Alliance hybride de deux hommes que seuls les événements ont réunis ; le général Moczar inquiète l'Union soviétique en raison de son auréole nationaliste. Son rapprochement avec Gierek ne sera que de courte durée : le temps de faire face aux troubles qui continuent d'agiter la Pologne et de mener à bien l'épuration anti-gomulkiste. Si la chute de Gomulka crée en Pologne une détente indéniable, la semaine sanglante a laissé de profondes traces dans la conscience de la classe ouvrière. Elle n'accepte pas d'accorder un chèque en blanc à la nouvelle direction.

Bouillonnement

Dans les chantiers de la Baltique où le travail n'a pas encore repris, les ouvriers se réunissent, discutent et bombardent de pétitions les dirigeants de Varsovie. L'équipe Gierek cherche à parer au plus pressé et surtout tente d'obtenir à tout prix le retour au calme. Le 23 décembre, le nouveau Premier ministre, Jaroszewicz, qui a remplacé Cyrankiewicz, devenu chef de l'État à la place du maréchal Spychalski, lance un appel aux ouvriers pour leur demander de reprendre le travail, et surtout s'adresse à l'épiscopat catholique pour qu'il fasse preuve de « compréhension » en ces temps troublés. De son côté, Gierek promet des augmentations de salaires pour les plus défavorisés (5 millions de travailleurs en bénéficieront), mais confirme un gel des prix pour deux ans, ce qui signifie que les hausses de décembre ne seront pas annulées. On parle d'un nouveau style politique, la presse lance les mots participation et cogestion. On tente de réactiver les conseils ouvriers, qui depuis 1958 étaient devenus des simples chambres d'enregistrement. Dans 106 usines, on consulte les travailleurs sur la répartition des augmentations prévues.

Partout, dans les entreprises, c'est une sorte de bouillonnement. Szczecin est transformé pendant plusieurs jours en véritable république ouvrière : les ouvriers des chantiers navals tiennent la ville. Gdansk reste en état de révolte latente. Des grèves sporadiques se suivent jour après jour. Les ouvriers réclament la libération des manifestants arrêtés en décembre, la liberté d'expression, le châtiment des responsables de la répression, l'éviction de Loga-Sowinski, président des syndicats. L'Église, elle, se garde de jeter de l'huile sur le feu, mais présente ses revendications au gouvernement, qui a besoin de sa neutralité.

Une lettre épiscopale lue le 1er janvier dans toutes les églises demande la liberté de conscience, la justice sociale et le droit à une information véridique. Au milieu de cette agitation frénétique, les premiers clivages apparaissent au sein du PC polonais. Il semble que des militants du groupe des Partisans, allant en cela bien plus loin que leur leader, Moczar, neutralisé par son siège au Bureau politique, utilisent les revendications des usines pour tenter de mettre Gierek en difficulté. Et le gouvernement se trouve à plusieurs reprises obligé de céder à la pression des usines. Le 15 janvier, Loga-Sowinski abandonne la direction des syndicats. Dans les voïévodies (provinces), où le mécontentement est trop fort, les secrétaires du Parti sont remplacés les uns après les autres : Szczecin, Gdansk, Cracovie, Varsovie, etc. Gierek en profite d'ailleurs pour éliminer plusieurs responsables liés aux Partisans. Le 24 janvier, le nouveau chef du Parti est obligé de se rendre dans les ports de la Baltique pour affronter les ouvriers. À Szczecin, dans les chantiers navals et pendant des heures, il répond (avec succès, semble-t-il) aux protestations et aux questions des grévistes.

Edward Gierek, 58 ans, nouveau Premier secrétaire du PC polonais, a derrière lui une carrière peu agitée de militant et d'administrateur. C'est en France, où sa mère avait émigré, qu'elle a commencé. Mineur dans le Pas-de-Calais, il adhère au PC français en 1931 et sera expulsé (à la suite d'une grève) vers la Pologne en 1934. Trois ans plus tard, il émigré (toujours mineur) en Belgique et devient membre du parti. Il regagne la Pologne en 1948, devient secrétaire du PC pour la voïévodie de Katowice, le plus important centre minier et industriel du pays. Membre du Comité central en 1954, puis du Bureau politique en 1956, il s'occupe des problèmes de l'industrie lourde, tout en continuant à administrer efficacement le bassin minier. À partir de 1968, il apparaît comme le successeur le plus probable de Gomulka.