Ce gros roman est fait de longs documents, journal intime de la mère, interrogatoire du beau-père, témoignage d'un avocat diabolique, lettres d'une jeune juive, ce qui entraîne bien des longueurs et ne laisse voir Benjamin que de profil avant sa confession finale écrite dans un style oratoire ampoulé parfaitement anachronique. Si l'intention de Bernard-Henri Lévy est de nous montrer qu'après la ruine morale totale de la guerre il ne reste d'autre issue à la jeunesse que le terrorisme aveugle, sauf en Israël, je crains que son roman n'emporte pas la conviction et qu'il ne reste donc qu'une œuvre de circonstance. Mais le vieux roman a séduit un jury porté d'habitude vers l'avant-garde. Si, comme le pensait Racine, l'éloignement dans l'espace compense l'éloignement dans le temps, nous pouvons joindre à ces réflexions sur les grands conflits le nouveau roman de Conrad Detrez, la Ceinture de feu, qui nous entraîne au Nicaragua en pleine guerre civile.
Le narrateur est un volcanologue et il étudie le feu qui jaillit des cratères comme celui qui bouillonne dans les âmes. Le grand mérite de ce récit est de nous montrer d'une manière très concrète les paysages et les êtres engagés dans la lutte.
Nous ne pouvons en effet nous empêcher d'avoir une impression de délabrement et presque de parodie de nos habitudes de civilisés.
Les passions sont là, le goût de la violence, le sexe, mais l'appareil mental lui-même est ruiné, comme la religion transformée en caricature par une théologie de la révolution et une matériologie. L'épilogue qui nous transporte après le triomphe de la révolution nous montre que les problèmes n'ont pas été résolus mais seulement débaptisés, et la seule image pure qui nous reste, dans un milieu sordide, est celle de la passion des deux jeunes amis Abel et Chino. Conrad Detrez est revenu a l'Amérique inspiratrice de son beau livre l'Herbe à brûler qui lui a valu en 1978 le prix Renaudot, et il a retrouvé toute la vivacité de son talent.
Vogue de l'histoire
D'une manière générale, l'histoire du roman en 1984 reste très variée, sans être marquée par une tendance particulière ou une école, ni par la révélation d'un talent exceptionnel. Tout au plus pourrait-on signaler un certain regain des romans historiques, parallèle sans doute à la vogue des livres d'histoire et peut-être comme un corollaire à la difficulté d'aborder des sujets contemporains. On relève ainsi dans l'histoire la plus lointaine l'Archéologie du zéro, d'Alain Nadaud, recueil de documents apocryphes qui reconstituent la vie de Pythagore et son voyage en Égypte. C'est bien moins aride que le titre ne le laisse supposer, en traitant cependant d'un problème capital : l'adjonction du zéro à la série des nombres. De même, les Chroniques napolitaines, de Jean-Noël Schifano, se donnent comme la transcription de chroniques anciennes sur des histoires de sang, de volupté et de mort à Naples. Elles sont écrites dans une langue colorée, violente, savoureuse, et, même si au bout de quelques chapitres les excès de la luxure et du crime deviennent un peu monotones, le livre et le talent de l'auteur n'en restent pas moins originaux et frappants. Il faut y joindre d'anciens Goncourt, comme Bernard Clavel, passé de son Rhône à l'histoire du Grand Nord canadien, Robert Merle, Pascal Laîné, dont la Jeanne du bon plaisir connaît le parc aux Cerfs de Louis XV ; et Michel Ragon, dont les Mouchoirs rouges de Cholet racontent la Vendée après les guerres de Vendée. Comme toujours, il faut ajouter à ces évocations d'un passé lointain celles du passé personnel du narrateur, dont la plus émouvante est sans doute l'Enfant double de Georges Emmanuel Clancier, tendre tableau d'une enfance mi-citadine, mi-campagnarde à Limoges pendant les années 20, et les mœurs ont changé si vite que cela nous paraît déjà de l'histoire.
À la recherche de l'inspiration
On a vu, comme chaque année, des talents se confirmer ou s'épanouir, d'autres se dessécher, d'autres encore se révéler. Parmi les œuvres des académiciens restés vraiment vivants, on note le Je vous écris d'Italie, de Michel Déon, un des rares écrivains à jouir à la fois de l'estime des doctes et de la faveur d'un grand public, et Appelez-moi Mademoiselle, de Félicien Marceau, une histoire de contrebande de cigarettes sur la Côte d'Azur, menée grand train, pittoresque, avec des personnages colorés, des situations qui se retournent sans cesse, un polar ou un film. Parmi les grands talents qui gagnent des lecteurs chaque année, il faut placer celui d'Angelo Rinaldi, qui a publié les Jardins du consulat. Les sujets de Rinaldi se situent toujours entre la Corse et Sodome, mais, malgré une certaine lourdeur parfois, qui s'effacera peut-être avec le temps, nous savons qu'il se cherche aussi entre le côté de chez Swann et le côté de Guermantes. C'est en tout cas une œuvre d'écrivain. De même, on remarque année après année les livres d'Alain Gerber, dont la Rumeur d'éléphant, histoire d'une communauté juive hantée par un éléphant légendaire, intéresse, même si elle doit quelque chose au Rhinocéros d'Eugène Ionesco.