langue

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».




Y a-t-il une origine des langues ?

D'où vient cette « faculté de langage » que possèdent les hommes et qui les distingue des espèces animales ? Et les langues, sont-elles issues d'une langue originelle unique ? Ces questions, qui pouvaient encore sembler saugrenues aux linguistes il y a une vingtaine d'années, sont aujourd'hui abondamment discutées dans les communautés scientifiques. L'origine du langage et celle des langues sont, de fait, deux questions distinctes, ne serait-ce qu'en raison même de la différence de profondeur historique. L'origine du langage, apparu vraisemblablement chez l'Homo sapiens moderne, remonterait au plus tard à cent mille ans environ, alors que les linguistes les plus optimistes pensent ne pouvoir reconstruire des protolangues que vers 12000 (ou, au maximum, 15000) avant notre ère. Et ceux qui envisagent l'existence d'une protolangue unique ne sauraient remonter à plus de trente mille à quarante mille années.

L'origine du langage

La faculté de langage humain étant étroitement lié au développement du cerveau, on peut en effet raisonnablement supposer que les australopithèques n'avaient pas un système de communication bien différent de ceux que nous connaissons aujourd'hui pour les animaux. Le volume du cerveau de la fameuse Lucy, il y a plus de trois millions d'années, était à peu près le même que celui d'un chimpanzé actuel. L'Homo habilis (entre – 3 et – 1,5 million d'années) avait un cerveau, certes, plus grand (de 40 % à 50 %) que celui de l'Australopithecus, mais cela ne suffisait vraisemblablement pas encore pour que le langage se développe.

Pour l'Homo erectus (– 1,5 million à – 200 000 années), la question reste ouverte. Disposant d'un cerveau d'à peu près 80% de la taille d'un cerveau humain actuel, les Homo erectus ont été capables de grandes migrations en Asie, en Océanie et en Europe. D'aucuns ont suggéré que ces dernières n'ont pu se faire qu'avec une forme de communication langagière déjà passablement sophistiquée.

D'autres chercheurs ont affirmé que l'Homo erectus ne pouvait pas parler en raison même de la position de son larynx, beaucoup trop élevée. Ce dernier serait seulement descendu il y a environ cent cinquante mille ans pour atteindre la place qu'il occupe aujourd'hui chez l'homme. Cette thèse est maintenant remise sérieusement en question.

On peut, sans prendre trop de risques, affirmer que si l'Homo erectus possédait une forme quelconque de langage, elle était bien différente de celle dont dispose aujourd'hui l'espèce humaine. Il y a peu de raisons, en revanche, de douter que l'Homo sapiens – qui avait une anatomie comparable à la nôtre – parlait comme nous le faisons.

Cette datation de l'origine du langage à cent mille années environ est une hypothèse biologique. Il en est une autre, culturelle, qui recule cette origine à trente-cinq mille ans environ. Certains chercheurs pensent, en effet, que l'apparition du langage humain a dû coïncider avec la remarquable expansion culturelle, artistique et technologique, dite « explosion sapiens », qui s'est produite au début de l'aurignacien.

Une majorité de linguistes et de généticiens pense aujourd'hui que l'hypothèse biologique est plus vraisemblable. Les archéologues et les paléo-anthropologues défendent aussi une thèse dite du « goulet d'étranglement ». Tous les Homo sapiens archaïques auraient disparu sans laisser de descendance, à l'exception d'un petit groupe de quelques dizaines de milliers d'individus vivant en Afrique il y a cent mille ans. Les descendants de ce petit groupe auraient à leur tour colonisé la planète il y a quelque cinquante mille ans. Ils seraient nos ancêtres communs. Si cette hypothèse, et celle, corollaire, du « berceau africain » de l'humanité, est fondée (il existe une autre théorie concurrente, dite « modèle d'évolution multirégionale », qui suppose que l'Homo erectus n'aurait pas seulement évolué vers l'Homo sapiens en Afrique, mais aussi en Asie et en Europe), on peut penser que cet ancêtre que les généticiens nomment T-MRCA (the most recent common ancestor) parlait une langue qui serait à l'origine des cinq mille à six mille langues parlées aujourd'hui dans le monde.

Langues : familles et macrofamilles

Les linguistes regroupent traditionnellement ces cinq mille à six mille langues – dont près de la moitié disparaîtra au cours du siècle – dans quatre cents à cinq cents familles, de taille très inégale. Certaines d'entre elles, comme la famille austronésienne, comptent plus de mille deux cents langues, d'autres n'en comptent qu'une seule : ainsi, le basque, exemple bien connu d'isolat linguistique. Une famille de langues est, par définition, un groupe de langues qui étaient originellement une seule langue.

Les linguistes ont plutôt eu pour habitude, jusqu'à présent, d'essayer de reconstruire des protolangues (dont les plus anciennes ne remonteraient pas au-delà de 6000 av. J.-C.) pour les familles de langues dont ils sont spécialistes. Rares sont ceux qui ont tenté de comparer entre elles des familles différentes. Ce parti pris méthodologique est en train d'évoluer.

Certes, des hypothèses de grands regroupements ont été régulièrement avancées tout au long du xxe s., mais elles ne se sont jamais imposées dans la communauté linguistique internationale. Elles sont aujourd'hui reprises sous des formes un peu différentes.

La proposition de Greenberg (1963) de réduire la diversité des langues africaines à quatre macrofamilles est maintenant acceptée par une grande majorité de spécialistes. D'autres suggestions ont été avancées : le caucasien, le iénisséen, le proto-sino-tibétain et le na-déné seraient apparentés et formeraient la macrofamille déné-caucasienne (Ruhlen 1992) ; les quelques deux cents familles indépendantes des Amériques pourraient se rassembler dans seulement trois familles, l'amérinde, l'althabasque et l'eskimo-aléoute, les deux dernières appartenant, qui plus est, à de plus grands ensembles (Greenberg, 1987) ; on pourrait enfin regrouper, comme l'avaient déjà proposé les linguistes russes partisans d'une macrofamille nostratique, l'indo-européen, l'ouralien, l'altaïque et l'eskimo-aléoute, dans une macrofamille appelée eurasiatique (Greenberg, à paraître).

Ces hypothèses sont aujourd'hui abondamment discutées, notamment par les typologues dont le souci essentiel n'est pas de reconstruire des protolangues, mais de proposer des classifications de langues. Ils pensent, en effet, qu'il n'est pas nécessaire que les familles soient d'abord reconstruites sous la forme de protolangues pour qu'on puisse ensuite les comparer.

En retenant ces différentes propositions, Ruhlen dégage, dès 1992, une douzaine de macrofamilles qui engloberaient les cinq mille à six mille langues du monde. Cette réduction drastique du nombre de phyla remet assurément à l'ordre du jour le problème de la monogenèse des langues. Les douze macrofamilles de Ruhlen (1992, 1997) sont les suivantes : Khoisan, Nilo-saharien, Nigéro-kordofanien, Afro-asiatique, Kartvélien, Dravidien, Eurasiatique, Déné-caucasien, Austrique, Indo-pacifique, Australien, Amérinde. Elles sont ainsi réparties par grandes zones géographiques :

Afrique

On distingue les familles suivantes :
– Khoisan (Afrique du Sud, Tanzanie).
– Nigéro-kordofanien, composé de deux branches majeures : le kordofanien (sud du Soudan) et le nigéro-congolais (avec les centaines de langues bantoues : zoulou, swahili, mbundu, etc.).
– Nilo-saharien, ensemble de langues parlées dans le nord de l'Afrique centrale et en Afrique de l'Est, avec quelques dizaines de sous-familles, dont le nilotique.
– Afro-asiatique, qui comprend le sémitique (arabe, hébreu), le tchadique (haoussa, etc.), le berbère, l'ancien égyptien, l'omotique (kafa, mocha), le couchitique (afar, somali).

Asie du Sud-Est et Océanie

L'Austrique est la seule macrofamille présente en Asie du Sud-Est. Elle regroupe l'austro-asiatique (composé des langues munda du nord de l'Inde et des langues môn-khmer du Vietnam et du Cambodge), le miao-yao (dans le sud de la Chine et au Vietnam), le tai-kadai (en Thaïlande et au Laos), l'austronésien (Taïwan, Malaisie, Indonésie, où l'on recense six cent soixante-dix langues, Philippines, Madagascar, Nouvelle-Zélande, Tahiti, etc.).

Trois macrofamilles sont réparties dans le continent océanien : l'austronésien (sous-famille appartenant à l'Austrique, voir ci-dessus), l'Indo-pacifique (en Papouasie-Nouvelle-Guinée, qui compte près de huit cents langues) et l'australien (plus de deux cents langues).

Amériques

Trois familles seulement regroupent toutes les langues des Amériques :
– Eskimo-aléoute (en Alaska ; il s'agit d'une sous-famille de l'eurasiatique).
– Na-déné (une sous-famille du Déné-caucasien qui rassemble les langues de la famille althabasque et d'autres langues de la côte méridionale d'Alaska).
– Amérinde, une macrofamille divisée en onze sous-familles et qui comprend, entre autres : en Amérique du Nord et centrale, l'almosan, l'algonquin, l'uto-aztèque, l'amérinde central, etc. ; en Amérique du Sud, l'andin, l'arawak, le macro-tucano, le macro-caribe, etc.

Eurasie

On distingue les familles suivantes :
– Dravidien (Inde du Sud) : tamil, brahoui.
– Kartvélien (Géorgie).
– Eurasiatique, qui réunit l'indo-européen (divisé en douze sous-familles : anatolien, langues romanes [français, espagnol, portugais, italien, roumain, occitan, catalan, gallicien, rhéto-roman, corse et sarde], langues germaniques, tokarien, etc.), l'ouralien (quelque vingt-cinq langues finno-ougriennes [finnois, hongrois, estonien], ainsi que les langues samoyèdes), l'altaïque (divisé en trois branches, turque, mongole et tongouso-mandchoue), un groupe coréen-japonais-aïnou, le tchouktchi-kamtchatkien (en Sibérie du Nord et orientale), l'eskimo-aléoute (groenlandais).
– Déné-caucasien, qui comprend : le basque (Pyrénées), le caucasien (dont le tchétchène), le bouroushaski (parlé dans les montagnes du Nord-Pakistan), le iénisséen (le ket parlé en Sibérie centrale), le sino-tibétain, le na-déné.

Cette classification est bien loin d'être l'objet d'un consensus, même vague, de la part des linguistes. Les nouvelles propositions sur l'eurasiatique, sur l'Amérinde et sur le Déné-caucasien sont particulièrement l'objet de critiques virulentes. La majorité des indo-européanistes pensent, en effet, que l'indo-européen ne peut être relié à aucune autre famille, car le changement linguistique est si rapide qu'après environ six mille ans toute trace de relations antérieures est effacée par l'incessante érosion phonétique et sémantique. La classification des langues aborigènes d'Amérique est aussi, à l'heure actuelle, très controversée. Il en est de même des hypothèses sur le Déné-caucasien et sur l'Austrique.

Malgré les polémiques et l'absence de certitudes, toutefois, la conception des « unificateurs » compte aujourd'hui paradoxalement de plus en plus d'adeptes. D'aucuns suggèrent même d'aller encore plus loin dans les regroupements de familles linguistiques, comme la proposition faite récemment d'une macro-macrofamille « Proto-asiatique oriental », qui regrouperait le sino-tibétain, l'austronésien, le tai-kadai, le miao-yao et l'austro-asiatique, hypothèse qui rend caducs la macrofamille Austrique et le rattachement du sino-tibétain au Déné-caucasien (Starosta, 2001). Des rapports pourraient aussi être établis entre l'Amérinde et l'Eurasiatique. Et de remonter ainsi, de proche en proche, à une protolangue unique.

À l'instar de tous les humains, toutes les langues pourraient ainsi avoir une origine commune. Ruhlen (1997) va même jusqu'à identifier un certain nombre de mots qui se retrouvent dans toutes les macrofamilles de langues pour désigner approximativement la même chose (exemples : aq'wa, « eau », tik, « doigt, un », et pal, « deux »). Il reste évidemment à prouver qu'un tel phénomène de convergence n'est pas dû à des emprunts ou tout simplement au hasard.

Langues et gènes

La génétique des populations est venue prêter main-forte aux « unificateurs ». Des corrélations entre distance génétique et distance linguistique ont été tentées, et des correspondances étroites entre la classification génétique des populations et celle des macrofamilles de langues, telle qu'elle est proposée par Greenberg et Ruhlen, ont été trouvées, en Amérique, en Afrique sub-saharienne, en Europe – ainsi Cavalli-Sforza et al. (1988), qui ont construit un arbre de différenciations de quarante-deux populations humaines, issues de continents différents.

D'autres travaux ont ensuite infirmé l'existence de corrélations indiscutables entre classification génétique des populations et classification des langues. On a ainsi remarqué que les arbres génétiques et linguistiques des Mélanésiens ne correspondaient pas. On connaît aussi aujourd'hui deux cas typiques, dans le Caucase, où les corrélations ne sont pas bonnes. Le premier concerne les Arméniens et les Azéris. Ils parlent des langues différentes (l'arménien est une langue indo-européenne, et l'azéri, une langue turque, donc altaïque), mais sont néanmoins très proches génétiquement. Le second cas est inverse : les Tchétchènes et les Ingouches parlent des langues très voisines (appartenant à la branche des langues du Nord-Caucase), mais sont très différents du point de vue génétique (Nasidze et al, 2001).

Le débat sur l'existence ou non de macrofamilles, sans parler de celle, encore plus hypothétique, d'une seule « langue mère », n'est pas près d'être résolu. Cependant, il est de plus en plus évident que la profondeur historique pour reconstruire des familles de langues ou des protolangues ne se limite plus à – 6000. De fait, la possibilité de trouver des correspondances entre la dispersion et l'organisation des langues et les processus démographiques qui ont suivi la fin du pléistocène (– 10000 à – 8000) est de plus en plus grande.

Les recherches les plus récentes et les plus prometteuses ont ceci de particulier qu'elles sont devenues réellement interdisciplinaires. Les linguistes travaillent désormais avec des généticiens, des archéologues, des paléo-anthropologues et des paléo-démographes. La « nouvelle synthèse » que Renfrew appelait de ses vœux dès le début des années 1990 est en train d'être réalisée.

Alain Peyraube

Notes bibliographiques

  • Cavalli-Sforza, L. L., Piazza, A., Menozzi, P., Mountain, J., « Reconstruction of Human Evolution : Bringing Together Genetic, Archaeological and Linguistic Data », in Proceedings of the National Academy of Sciences, 85 : 6002-6006 (1988).
  • Greenberg, J. H., Languages of Africa. Bloomington, Indiana Research Center in Anthropology, 1963.
  • Greenberg, J. H., Languages in Americas, Stanford University Press, 1987.
  • Greenberg, J. H., Indo-European and its Closest Relatives : the Eurasiatic Language Family, Stanford University Press (à paraître).
  • Nasidze, I., Risch, G., Robichaux, M., Sherry, S., Batzer, M., Stoneking, M., « Alu Insertion Polymorphisms and the Genetic Structure of Human Populations from the Caucasus », in European Journal of Human Genetics, 9 : 267-272 (2001).
  • Ruhlen, M., « An overview of genetic classification » J. A. Hawkins et M. Gell-Mann éds., The Evolution of Human Languages, Redwood City (CA), Addison-Wesley Publishing Company, 159-189 (1992).
  • Ruhlen, M., l'Origine des langues, Belin, Paris, 1997.
  • Starosta, S., « PEA : A Scenario for the Origin and the Dispersal of the Languages of East and Southeast Asia and the Pacific ». Communication au symposium sur les perspectives d'une phylogénie des langues d'Asie orientale, Périgueux, 2001.



L'idée de langue universelle est-elle une utopie ?

Les grands projets de langue universelle voient le jour au xviie s. en Grande-Bretagne, à l'instigation de Bacon. Parmi les plus importants, citons l'Ars Signorum, de Dalgarno (1661), et l'Essay Towards a Real Character and a Philosophical Language, de Wilkins (1668), dont Leibniz s'inspirera pour concevoir sa caractéristique universelle. Partant de l'idée que les langues sont imparfaites et que la pensée a une expression logique universelle, ces projets proposent une classification des concepts fondée sur les catégories d'Aristote et sur la logique des propositions héritée du Moyen Âge. Dans un contexte d'intensification du commerce outre-mer et en Europe, ils tentent de répondre aux besoins croissants de diffusion économique, technologique et scientifique. Face au déclin du latin, les auteurs de langues universelles sont aussi préoccupés de planification linguistique des vernaculaires et de réformes de l'orthographe, de la grammaire et des dictionnaires. Sur le plan scientifique, ils ont contribué à la mise au point des systèmes de classification pour les sciences expérimentales, notamment la standardisation de la nomenclature en botanique et en chimie. Destinés aussi à développer la cryptographie et la sténographie, ils associent un projet intellectuel de communication universelle et de représentation philosophique (c'est-à-dire scientifique) des connaissances, à une entreprise empirique expérimentale (Cram et Maat, 2000).

À la fin du xixe s., la prolifération des langues liée au renouveau des nationalismes et la nécessité d'internationaliser la science aboutit à la création de langues internationales, comme le volapük (Schleyer, 1880) et l'espéranto (Zamenhof, 1887). Contrairement aux caractéristiques universelles, elles sont construites à partir de langues naturelles ; contrairement aux langues philosophiques, ce sont des langues auxiliaires destinées à être parlées, associées à un projet de bilinguisme généralisé.

Si les langues universelles en tant que projets autonomes peuvent être considérées comme impossibles (Auroux, 2000), elles suscitèrent néanmoins des réflexions sur nombre de domaines, comme les nomenclatures et la planification linguistique. Au xxe s., l'idée de langue universelle est réinvestie dans trois domaines principaux : les utopies politiques, la traduction automatique et l'intelligence artificielle, et la naturalisation de l'esprit.

Les utopies politiques

Au tournant des xixe et xxe s., l'internationalisation des langues et des nomenclatures donne lieu à des recherches actives en Russie, qui exploseront dans le sillage de la révolution d'octobre 1917, donnant lieu à ce que Kuznecov nomme le « paradigme cosmique ». Le projet de langue « transmentale » (zaum) du poète Khlebnikov en fait partie.

La langue AO, promue par le philosophe Gordin et portée par les milieux anarchistes, sera la langue de communication interplanétaire, celle de l'homme nouveau, langue philosophique, capable d'opérer la synthèse entre structure linguistique et idéologie. Langue « concepto-parallèle », elle s'appuie sur un alphabet sonore, dont l'économie (11 sons, symbolisant 11 concepts représentés par 11 racines fondamentales) permet une production infinie de dérivés. Grâce à la réorganisation logique de l'univers des concepts, par une correspondance mots / choses, désignations / concepts, elle est susceptible d'éradiquer la religion et la science au profit d'une idéologie nouvelle : le « paninventisme ».

Un autre courant de recherches, cherchant à faire concorder standardisation de la langue scientifique et technique et projet de langue internationale artificielle, est représenté par E. Drezen, responsable bolchevique et espérantiste éminent. Grand connaisseur des langues universelles existantes, convaincu autant du principe léniniste « Pas de privilège à une nation, ni à une langue quelle qu'elle soit » – toute langue artificielle ou semi-artificielle dérivée d'une langue nationale est donc à proscrire – que de l'urgence à proposer des voies pour l'homogénéisation des terminologies scientifiques et techniques, il prône l'internationalisation proportionnelle de la langue technique, en même temps que la mise en place progressive de la future langue mondiale, qui sera, à défaut d'une langue neuve à créer, l'espéranto.

Toutes ces recherches connaîtront un coup d'arrêt brutal à partir de 1936, le mouvement espérantiste étant totalement décapité par les purges staliniennes.

Langues intermédiaires et traduction automatique

Dans les années 1950, on observe un regain d'intérêt pour les langues universelles chez les concepteurs des premières expériences de traduction automatique (TA). C'est la TA elle-même qui prend en charge la « mission » internationale de communication et de diffusion dévolue auparavant aux langues universelles. On voit ainsi apparaître, dans certains groupes de TA, en URSS et en Grande-Bretagne, qui, à l'inverse des chercheurs américains, militent en faveur de la prééminence de l'analyse sémantique sur l'analyse syntaxique, des méthodes dites « par langue intermédiaire » qui renouent avec des projets de langues universelles propres à chaque tradition.

Les questions posées par les scientifiques de l'époque sur la faisabilité de la TA s'apparentent à celles des auteurs de langues universelles du xviie s. Pour W. Weaver, qui, grâce à son mémorandum Translation, publié en 1949, promeut les premières expériences de TA, le problème de l'imperfection des langues est repris sous la forme des ambiguïtés, très difficiles à résoudre par la machine. Le rapprochement avec la cryptographie le conduit à l'idée que la traduction, utilisant les invariants des langues, doit recourir à une langue universelle « non encore découverte », reposant sur la structure logique des langues.

I. Melduk, affrontant la traduction multilingue et, particulièrement, les problèmes insolubles de l'ordre des mots dans la traduction hongrois-russe, opte pour une langue intermédiaire qui ne puisse être une langue naturelle, mais un système formel de correspondances entre des langues naturelles. Elle rejoint la protolangue du hittitologue Ivanov, une langue artificielle recréée par le linguiste.

Au travers de ses travaux sur la langue intermédiaire, le Cambridge Language Research Unit, groupe de TA britannique, explore la notion de « primitive sémantique ». Leur première méthode, directement inspirée de Wilkins et de Dalgarno, est une interlingua algébrique, très proche d'une caractéristique universelle, et conçue comme un réseau sémantique d'idées nues (a semantic net of naked ideas). Ce réseau, constitué de cinquante primitives sémantiques reliées par deux connecteurs syntaxiques, est ce qui reste invariant lors de la traduction.

Confrontés à la nécessité de fonder empiriquement ces primitives, les chercheurs du groupe vont définir une langue intermédiaire qui va s'éloigner d'une caractéristique universelle. Les primitives seront définies comme un ensemble de contextes et la langue intermédiaire couplée avec un système de mots classés par contextes, en l'occurrence un thésaurus. À la fin des années 1960, ces nouvelles primitives seront investies par un des plus jeunes membres du groupe, Yorick Wilks, dans des recherches en compréhension du langage naturel, domaine alors tout nouveau de l'intelligence artificielle (Léon, 2000).

La naturalisation de l'esprit

L'idée de langue universelle est reconduite aujourd'hui par la thèse de l'existence d'un langage de la pensée décrit sous la forme d'un système de propositions, constitué à partir de prédicats ou fonctions conceptuels présumés universels. On tente de démontrer que l'apprentissage et l'acquisition d'une langue ne peuvent progresser sans la préexistence de pensées dotées d'une structure homologue à celle d'un tel système. Sont aussi convoquées l'existence d'une pensée (complexe) précédant le langage naturel chez les enfants, les capacités des enfants dépourvus de langage, celles des primates, la synonymie ou la mise en rapport d'informations issues des modalités sensorielles et du langage, tous phénomènes qui reposeraient sur un code propositionnel mental. J. A. Fodor et Z. W. Pylyshyn identifient les propriétés essentielles d'un code mental comme étant celles de productivité et systématicité : la pensée « A et non B » doit être structurellement proche de la pensée « A et B », c'est-à-dire identique à elle à la négation (mentale) près (systématicité) ; de nouvelles pensées sont formées par combinatoire d'éléments primitifs (productivité). Chez Fodor, les prédicats de base sont universels et finis. Du point de vue linguistique, A. Wierzbicka a tenté de définir ces éléments et d'en décrire en partie la combinatoire.

Dans le champ philosophique, les débats se sont surtout concentrés sur la question de savoir quel rapport les symboles mentaux ont avec les croyances et les désirs ; dans quelle mesure les symboles qui individuent un état mental ont un rapport avec les contenus que nous imputons à ces états ; de quelle manière ces symboles sont implémentés dans la machine computationnelle à laquelle on compare l'esprit.

Hors du champ philosophique, certains auteurs de psychologie et de linguistique cognitives recourent à des expressions propositionnelles pour décrire la structure des états mentaux corrélés à la compréhension ou à la production d'énoncés. Ils endossent tout ou partie des thèses suivantes :
(1) Aux énoncés correspondent des formules propositionnelles qui en forment l'armature sémantique / conceptuelle. Les propositions visent en particulier à désambiguïser et à « interpréter » les énoncés de la langue en leur associant une structure dite « sémantique », chez R. Jackendoff. Chez St. Pinker, des représentations de type propositionnel formées de prédicats primitifs donnent la structure sémantique des verbes, dont dérive leur comportement syntaxique.
(2) Le sens des expressions propositionnelles est identique à la représentation mentale corrélée : pour Jackendoff, ce sont les états cérébraux homologues par leur organisation aux structures symboliques qui signifient. La mémoire associative (ou sémantique) est souvent considérée par les psychologues comme un système propositionnel. Selon le psychologue de l'imagerie mentale St. M. Kosslyn, les propositions donnent sens aux images.
(3) Les critères servant à la classification des entités et états de chose sont souvent considérés comme des traits objectivables et indépendants d'un discours de référence. Ces traits conditionnent aussi (au moins en partie) l'expression linguistique de ces entités et états de chose. Ainsi se fonde l'idée d'une conceptualisation linguistique du monde qui s'oriente vers une conception transcendantale de la langue, selon laquelle les formes de la prédication sont aussi les formes de saisie du réel.

Enfin, la linguistique cognitive (d'un R. Langacker, par exemple) substitue parfois aux formules propositionnelles des images schématiques censées retenir des concepts les traits qui sont linguistiquement pertinents, et postule que ces schémas ont une plausibilité psychologique.

Alain Peyraube

Notes bibliographiques

  • Archaimbault, S. et Léon, J., « La langue intermédiaire dans la traduction automatique en URSS (1954-1960). Filiations et modèles », in Histoire Épistémologie Langage, 19-2, 1997, pp. 105-132.
  • Auroux, S., « Les langues universelles », in Auroux, S. (éd.), Histoire des idées linguistiques, t. 3, Mardaga, 2000, pp. 377-396. Cram, D. et Maat, J., « Universal Language Schemes in the 17th Century », in History of the Language Sciences, an International Handbook on the Evolution of the Study of Language from the Beginnings to the Present, éd. by S. Auroux, E. F. K. Koerner, H.-J. Niederehe, K. Versteegh, vol. 1, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 2000, pp. 1030-1042.
  • Fodor, J. A., The Language of Thought, Harvard University Press, Cambridge, 1975.
  • Jackendoff, R., Semantic Structures, Cambridge, MIT Press, 1990.
  • Léon, J., « Traduction automatique et formalisation du langage. Les tentatives du Cambridge Language Research Unit (1955-1960) », in The History of Linguistics and Grammatical Praxis (éd. P. Desmet, L. Jooken, P. Schmitter, P. Swiggers), Louvain-Paris, Peeters, 2000, pp. 369-394.
  • Pinker, S., L'Instinct du langage, Odile Jacob, Paris, 1999.
  • Wierzbicka, A., Semantics : Primes and Universals, Oxford University Press, 1996.