parole

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin populaire paraula, et de la langue ecclésiastique parabola : comparaison édifiante. En allemand : Sprache.


Entre fait ou phénomène relevant de la pure vie organique et signe ou symptôme de la pensée rationnelle, la parole semble se détacher de la problématique générale du langage en ce qu'elle est toujours donnée dans un acte singulier, irréductible, par où elle possède un sens proche du style.

Philosophie Générale, Linguistique

Acte de phonation manifestant la faculté de penser en usant d'un système de sons articulés.

La parole ne doit pas être confondue avec le langage lui-même puisque son sens propre en fait moins un système qu'une faculté dont l'origine est corporelle, et plus particulièrement, neurale et organique. On sait ce qu'est la parole, paradoxalement, en étudiant les troubles qui l'affectent : aphasie, dyslexie, bégaiement sont des formes pathologiques de la parole qui relèvent soit d'une lésion organique, soit de troubles neurologiques. La linguistique saussurienne y voit l'expression de l'individualité distincte de la langue même, qui signifie l'insertion dans une réalité sociale, ou au système entier du langage qui ne suppose pas que l'étude de faits de paroles, d'actes performatifs individuels soient pertinents(1). Distincte en cela de l'analyse générale des catégories du langage (ou de certaines branches actuelles de l'analyse linguistique en anthropologie), la linguistique saussurienne a pour présupposé fondamental la séparabilité des actes de phonation et des règles de la langue tout comme des fonctions du langage. La langue, système de signes qui articule le signifié (la chose) et le signifiant (concept et désignation sonore), donne à la parole une fonction essentielle qui est de donner naissance au signe lui-même : « Qu'on se représente l'air en contact avec une nappe d'eau : si la pression atmosphérique change, la surface de l'eau se décompose en une série de divisions, c'est-à-dire de vagues ; ce sont ces ondulations qui donneront une idée de [...] l'accouplement de la pensée avec la matière phonique »(2).

Par extension, dans la continuité avec la valorisation chrétienne de la parole, parler est le signe d'une articulation complexe dans laquelle se dévoile, au-dehors, l'activité d'une raison, c'est-à-dire d'un sujet. Melchior de Polignac, selon une fable rapportée par plusieurs encyclopédistes des Lumières, aurait défié un primate exposé au Jardin du Roy par ces mots : « parle et je te baptise ». Parole contre silence : la bête qui se le tint pour non dit prouvait en acte sa bestialité(3). Cette surdétermination de la parole, qui engage toute la pensée classique de la différence spécifique entre l'homme et l'animal, nous fait aussi comprendre les dérives sémantiques de la parole du côté de l'engagement moral : une parole est une promesse dans laquelle se trouvent tout à la fois, de façon contradictoire et problématique, l'engagement individuel de celui qui a parlé, mais aussi l'essentielle fragilité de son engagement que rien n'atteste si ce n'est la mémoire et la conscience morale : verba volant, scripta manent. La parole est donc, face aux autres formes d'expression de la rationalité, celle qui demeure attachée à l'idée d'une expression singulière et éphémère. C'est, enfin, à une origine chrétienne que l'on doit l'interprétation du verbe comme l'expression symptomatique d'une puissance. L'opposition des paroles aux actes, remise en cause dans les travaux modernes de la linguistique tels ceux d'Austin(4), montre que la problématique de la parole ne saurait être confinée à la simple expression d'une pensée rationnelle. Comme les sophistes l'ont bien compris, la dimension performative de la parole est telle qu'elle est à l'origine d'une causalité efficiente et pratique(5).

Fabien Chareix

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Saussure, F. (de), Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1916.
  • 2 ↑ Ibidem, p. 155 et suiv.
  • 3 ↑ Voir J.-L. Poirier, « Pour une zoologie philosophique », in Critique, 78 (1978), pp. 377 et suiv.
  • 4 ↑ Austin, J., Quand dire c'est faire, Seuil, Paris, 1979.
  • 5 ↑ Perelman, C., L'empire rhétorique, Vrin, Paris, 1988 (1977).

→ expression, langage, langue, signification, verbe

Ontologie

Chez Heidegger, c'est à la fois l'expression de l'être-au-monde et la demeure de l'être.

Si le discours ou parler (Rede) est un existential articulant la compréhension et l'exprimant, la parole est l'être-exprimé du parler renvoyant au Dasein en sa relation à l'être.

À la parole appartiennent ces deux possibilités que sont l'entendre et le faire-silence. L'entendre constitue l'ouverture primaire du Dasein pour son pouvoir-être le plus propre, reposant sur la compréhension et rendant possible l'écouter comme dimension essentielle de l'être avec autrui. Seul le Dasein, en tant qu'il a le pouvoir de parler, peut faire silence, et ce n'est que dans le parler authentique qu'un faire-silence est possible. Alors que le bavard est celui qui n'a rien à dire, pour faire silence il faut avoir quelque chose à dire et disposer d'une résolution authentique, de sorte que le silence brise le bavardage, fondant le pouvoir-entendre et l'être en commun.

Parce que la parole est un trait de l'être-au-monde comme séjour de l'homme, le langage est la demeure de l'être et l'abri de l'essence de l'homme, c'est-à-dire ce qui secrètement nous gouverne, et il va orienter la pensée du dernier Heidegger se mettant à l'écoute du dire de poètes et des premiers penseurs grecs. Si, dès le départ, la question de la logique fut au centre de ses préoccupations, la pensée de l'Ereignis et du monde comme Quadriparti le pousse vers une méditation des premiers mots pour nommer l'être (logos, physis, aléthéia) et vers un dialogue avec la poésie. La tâche de la pensée est conçue comme une remémoration des paroles de l'origine (Anaximandre, Parménide, Héraclite) et comme une appropriation pensante du dire poétique (Hölderlin, Rilke, Trakl, George). Si la logique a acquis une efficacité historique mondiale, néanmoins la méditation de l'essence originaire du logos, pensé comme légein, rassemblement, ne relève plus de la logique, mais d'une appropriation du déploiement de la parole manifestant le dire comme un montrer, un faire apparaître.

Jean-Marie Vaysse

Notes bibliographiques

  • Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, § 34, 1967.
  • Heidegger, M., Brief über den Humanismus (Lettre sur l'humanisme), Frankfort, 1976.
  • Heidegger, M., Unterwegs zur Sprache (Acheminement vers la parole), Pfullingen, 1959.

→ authentique, être, existential, langage, quadriparti, tournant