réel au seul perçu. Ces régimes de l'image sont moins des catégories séparées que des « types d'appropriation par le regard »(8).

Il en va de même sur un plan sémiotique avec la triade peircienne qui constitue le second moment de sa déduction du signe, celle qui le rapporte à son objet(9) ; elle oppose moins l'image à d'autres sortes de signes qu'elle n'en diagnostique différents modes de fonctionnement. L'image-icône prend appui sur la ressemblance, jouant à la fois de l'identification et de l'écart vis-à-vis de son réfèrent ; l'image-indice introduit une relation directe, par contiguïté (par exemple, une relique) ou causalité (par exemple, une empreinte de pied) ; l'image-symbole présuppose une convention pour l'interpréter, qu'il s'agisse d'une figure abstraite ou d'un motif iconographique.

Derrière l'appellation trompeusement simplificatrice d'« image » se profile en fait une multitude d'usages hétérogènes qui empiètent les uns sur les autres et en remodèlent le concept. La prise en compte de l'image poétique va encore compliquer la situation mais surtout la réorienter profondément.

L'image poétique et l'image généralisée

Le souci constant de Bachelard a été d'inscrire l'image sous le signe de la mobilité : elle habite le langage plutôt qu'elle e découle du perçu, elle est inséparable d'un « trafic d'images »(10). L'image est par excellence poétique, elle élève la littérature à la hauteur d'un art, une poétique de la rêverie qui infléchit en retour le regard sur toute image.

Ni l'approche réaliste qui se focalise sur le contenu et la représentation, ni l'approche psychologique qui recherche une cause ne sont aptes à rendre compte de la liberté essentielle de l'image. Celle-ci se mesure à « l'étendue de son auréole imaginaire »(11), à sa capacité de vitaliser le psychisme, de lui donner un relief. L'image prend alors un sens émergent et projectif : « une image littéraire, c'est un sens à l'état naissant » d'où ses deux fonctions inséparables : « signifier autre chose et faire rêver autrement »(12). Toute image engendre l'onirisme du lecteur, elle explore des contradictions, des ambivalences et des dualités, au point de faire exploser le sens littéral pour créer un sens qu'on ne savait pas qu'il pouvait receler. Sens et sujet se transforment corrélativement.

Une simple image est un germe autour duquel se recompose un monde ; elle prolonge le devenir des choses, offre au lecteur rêverie, découverte, complétude et bonheur, exalte la conscience et l'imagination et ainsi invente un cosmos à sa mesure, à la fois monde de l'œuvre et monde du lecteur-rêveur.

Cette conception de l'image qui peut sembler si loin de l'image visuelle prosaïque est au contraire en résonance immédiate avec les nouvelles images nées de la vidéo et des techniques de synthèse. L'image numérique recourt à l'hybridation et à la virtualisation, elle intègre l'interactivité, elle fait éclater les frontières qui séparent les registres sensoriels et engendre une genèse plurielle. Moment-clé de l'histoire des arts de l'image, une nouvelle révolution copernicienne est en train de réinventer l'image et de faire de chaque récepteur le coauteur d'images en incessante transformation.

Chez Kant, le savoir sur l'objet se découvrait dépendant de catégories que l'esprit impose à l'appréhension des phénomènes ; aujourd'hui, c'est du côté de l'action, de la capacité de produire et de manipuler tous les paramètres qui entrent dans la caractérisation d'une image que se situe l'enjeu principal. Les approches traditionnelles de l'image (de la Gestalt à la sémiologie, de la psychosociologie à l'iconologie) reçoivent de plein fouet le défi d'images qui tendent à abolir la différence entre le réel et l'image. Aristote l'avait lointainement deviné lorsqu'il s'avisait qu'un animal peint est à la fois animal et image : « tout en étant une seule et même chose, il est les deux choses à la fois bien que celles-ci ne soient pas identiques »(13). L'image en son sens généralisé pousse beaucoup plus loin l'interférence ; elle est une réalité qui ne cesse de se mêler à la réalité, d'en recueillir l'empreinte et d'y répondre – un fragment de réel qui déplace la notion du réel. Art et algorithmes, sciences cognitives et modélisation de la nature, identité subjective et conscience planétaire entrent dans un nouveau rapport qui agit en retour sur la totalité de notre héritage culturel.

La leçon traditionnelle de l'esthétique, qu'une image belle et rebelle et une œuvre créatrice et critique peuvent advenir et bouleverser l'histoire d'un sujet, n'est pas oubliée ni annulée. Il s'y ajoute une dimension supplémentaire qui non seulement accroît ses pouvoirs et ses métamorphoses, mais tend à faire passer l'image du pôle de la lecture à celui de l'écriture, l'instituant en une matrice de langages innovants. Il est assez naturel que jusqu'ici le jeu ait constitué une plate-forme d'expérimentation privilégiée car les opérations formelles et les réponses corporelles y sont au plus près. Ce n'en serait pas moins une erreur de ne pas comprendre qu'il n'est qu'une manifestation d'un processus beaucoup plus large et dont les répercussions n'en sont qu'à leurs premiers balbutiements.

François Soulages et Jacques Morizot

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, la République, VI, 507-511, trad. E. Chambry, Les Belles Lettres, Paris, 1996.
  • 2 ↑ Platon, Cratyle, 432b-d, trad. C. Dalimier, GF Flammarion, Paris, 1998.
  • 3 ↑ Platon, Gorgias, 463a-465d, trad. M. Canto, GF Flammarion, Paris, 1987 ; et le Sophiste, 240b-d et 264a sq, trad. N. Cordero, GF Flammarion, Paris, 1993.
  • 4 ↑ Platon, Lettre VII, 342-344b, trad. L. Brisson, in Lettres, GF Flammarion, Paris, 1987.
  • 5 ↑ Platon, Timée, 31-34, trad. L. Brisson, GF Flammarion, Paris, 1992.
  • 6 ↑ Hume, D., Traité de la nature humaine, livre I, 1re partie, trad. P. Baranger, et P. Saltel, GF Flammarion, Paris, 1993.
  • 7 ↑ Wittgesnstein, L., Tractatus logico-philosophicus (1922), 2.1 sq et 2.2 sq, trad. G.G. Granger, Gallimard, Paris, 1993.
  • 8 ↑ Debray, R., Vie et mort de l'image. Une histoire du regard en Occident, Gallimard, Folio, Paris, 1994, p. 297.
  • 9 ↑ Peirce, C. S., « Logic as Semiotic : The Theory of Signs » (1897), trad. in Deledalle (éd.), Écrits sur le signe, Seuil, Paris, 1978.
  • 10 ↑ Bachelard, G., L'engagement rationaliste, PUF, Paris, 1972, p. 70.
  • 11 ↑ Bachelard, G., L'air et les songes, J. Corti, Paris, 1943, p. 7.
  • 12 ↑ Ibid., p. 283.
  • 13 ↑ Aristote, « De la mémoire et de la réminiscence », 450b I 20-30, in Petits traités d'histoire naturelle, trad. P.-M. Morel, GF Flammarion, Paris, 2000.
  • Voir aussi : Aumont, J., L'image, Nathan, Paris, 1990.
  • Bachelard, G., La poétique de la rêverie, PUF, Paris, 1961.
  • Couchot, E., La technologie dans l'art, J. Chambon, Nîmes, 1998.
  • Didi-Huberman, G., Devant l'image, Minuit, Paris, 1990.
  • Quéau Ph., Éloge de la simulation, Champ Vallon, Seyssel, 1986.
  • Soulages, F., Esthétique de la photographie, Nathan, Paris, 2001.

→ art, cinéma, contemporain (art), imaginaire, photographie, virtuel